jeudi 21 mars 2013

Chine 2013 China 2013

The English translation of this paper is available on MONTHLY REVIEW, issue march 2013



SAMIR AMIN
Chine 2013

Les débats concernant le présent et l’avenir de la Chine – puissance « émergente » – me laissent toujours peu convaincu. Les uns considèrent que la Chine a définitivement opté pour la « voie capitaliste » et envisage même d’accélérer son insertion dans la globalisation capitaliste contemporaine. Ils s’en félicitent et souhaitent seulement que ce « retour à la normale » (le capitalisme étant la « fin de l’histoire ») soit accompagné par une évolution démocratique sur le mode occidental (pluripartisme, élections, droits humains). Ceux là croient – ou doivent croire – à la possibilité pour la Chine de « rattraper » (en termes de revenu par tête) par ce moyen, fût-ce progressivement, les sociétés opulentes de l’Occident – ce que je ne crois pas possible. La droite chinoise partage ces points de vue. D’autres le déplorent au nom des valeurs du « socialisme trahi ». Certains s’associent avec les formulations dominantes en Occident des sportifs du China bashing. Les autres – les pouvoirs en place à Beijing – qualifient la voie choisie de « socialisme aux couleurs de la Chine », sans guère plus de précision. Mais on peut découvrir ces spécificités en lisant attentivement les textes officiels, en particulier les Plans quinquennaux, précis et pris au sérieux.
En fait la question (la Chine est-elle capitaliste ou socialiste ?) est mal posée, trop générale et abstraite pour que la réponse dans les termes de cette alternative absolue fasse sens. Car la Chine est effectivement engagée sur une voie originale depuis 1950 et peut être même depuis la révolution des Taipings au XIXe siècle. Je tenterai donc ici de préciser le contenu de cette voie originale à chacune des étapes de son déploiement de 1950 à aujourd’hui (2012).
La question agraire
La nature de la révolution conduite en Chine par son parti communiste a été qualifiée par Mao de révolution anti impérialiste/antiféodale s’inscrivant dans une perspective socialiste. Mao n’a jamais prétendu qu’après avoir réglé ses comptes avec l’impérialisme et le féodalisme le peuple chinois avait « construit » une société socialiste. Il a toujours caractérisé cette construction de phase première sur la longue route au socialisme.
Il me paraît nécessaire de souligner le caractère tout à fait particulier de la réponse donnée par la révolution chinoise à la question agraire. La terre (agricole) partagée n’a pas été privatisée ; elle est demeurée la propriété de la nation représentée par les communautés villageoises et seulement donnée en usage aux familles rurales. Cela n’avait pas été le cas en Russie où Lénine, mis devant le fait accompli par l’insurrection des paysans en 1917, a reconnu la propriété privée des bénéficiaires du partage.
Quelles sont les raisons qui expliquent qu’en Chine (et au Vietnam) la mise en œuvre du principe selon lequel la terre agricole n’est pas une marchandise ait été possible ? On répète que les paysans du monde entier aspirent à la propriété et n’aspirent qu’à celle-ci. Si cela avait été le cas en Chine la décision de nationaliser la terre aurait entraîné une guerre paysanne sans fin, comme cela avait été le cas lorsque la collectivisation forcée fût mise en route en Union Soviétique par Staline.
L’attitude des paysans de Chine et du Vietnam (et de nulle part ailleurs) ne s’explique pas par une prétendue « tradition » qui leur aurait fait ignorer la propriété. Elle est le produit d’une ligne politique intelligente et exceptionnelle mise en œuvre par les Partis communistes de ces deux pays.
La IIe Internationale n’avait pas imaginé autre chose que l’aspiration incontournable des paysans à la propriété, réelle dans l’Europe du XIXe siècle. Car au cours de la longue transition européenne du féodalisme au capitalisme (1500-1800) les formes féodales antérieures d’institutionnalisation de l’accès au sol par la propriété partagée entre le Roi, les Seigneurs et les paysans serfs avaient progressivement été rongées au bénéfice de l’affirmation de la propriété privée bourgeoise moderne qui traite la terre comme une marchandise – un bien dont le propriétaire peut disposer librement (acheter et vendre) sans restriction. Les socialistes de la IIe Internationale acceptaient le fait accompli par cette « révolution bourgeoise », fut-ce pour le déplorer.
