SAMIR AMIN
LE SUD : QUELLES
ALTERNATIVES ?
Conclusions du colloque
Le colloque organisé à Alger du 25 au 30
septembre 2013 a donné lieu à de riches débats qui ont pivoté autour d’un axe
central : la question du « projet souverain », entendu comme la
nécessité pour les peuples et les Etats du monde contemporain de réorganiser
leurs choix de politiques d’une manière qui leur permette de prendre des
distances à l’égard de la mondialisation imposée unilatéralement par les
monopoles des centres impérialistes historiques, de s’élever au rang d’acteurs
actifs dans le façonnement du monde, d’amorcer des formes de développement
nouvelles, justes et durables.
Le colloque a permis
de faire un tour d’horizon des facettes multiples de ce défi d’ensemble que
constitue la construction d’un « projet souverain » : la
définition des moyens de politiques économiques mettant un terme aux processus
de dépossession et de paupérisation propres aux logiques du capitalisme,
garantissant en contre point un partage des bénéfices du développement
favorable aux classes populaires ; la définition des moyens de l’exercice
du pouvoir politique ouvrant la voie à la démocratisation réelle et progressive
des sociétés ; la définition des moyens garantissant le respect de la souveraineté
des peuples et des Etats, ouvrant la voie à une mondialisation polycentrique
négociée et non imposée unilatéralement par les plus puissants à leur seul
profit.
Les débats ont permis
de constater que les « projets souverains » des pays du Sud dits
« émergents », au-delà de la diversité de leurs formulations, de la
réalité de leur mise en œuvre et de l’efficacité de leurs résultats, sont tous
très en deçà des exigences d’un développement social qui sorte des sentiers
tracés par la logique fondamentale du capitalisme, elle-même fondée sur des
formes de développement des forces productives qui sont destructrices des êtres
humains et de la nature.
Nouvelle étape de l’expansion du
capitalisme ?
Un
regard jeté rapidement sur la réalité immédiate inspire l’idée que nous entrons
dans une nouvelle étape de l’expansion du capitalisme à l’échelle
mondiale : on observe des taux de croissance élevés dans les pays
émergeants en particulier faisant contraste avec des taux voisins de zéro dans les centres historiques
(Etats Unis, Europe et Japon). Cette expansion du capitalisme se concrétise donc
par un transfert progressif de son
centre de gravité de la vieille Europe et des Etats-Unis, vers l’Asie et
l’Amérique du Sud. Les historiens considéreront qu’il s’agit là d’un retour à
la normale : la Chine et l’Inde représentaient en 1800, à la veille de la
révolution industrielle, une proportion du PIB de la production mondiale à peu
près équivalente à leur population. Les premières places que ces pays occupaient sur la scène mondiale ne leur ont
été ravies qu’à une époque très récente, au cours du XIXème siècle ; le
gap Nord-Sud est récent ; mais il est devenu prodigieux.
La
thèse de l’expansion du capitalisme est correcte sur un point fondamental :
effectivement, les voies et moyens empruntés par tous jusqu'à présent ne font
que reproduire les méthodes du système productif du capitalisme historique qui
a crée et permis aux pays développés d’être ce qu’ils sont aujourd’hui, pour le
meilleur et pour le pire. De le reproduire intégralement, et cela quel que soit
le cadre politique, démocratique ou pas, quel que soit le cadre social
acceptant les ravages de la paupérisation les plus abominables, ou largement
atténué par des politiques sociales. C’est à dire d’une expansion qui développe
les forces productives mais en même temps des forces destructrices de la
nature, réduit le citoyen au statut d’observateur de la télévision et de consommateur,
annihilant par là même toute authentique expression de la liberté individuelle.
Or
ce modèle de développement destructeur n’est remis en question nulle part, ni
au centre, ni à la périphérie. Il ne l’avait pas été au cours du XXème siècle
dans les périphéries qui se sont libérées à des degrés divers du joug
impérialiste et même du joug capitaliste, c’est à dire dans les socialismes
historiques de l’Union soviétique, de la Chine et d’autres pays.
Néanmoins,
et dans le cadre de ce jugement global sévère, il y a des variantes dont on ne
peut ignorer la portée. On ne peut pas dire que les réalisations de la Chine ou
de l’Ecuador ne sont pas différentes de celles de la Colombie ou de du
Pakistan ! Il y a donc des variantes… selon que ces tentatives, ces
avancées, sont inspirées par la volonté de construire un projet souverain, ou en
contrepoint s’inscrivent simplement dans la soumission aux exigences dominantes
globales qui imposent de s’ajuster à un modèle de sous-traitance capitaliste ( ce
que j’ai appelé le « lumpen développement »).