Ils pensaient également que la petite propriété paysanne n’avait pas d’avenir, qui appartient à la grande entreprise agricole mécanisée sur le modèle de l’industrie. Ils pensaient que le développement capitaliste par lui-même conduirait à cette concentration de la propriété et aux formes plus efficaces de son exploitation qu’elle permettrait (voir à ce sujet les écrits de Kautsky). L’histoire leur a donné tort. L’agriculture paysanne a cédé la place à l’agriculture familiale capitaliste au sens double qu’elle produit pour le marché (l’autoconsommation devenant insignifiante) et qu’elle met en œuvre des équipements modernes, utilise des intrants industriels et recourt au crédit bancaire. Et cette agriculture familiale capitaliste s’avère efficace, par comparaison avec celle des grandes exploitations, en termes de volume de la production d’un hectare par travailleur/an. Cette observation n’exclut pas que le travail de l’agriculteur capitaliste moderne est désormais exploité par le capital des monopoles généralisés qui contrôle en amont la fourniture des intrants et du crédit et en aval la commercialisation des produits, et transformé de ce fait en sous traitant de ce capital dominant.
Persuadés donc (à tort) que la grande exploitation est toujours plus efficace que la petite dans tous les domaines – industries, services et agriculture – les socialistes radicaux de la IIe Internationale imaginaient donc l’abolition de la propriété du sol (la nationalisation de la terre) permettant la création de grandes exploitations agricoles socialistes (analogue à ce que seront les sovkhozes et kolkhozes soviétiques). Mais ils n’ont pas eu l’occasion de tester la possibilité d’une telle mesure, la « révolution » n’étant pas à l’ordre du jour dans leurs pays (les centres impérialistes).
Les bolcheviks avaient fait leur ces thèses jusqu’en 1917. Ils envisageaient donc la nationalisation des grands domaines de l’aristocratie russe, tout en laissant aux paysans la propriété des terres communales. Mais ils ont été par la suite prise de court par l’insurrection paysanne qui s’est emparé des grands domaines.
Mao a tiré les leçons de cette histoire et développé une toute autre ligne d’action politique. Pendant la longue guerre civile de libération, dans les régions du Sud à partir des années 1930, Mao a fondé la pénétration du parti communiste sur une alliance solide avec les paysans pauvres et sans terre (en majorité), amicale à l’égard des paysans moyens, isolant sans nécessairement les antagoniser à toutes les étapes de la guerre les paysans riches. Le succès de cette ligne préparait la grande majorité des ruraux à imaginer et accepter une solution à leurs problèmes ne passant pas par la propriété privée de lopins acquis par partage. Je pense que les idées de Mao, et le succès de leur mise en œuvre, trouvent leurs racines lointaines dans ce que fut la révolution des Taipings au XIXe siècle. Mao est donc parvenu à réaliser ce que le parti bolchévique a échoué à faire : fonder une alliance solide avec la grande majorité rurale. En Russie le fait accompli de l’été 1917 a annihilé les chances ultérieures d’une alliance avec les paysans pauvres et moyens contre les riches (les koulaks), car les premiers tenaient à défendre la propriété privée acquise et préféraient de ce fait suivre les koulaks plutôt que les bolchéviks.
Cette « spécificité chinoise» – dont les effets sont d’une ampleur majeure – interdit rigoureusement de qualifier la Chine actuelle (encore en 2012) de « capitaliste ». Car la voie capitaliste est fondée sur la transformation de la terre en bien marchand.
Présent et Avenir de la petite production
Mais une fois le principe acquis, les modes d’usage de ce bien commun (la terre des communautés villageoises) peuvent faire l’objet de modalités diverses. Pour le comprendre il faut savoir distinguer petite production et petite propriété.
La petite production – paysanne et artisanale – avait dominé la production dans toutes les sociétés du passé. Elle a conservé une place importante dans le capitalisme moderne, associée désormais à la petite propriété – dans l’agriculture, les services et même certains segments de l’industrie. Certes dans la triade dominante du monde contemporain (Etats Unis, Europe, Japon) elle recule. En témoigne par exemple la disparition du petit commerce au profit des grandes surfaces. Mais il n’est pas dit que cette évolution constitue un « progrès », même en terme d’efficacité, a fortiori si les dimensions sociales culturelles et civilisationnelles sont prises en considération. Il s’agit en fait d’une distorsion produite par la domination des monopoles généralisés garantissant la croissance de ses rentes. Il n’est donc pas dit que dans un socialisme à venir la place de la petite production ne soit pas appelée à reprendre de l’importance.
Dans la Chine actuelle en tout cas la petite production – qui n’est pas associée nécessairement à la petite propriété – conserve une place considérable dans la production nationale, non seulement dans l’agriculture, mais encore dans des segments importants de la vie urbaine.
La Chine a fait l’expérience de formes d’utilisation de la terre/bien commun fort diverses et même contrastées, dont il faut discuter d’une part de l’efficacité (volume de la production d’un hectare par travailleur/an) et d’autre part de la dynamique des transformations qu’elle véhicule. Car ces formes peuvent renforcer les tendances d’une évolution dans la voie capitaliste, qui finirait par remettre en question le statut non marchand de la terre, ou au contraire s’inscrire dans une évolution à vocation socialiste. On ne peut répondre à ces questions que par un examen concret des formes en question mises en œuvre dans les moments successifs de la construction chinoise de 1950 à nos jours.
A l’origine, dans les années 1950, le mode adopté était celui de la petite production familiale associée à des formes « inférieures » de coopération pour la conduite des travaux d’irrigation et d’aménagement ou l’utilisation de certains équipements et à l’insertion dans une économie d’Etat se réservant le monopole de l’achat des productions destinées au marché et de la fourniture du crédit et des intrants, le tout sur la base de prix planifiés (décidés par le centre).
L’expérience des communes qui a suivi dans les années 1970 la mise en place de coopératives de production est riche d’enseignements. Il ne s’agissait pas nécessairement de passer de la petite production à la grande exploitation, même si l’idée de la supériorité de cette dernière inspirait certains de ses promoteurs. L’essentiel dans cette initiative procédait de l’ambition de la construction socialiste décentralisée. Les Communes n’avaient pas seulement la responsabilité de gérer la production agricole d’un gros village ou d’un collectif de villages et de hameaux (cette gestion étant elle-même un mix de formes de petite production familiale et d’exploitation spécialisée plus ambitieuse) ; elles fournissaient un cadre pour lui associer des activités industrielles employant les ruraux disponibles dans certaines saisons ; elles articulaient ces activités de production économique à la gestion de services sociaux (éducation, santé, logement) ; elles amorçaient la décentralisation de l’administration politique de la société. Comme l’avait conçu la Commune de Paris l’Etat socialiste était appelé à devenir, au moins partiellement, une fédération de communes socialistes. Sans doute par beaucoup de ses aspects les Communes étaient-elles en avance sur leur temps et la dialectique décentralisation des pouvoirs de décision/centralisation assumée par l’omniprésence du parti communiste ne fonctionnait pas sans grincement. Mais les résultats enregistrés sont loin d’avoir été catastrophiques comme la droite voudrait le faire croire. Une Commune de la région de Beijing, qui a résisté à la directive de dissolution du système, continue à enregistrer de beaux succès économiques associés à la persistance de débats politiques de bonne tenue, disparus ailleurs. Les projets en cours (2012) de « reconstruction rurale » – mis en œuvre par des collectivités rurales présentes dans plusieurs régions de Chine me paraissent inspirés par l’expérience des Communes.
La décision de dissolution des Communes prise par Deng Xiaoping en 1980 a renforcé la petite production familiale, qui demeure la forme dominante durant les trois décennies qui ont suivi cette décision (de 1980 à 2012). Mais l’éventail des droits des usagers (les Communes villageoises et les unités familiales) s’est élargi considérablement. Il est devenu possible pour les détenteurs de ces droits d’usage de la terre de « louer » celle-ci (mais jamais de « vendre » la terre), soit à d’autres petits producteurs – facilitant de la sorte l’émigration vers les villes notamment de jeunes éduqués qui ne veulent pas rester ruraux – soit à des firmes organisant une plus grande exploitation modernisée (jamais latifundiaire – cela n’existe pas en Chine – mais néanmoins considérablement plus grande que ne le sont les exploitations familiales). Cette modalité est le moyen de favoriser des productions spécialisées (comme le bon vin pour lequel la Chine a fait appel à des Bourguignons), ou de tester des méthodes scientifiques nouvelles (OGM et autres).