Entre
le projet souverain idéal, qui n’existe pas, et la sous-traitance pure et
simple, qui est le cas de la majorité des pays du continent africain et du
monde arabe contemporains, il y a souvent association d’éléments de projets
souverains avec des stratégie des politiques d’ajustement à la sous-traitance
dans le cadre impérialiste. On ne peut faire abstraction de ces nuances. Le
défi n’est pas identique pour les peuples victimes du « lumpen
développement » sauvage et pour les autres, qui bénéficient du
développement d’ensemble de leur société. Il s’agit là de différences
importantes qui garantissent plus de légitimité et de stabilité dans certains
cas, beaucoup moins ou pas du tout dans d’autres.
L’argument
qui est avancé pour justifier les choix dominants encore aujourd’hui dans le
cas de projets souverains cohérents, est
qu’il n’y a pas d’autres moyens de développer les forces productives : on
ne peut rattraper qu’en copiant. C’est la voie facile et peut-être historiquement
nécessaire jusqu’à un certain point. Cet argument est à la fois juste et
faux : pour rattraper, il faut copier jusqu’à un certain point même si
l’on sait, et on ne le sait pas toujours, que cette option comporte des
aspects négatifs.
Dans
la révolution russe et ensuite dans la révolution chinoise, beaucoup plus que
chez nous dans les expériences comme celles du Nassérisme ou de l’Algérie de
Boumedienne, il y a eu au moins un début de lucidité qui avait amené les partis
révolutionnaires à penser qu’il fallait à la fois rattraper et faire autre
chose, c’est à dire construire des rapports de production socialistes. Mais
progressivement, l’objectif exclusif du rattrapage s’est imposé, et
« faire autre chose » a été graduellement oublié. C’est grave et je
crois que si les termes de « socialisme » et « communisme »
ont perdu aux yeux des classes populaires à travers le monde la force
d’attraction qu’ils avaient il y a 50 ans c’est justement parce que les
circonstances ont obligé de donner la priorité absolue au rattrapage.
Quel est
alors notre projet ?
Le
projet auquel nous voudrions contribuer est celui d’une utopie créatrice. Il est
bon de savoir ce qu’on veut en définitive, même si les expériences historiques prouvent
que l’avenir n’est jamais exactement ce
qu’on avait imaginé à l’avance. Les générations qui se succèdent apporteront du
nouveau, qui n’était pas envisageable auparavant. On peut si l’on veut donner un nom à cet avenir, à cette
perspective, en anglais : « value based development », ou encore
un développement fondé sur un corpus de
valeurs morales, éthiques, sociales qui intègrent la démocratie, la liberté et l’égalité,
la solidarité etc. Pour moi, cela s’appelle le « communisme », celui
que Marx avait imaginé.
Cela
veut dire beaucoup de choses, et, entre autre, que le « socialisme sera
écologique ou ne sera pas », comme l’a écrit Elmar Altvater. Cela veut
dire que nous devons intégrer dans la critique des modes d’organisation de la
production et de la destination de consommation de cette production, toutes les
exigences du respect de l’écologie. De
la même manière le socialisme sera démocratique ou ne sera pas. Il doit aller
au delà des expériences historiques des socialismes d’Etat. Le socialisme
d’Etat, ou le national populisme d’Etat, a graduellement perdu une bonne part
de sa légitimité aux yeux des classes populaires. Il n’avait pas perdu sa
légitimité tant qu’il était capable de donner des résultats en termes
d’amélioration des conditions de vie des peuples concernés. Mais lorsque,
atteignant ses limites historiques, il s’est essoufflé, il a fini par la
perdre. Cela est vrai pour l’Egypte nassérienne, l’Algérie de Boumédienne, le
Mali de Modibo, la Tanzanie de Nyerere, le Ghana de Nkrumah. Mais également
pour le socialisme d’Etat soviétique ou celui de la période maoïste en Chine.
Ce socialisme d’Etat a alors été renversé brutalement en faveur de la mise en
place d’un capitalisme privé : c’était l’objectif stratégique des
thérapies de choc et de l’ajustement structurel. La thérapie de choc mise en oeuvre
par Eltsine et Gorbachev en Russie a été dénoncée par beaucoup d’intellectuels
comme une stupidité remarquable. En fait il s’agissait d’une stratégie
intelligente pour ouvrir la voie au capitalisme privé. Dans d’autres pays, en
Asie, en Afrique, et dans le monde arabe les mêmes classes dirigeantes qui
avaient été les bâtisseurs de projets
souverains réels, en dépit de leurs limites, se sont converties au capitalisme privé,
pour rester au pouvoir. Dans d’autres cas, le socialisme d’Etat s’est
transformé en capitalisme d’Etat. Je fais référence ici aux pays qui ont refusé
de se soumettre intégralement aux recettes du néo-libéralisme, de la privatisation, etc. : la Chine, le
Vietnam, Cuba. Dans tous les cas nous
sommes confrontés au même défi : la vision et la pratique du développement
de forces productives dans le socialisme d’Etat/capitalisme d’Etat ne sont pas
fondamentalement différentes de celles du capitalisme privé. Mais il y a une
différence qui fait que le défi, en termes
politiques et sociaux, ne se pose pas dans ces mêmes : car l’objectif
stratégique de l’impérialisme est de détruire toute aspiration à l’autonomie
des initiatives des peuples et des Etats.