« Approuver » ou « rejeter » a priori la diversité de ces formules n’a guère de sens, à mon avis. Encore une fois l’analyse concrète de chacune d’elles – dans sa conception et dans la réalité de sa mise en œuvre – est incontournable. Toujours est-il que le résultat de la diversité inventive des formes d’usage de la terre bien commun a donné des résultats prodigieux. D’abord en termes d’efficacité économique puisque la Chine, dont la population urbaine est passée de 20 à 50 % de sa population totale, est parvenue à faire croître la production agricole au rythme des besoins gigantesques de l’urbanisation. La Chine est parvenue à ce résultat remarquable et exceptionnel, sans pareil dans les pays du Sud « capitalistes ». Elle a conservé et renforcé sa souveraineté alimentaire, alors qu’elle souffre d’un handicap majeur : son agriculture nourrit correctement 22% de la population mondiale alors qu’elle ne dispose que de 6% des terres arables de la Planète. Ensuite en termes de mode (et niveau) social de vie des ruraux : les villages chinois n’ont plus rien de commun avec ce qu’on peut voir encore dominant ailleurs dans le tiers monde capitaliste. Constructions en dur confortables, dotées de moyens, font contraste avec non pas seulement l’ancienne Chine de la faim et de l’extrême pauvreté mais avec les formes suprêmes de la misère qui domine toujours dans les campagnes de l’Inde ou de l’Afrique.
Le principe double des principes et des politiques mis en œuvre (la terre bien commun, le soutien de la petite production sans petite propriété) est à l’origine de ces résultats sans pareils. Car il a permit un transfert relativement maîtrisé de la migration rurale/urbaine. Comparez avec la voie capitaliste, au Brésil par exemple. La propriété privée du sol agraire a vidé les campagnes du Brésil – aujourd’hui 11% de la population du pays. Mais 50% au moins des urbains vivent dans des bidonvilles (les favélas), et ne survivent que par la grâce de « l’économie informelle » (crime organisé inclus). Rien de pareil en Chine, dont la population urbaine est dans l’ensemble, correctement employée et logée, même en comparaison avec bien des « pays développés », sans parler de ceux dont le PIB per capita est du niveau chinois !
Le transfert de population des campagnes chinoises terriblement densément peuplées (seuls analogues : le Vietnam, le Bangladesh, l’Egypte) s’imposait. Il a permis une meilleure petite production rurale, moins pauvres en terres. Ce transfert, bien que relativement maîtrisé (encore une fois rien n’est parfait ni en Chine ni ailleurs et dans l’histoire de l’humanité) menace peut être de devenir trop rapide. On en discute en Chine.
Le capitalisme d’Etat chinois
La première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise est : capitalisme d’Etat. Soit, mais cette qualification demeure vague et superficielle tant qu’on en n’analyse pas les contenus précis.
Il s’agit de capitalisme au sens que le rapport auquel les travailleurs sont soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de sur travail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs – dans les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la main d’œuvre féminine – existent en Chine. C’est un scandale pour un pays qui se prétend vouloir avancer sur la route du socialisme. Néanmoins la mise en place d’un régime de capitalisme d’Etat est incontournable ; et le demeurera partout. Les pays capitalistes développés ne pourront pas eux-mêmes s’engager dans une voie socialiste (qui n’est pas à l’ordre du jour du visible aujourd’hui) sans passer par cette étape première. Elle constitue la phase préliminaire à l’engagement éventuel de la société qui se libère du capitalisme historique sur la longue route au socialisme/communisme. La socialisation et la réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de l’entreprise (l’unité élémentaire) à la nation et au monde exigent la poursuite de longs combats pendant un temps historique qui ne peut être raccourci.
Au-delà de cette réflexion préliminaire il nous faut donc qualifier concrètement le capitalisme d’Etat en question, par la mise en relief de la nature et du projet de l’Etat concerné. Car il y a non pas un mais des capitalismes d’Etat différents. Le capitalisme d’Etat de la France de la Ve République de 1958 à 1975 par exemple était conçu pour servir et renforcer les monopoles privés français, pas pour engager le pays sur la voie du socialisme.
Le capitalisme d’Etat chinois a été construit pour la réalisation de trois objectifs : (i) la construction d’un système productif industriel moderne intégré et souverain ; (ii) la gestion du rapport de ce système avec la petite production rurale ; (iii) le contrôle de l’insertion de la Chine dans le système mondial, lui-même dominé par les monopoles généralisés de la triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon). La poursuite de ces trois objectifs prioritaires est incontournable. Elle permet éventuellement d’avancer sur la longue route au socialisme ; mais simultanément elle renforce des tendances à sortir de celle-ci pour s’engager dans la voie d’un développement capitaliste tout court. Il faut accepter que ce conflit soit inévitable et toujours présent. La question qui se pose est alors : les options concrètes de la Chine favorisent-elles l’engagement dans l’une ou l’autre de ces deux voies ?
Le capitalisme d’Etat chinois est passé, dans sa première phase (1954-1980), par la nationalisation de toutes les entreprises de production (associée à la nationalisation des terres agricoles), grandes et mêmes petites. Il s’est ensuite ouvert à l’initiative de l’entreprise privée, nationale et/ou étrangère, et a procédé à la libéralisation de la petite production rurale et urbaine (petite entreprises, commerce, services). Mais il n’a pas dé- nationalisé les grandes industries de base et le système du crédit mis en place à l’étape maoïste, même s’il en a révisé les formes de l’organisation de son insertion dans une économie de « marché ». Cette option est allée de pair avec la mise en place de moyens de « contrôle » de l’initiative privée et de l’association éventuelle avec le capital étranger. Il reste à savoir dans quelle mesure ces moyens remplissent les fonctions qui leur ont été attribué, ou au contraire s’ils ne sont pas devenus des coquilles vides, la collusion avec le capital privé (par la « corruption » des cadres) l’ayant emporté.
Toujours est-il que ce que le capitalisme d’Etat chinois a réalisé entre 1950 et 2012 est tout simplement fabuleux. Il est en effet parvenu à construire un système productif moderne intégré souverain à la mesure de ce pays gigantesque,  qui ne peut plus être comparé qu’avec celui des Etats Unis. Il est parvenu à sortir de la dépendance technologique étroite des origines (importations de modèles soviétiques puis occidentaux) par le développement de sa propre capacité de générer l’invention technologique. Mais il n’a pas (encore ?) amorcé même la réorganisation du travail dans la perspective de la socialisation de la gestion économique. Le Plan – et non pas « l’ouverture » – est demeurée le moyen central de la mise en œuvre de cette construction systématique.
Dans la phase maoïste de cette planification du développement le Plan demeurait impératif dans tous ses détails : nature et localisation des implantations nouvelles, objectifs de production, prix. A ce stade il n’y avait pas de choix alternatif raisonnable possible. Je signalerai ici – sans plus – le débat intéressant concernant la nature de la loi de la valeur qui sous tendait la planification de l’époque. Le succès même – et non l’échec – de cette première phase exigeait une révision des moyens de la poursuite du projet de développement accéléré. Et « l’ouverture » – à l’initiative privée – à partir de 1980 mais surtout de 1990 – était nécessaire, si l’on voulait éviter l’enlisement qui a été fatal à l’URSS. En dépit  du fait que cette ouverture ait coïncidé avec le triomphe mondialisé du néo-libéralisme – avec tous les effets négatifs de cette coïncidence sur laquelle je reviendrai – l’option en faveur d’un « socialisme de marché », ou mieux d’un « socialisme avec marché »  comme fondement de cette seconde phase de développement accéléré se justifie largement, à mon avis.
Le résultat de ce choix est, encore une fois, simplement fabuleux. En quelques décennies la Chine a construit une urbanisation industrielle et productive qui rassemble 600 millions d’êtres humains – dont les deux tiers ont été urbanisés au cours des deux dernières décennies (presque la population de l’Europe !). Redevable au Plan et non au marché. La Chine dispose désormais d’un véritable système productif souverain. Aucun pays du Sud (sauf la Corée et Taïwan) n’y est parvenu. En Inde, au Brésil, il n’existe que quelques éléments disparates d’un projet souverain de même nature ; rien de plus.