Que faire
aujourd’hui, dans l’immédiat ?
Supposons
même que nous tombions tous d’accord sur cet objectif lointain
Aujourd’hui, dans l’immédiat, quels sont les défis à relever pour s’engager
dans cette voie ? Les classes dirigeantes des pays occidentaux ont compris
qu’elles ne pouvaient maintenir leur domination, à l’origine des super profits
et des rentes de monopole du capital autrement que par le moyen du contrôle militaire
de la planète. Pour notre région, le Grand moyen orient, cet objectif implique
la destruction de nos sociétés, l’annihilation de la capacité des Etats à refuser
la soumission au « néo libéralisme ». L’Islam politique
réactionnaire, celui des Frères Musulmans et des Salafites est un allié de
choix pour les promoteurs du nouveau projet impérialiste. Borné
intellectuellement et opportuniste dans son comportement, l’Islam politique
réactionnaire est le garant de la destruction de nos sociétés. Si le FIS avait
pris le pouvoir, il n’y aurait plus d’Algérie. Si le pouvoir des Frères Musulmans
avait duré dix ans, il n’y aurait plus d’Egypte. En témoigne également la destruction
de l’Irak, de la Libye. Ce danger ne concerne pas seulement le monde arabe. Le
Mali est menacé de la même manière, comme le fut la Somalie et l’Afrique
centrale. Mettre en échec le projet de contrôle militaire de Washington et de
ses alliés conditionne toute avancée ultérieure.
L’amorce
d’un autre développement, commence par la mise en place du meilleur (ou du moins
mauvais) des projets souverains possibles dans une première étape, en acceptant
les limites de n’importe laquelle des avancées révolutionnaires. Toute ma
sympathie va vers toutes les avancées révolutionnaires réalisées en Amérique
latine, même si je prends la mesure des dangers de reculs, qui pourraient être
dramatiques. Il faut aller doucement, ne pas condamner une avancée sous
prétexte qu’elle n’a pas réalisé « le communisme de l’an 3000 », s’autoriser
à qualifier ses auteurs de traitres ! et faire ainsi le jeu de
l’impérialisme.
Il
s’agit donc de penser un projet souverain réel, qui s’inscrit dans un héritage
historique. Avant de justifier ou condamner, il faut essayer de comprendre. Et
on ne peut pas comprendre la Chine ou un quelconque autre pays en faisant
abstraction de son histoire, des défis réels auxquels il a été confronté dans
les différentes étapes de son histoire.
L’amorce d’un projet souverain implique une prise de décision et des programmes
économiques précis. Ce n’est pas une clef qui ouvre toutes les portes, un « blue
print » , comme les ordonnances de la Banque mondiale qui propose le « libéralisme »
comme médicament universel, en fait une médication qui rend tout le monde
malade !
Sortir
du néo-libéralisme par des politiques économiques, qui permettent plus de
justice sociale, améliorent réellement les conditions de travail, offrent plus
d’éducation, de santé. On ne peut pas faire cela avec la recette néolibérale,
nulle part. Pas même dans les pays opulents en dépit des coussins de sécurité
dont ils disposent. Comment cela pourrait-il être le cas dans un pays
quelconque du Sud ?
Un projet souverain digne de ce nom crée et
renforce la base populaire qui le soutient, condition de son succès. Un régime qui n’a pas de base populaire reste
vulnérable. Y compris aux attaques militaires le cas échéant. C’est la
situation dans laquelle se trouvait l’Irak après des décennies de dictature de
Saddam Hussein. Et on ne peut pas conquérir cette légitimité par la seule magie
d’une rhétorique nationaliste (ou
parareligieuse – la résistance des Musulmans à l’agression de
l’impérialisme occidental et chrétien). On ne peut le faire que sur la base
d’un projet de développement authentique : la démocratisation est
indissociable du progrès social.
Bandung
avait donné le signal de la reconquête de notre indépendance. C’est encore la
reconquête de notre indépendance dans les conditions d’aujourd’hui qui est à
l’ordre du jour.
Le projet
souverain, en rompant avec la pensée unique néo libérale et les diktats de la
mondialisation financière, permet d’amorcer des avancées sociales, la
reconstruction d’un monde polycentrique négocié respectueux des souverainetés
nationales, et de préparer ainsi les conditions les plus favorables pour aller
de l’avant dans l’invention d’une civilisation nouvelle, respectueuse de
l’écologie et de l’être humain.