Les modalités de conception et de mise en œuvre du Plan, dans les conditions nouvelles, ont été transformées. Le Plan reste impératif pour ce qui concerne les gigantesques investissements d’infrastructure exigées par le projet : loger 400 millions d’urbains nouveaux dans des conditions convenables, construire un réseau d’autoroutes, de routes, de chemins de fer, de barrages et de centrales électriques, sans pareils. Désenclaver toutes les campagnes chinoises ou presque. Transférer le centre de gravité du développement des régions côtières à l’Ouest continental. Il reste impératif – en partie au moins – pour ce qui concerne les objectifs et les moyens des entreprises qui relèvent de la propriété publique (Etat, provinces, municipalités). Mais pour le reste il est devenu indicatif des objectifs possibles et probables d’expansion de la petite production marchande urbaine et des activités industrielles et autres privées. Néanmoins ces objectifs sont pris au sérieux, et les moyens de politique économique que leur réalisation exige sont précisés. Dans l’ensemble les résultats ne se sont pas trop écartés de ces prévisions « planifiés ».
Le capitalisme d’Etat chinois a intégré dans son projet de développement des dimensions sociales (je ne dis pas « socialistes ») visibles. Ces objectifs étaient déjà présents à l’époque maoïste : éradication de l’illettrisme, santé élémentaire pour tous etc. Dans le premier moment de la phase post maoïste (les années 1990) la tendance a été sans doute à négliger la poursuite de ces efforts. Mais on doit constater que la dimension sociale du projet a depuis reconquis sa place et que, en réponse aux mouvements sociaux – actifs et puissants – elle est appelée à progresser davantage. La nouvelle urbanisation n’a de pareil dans aucun autre pays du Sud : il y a certes des quartiers « chics » et d’autres qui ne le sont pas ; mais il n’y a pas de bidonvilles dont l’extension est continue partout ailleurs dans les villes du tiers monde.
L’insertion de la Chine dans la mondialisation capitaliste
On ne peut pas poursuivre l’analyse du capitalisme d’Etat chinois (qualifié de « socialisme de marché » par le pouvoir) sans prendre en considération son insertion dans la mondialisation.
Le monde soviétique avait imaginé une déconnexion du système capitaliste mondial, voire de la compléter par la construction d’un système socialiste intégré englobant l’URSS et l’Europe de l’Est. L’URSS a réalisé sa déconnexion  dans une grande mesure, au demeurant imposé par l’hostilité de l’Occident, voire le blocus accusant son isolement. Mais le projet d’intégrer l’Europe de l’Est n’a jamais beaucoup avancée, en dépit des initiatives du Comecom. Les Nations de l’Europe de l’Est sont restées sur des positions incertaines et vulnérables, partiellement déconnectées – mais sur des bases strictement nationales – et partiellement ouvertes sur l’Europe de l’Ouest à partir de 1970. Il n’a jamais été question d’une intégration URSS-Chine que non seulement le nationalisme chinois n’aurait guère accepté, mais encore plus parce que les tâches prioritaires de la Chine ne l’impliquait pas. La Chine maoïste a pratiqué la déconnexion à son échelle. Doit-on dire qu’en réintégrant la mondialisation à partir de 1990 elle a renoncé intégralement et définitivement à la déconnexion ?
La Chine est entrée dans la mondialisation à partir de 1990 par la voie du développement accéléré des exportations manufacturées que son système productif permettait, en donnant la priorité première à l’exportation dont les taux de croissance dépassaient alors ceux de la croissance du PIB. Le triomphe du néo-libéralisme favorisait le succès de cette option pendant une quinzaine d’années (de 1990 à 2005). Sa poursuite non seulement est discutable par ses effets politiques et sociaux, mais encore menacée par l’implosion du capitalisme mondialisé néo libéral, amorcée à partir de 2007. Le pouvoir chinois en paraît conscient et a amorcé très tôt le correctif, en donnant une importance grandissante au marché intérieur et au développement de l’Ouest chinois.
Dire, comme on l’entend ad nauseam, que le succès de la Chine doit être attribué à l’abandon du maoïsme (dont « l’échec » aurait été patent), à l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers, est tout simplement idiot. La construction maoïste a mis en place les fondements sans lesquels l’ouverture ne se serait pas soldée par le succès qu’on connait. La comparaison avec l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le démontre. Dire que le succès de la Chine est principalement (et même « intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger est non moins idiot. Ce n’est pas le capital des multinationales qui a construit le système industriel chinois, réalisé les objectifs de l’urbanisation et de l’infrastructure. Le succès est redevable à 90% au projet chinois souverain. Certes l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions utiles : accélérer l’importation des technologies modernes. Mais par ses formules de partenariat la Chine a absorbé ces technologies et en maîtrise désormais le développement. Rien d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori en Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres.
L’insertion de la Chine dans la mondialisation est demeurée, au demeurant, partielle et contrôlée (ou au moins contrôlable si on le veut). La Chine est demeurée en dehors de la mondialisation financière. Son système bancaire est intégralement public et replié sur le marché du crédit interne au pays. La gestion du yuan relève toujours de la décision souveraine de la Chine. Le yuan n’est pas soumis aux aléas des changes flexibles que la mondialisation financière impose. Beijing peut dire à Washington : « le yuan est notre monnaie, c’est votre problème », comme Washington avait dit en 1971 aux Européens : « le dollar est notre monnaie, c’est votre problème ». De surcroît la Chine conserve une réserve considérable de déploiement de son système de crédit public. La dette publique reste négligeable comparée aux taux d’endettement jugés intolérables aux Etats Unis, en Europe, au Japon comme dans beaucoup de pays du Sud. La Chine peut donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques sans danger grave d’inflation.
L’attraction des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié n’est pas à l’origine du succès de son projet. C’est au contraire le succès de ce projet qui a rendu l’investissement en Chine attractif pour les transnationales occidentales. Les pays du Sud qui ont ouvert leurs portes bien plus largement que la Chine et accepté sans condition leur soumission à la mondialisation financière ne sont pas devenus attractifs au même degré. Le capital transnational n’est guère attiré ici que pour piller les ressources naturelles du pays. Ou pour y délocaliser des productions et bénéficier de la main d’œuvre à bon marché. Sans pour autant qu’il n’y ait transfert de technologie, effets d’entraînement et insertion des unités délocalisées dans un système productif national, toujours inexistant (comme au Maroc et en Tunisie). Ou encore pour y opérer une razzia financière et permettre aux banques impérialistes de déposséder les épargnants nationaux, comme ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du Sud est. En Chine par contre les investissements étrangers peuvent certes bénéficier de la main d’œuvre à bon marché et faire de beaux profits, à condition que leurs projets s’insèrent dans celui de la Chine et permette le transfert de technologie. Des profits somme toute « normaux », mais aussi davantage si la collusion avec les autorités chinoises le permet !
La Chine puissance émergente
Personne ne doute que la Chine soit une puissance émergente. Et l’idée circule que la Chine ne fait que retrouver la place qui était la sienne pendant des siècles et qu’elle n’avait perdu qu’au XIXe siècle. Mais cette idée – certainement correcte, et flatteuse de surcroît – ne nous aide pas beaucoup à comprendre en quoi consiste cette émergence et quelles sont ses perspectives réelles dans le monde contemporain. Au demeurant les propagateurs de cette idée générale et vague ne se préoccupent pas de savoir si la Chine émergera par son ralliement aux principes généraux du capitalisme (ce qu’ils pensent probablement nécessaire) ou si elle prendra au sérieux son projet de « voie socialiste aux couleurs de la Chine ». Pour ma part j’avance que si la Chine est bien une puissance émergente c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la voie capitaliste de développement pure et simple ; et que, en conséquence, si elle venait à s’y rallier son projet d’émergence lui-même serait mis en danger sérieux d’échec.
La thèse que je soutiens implique le refus de l’idée que les peuples ne peuvent pas « sauter » par-dessus la succession nécessaire d’étapes successives nécessaires et donc que la Chine doit passer par celle d’un développement capitaliste avant que ne se pose la question de son avenir socialiste éventuel. Le débat sur cette question entre les différents courants du marxisme historique n’a jamais été conclu. Marx était resté hésitant sur cette question. On sait qu’au lendemain même des premières agressions européennes (les guerres de l’opium) il écrivait : la prochaine fois que vous enverrez vos armées en Chine elles seront accueillies par une banderolle : « Attention, vous êtes aux frontières de la République bourgeoise de Chine ». Intuition magnifique et confiance dans la capacité du peuple chinois à répondre au défi, mais en même temps erreur car en fait : « vous êtes aux frontières de la République populaire de Chine ». Mais on sait que, concernant la Russie, Marx ne rejetait pas l’idée de sauter l’étape capitaliste (voir sa correspondance avec Vera Zassoulich). Aujourd’hui on pourrait croire que le premier Marx avait raison et que la Chine est bien sur la route du développement capitaliste.
Mao a compris – mieux encore que Lénine – que la voie capitaliste ne mènerait à rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait qu’être l’œuvre des communistes. Les Empereurs Qing de la fin du XIXe siècle, puis Sun Yatsen et le Kuo Min Tang avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en réponse au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas d’autre voie que celle du capitalisme et ne disposaient pas de l’équipement intellectuel qui leur aurait permis de comprendre ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie était fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du système capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant d’esprit, l’a compris. Et plus que cela, Mao a compris que cette bataille n’était pas gagnée d’avance – par la victoire de 1949 – et que le conflit entre l’engagement sur la longue route du socialisme, condition de la renaissance de la Chine et le retour au bercail capitaliste occuperait tout l’avenir visible.
J’ai personnellement toujours partagé cette analyse de Mao et je renverrai sur ce sujet à quelques unes de mes réflexions concernant le rôle de la Révolution des Taipings, que je situe à l’origine lointaine du maoïsme, la révolution de 1911 en Chine et les autres révolutions du Sud qui ouvrent le XXe siècle, les débats à l’origine de Bandung, l’analyse des impasses dans lesquels se sont enfermés les pays du Sud dits « émergents » engagés sur la voie capitaliste. Toutes ces réflexions sont les corollaires de ma thèse centrale concernant la polarisation (la construction du contraste centres/périphéries) immanente au déploiement mondial du capitalisme historique. Cette polarisation annihile la possibilité pour le pays de la périphérie de « rattraper » dans le cadre du capitalisme. Il faut en tirer la conclusion : si le « rattrapage » des pays opulents est impossible, il faut faire autre chose, qui s’appelle s’engager sur la route du socialisme.
La Chine n’est pas engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases contrastées par beaucoup d’aspects. La Chine a développé un projet souverain cohérent qui lui est propre et qui n’est certainement pas celui du capitalisme dont la logique exige que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce projet demeure souverain tant que la Chine reste hors de l          a mondialisation financière contemporaine.
Que le projet chinois ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il « est » socialiste ; mais seulement qu’il permet d’avancer sur la longue route du socialisme. Néanmoins il est également toujours menacé de dérive qui l’en éloigne et finisse par l’intégrer dans un retour pur et simple au capitalisme.
Le succès de l’émergence de la Chine est intégralement le produit de ce projet souverain. Dans ce sens la Chine est le seul pays authentiquement émergent (avec la Corée et Taïwan dont on dira un mot plus loin). Aucun des nombreux autres pays auxquels la Banque Mondiale a décerné un certificat d’émergence ne l’est réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec persévérance un projet souverain cohérent. Tous adhérent aux principes fondamentaux du capitalisme pur et simple, y compris pour ce qui est de segments éventuels de leur capitalisme d’Etat. Tous ont accepté de se soumettre à la mondialisation contemporaine dans toutes ses dimensions, y compris financière. La Russie et l’Inde font encore exception – partiellement – sur ce dernier point, mais ni le Brésil, ni l’Afrique du Sud et les autres. Il y a parfois des segments de « politiques industrielles nationales », mais rien de comparable avec le projet chinois systématique de construction d’un système industriel complet, intégré et souverain (notamment au plan de la maîtrise technologique).
Pour ces raisons tous ces autres pays qualifiés trop rapidement d’émergents demeurent vulnérables à des degrés divers certes, mais toujours bien plus marqués que ne l’est la Chine. Pour toutes ces raisons les apparences d’émergence – taux de croissance honorables, capacités d’exporter des produits manufacturés – sont toujours associés ici à des processus de paupérisation qui frappent la majorité de leur population (en particulier les paysans), ce qui n’est pas le cas de la Chine. Certes la croissance de l’inégalité se manifeste partout – y compris en Chine ; mais cette observation reste superficielle et trompeuse. Car une chose est inégalité dans la répartition des bénéfices d’un modèle de croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même s’accompagne de la réduction des poches de pauvreté – c’est le cas en Chine) ; autre chose est l’inégalité associée à une croissance qui ne profite qu’à une minorité (de 5 à 30% de la population selon les cas) tandis que le sort des autres demeure désespéré. Les sportifs du China bashing ignorent – ou font semblant d’ignorer – cette différence décisive. L’inégalité qui se manifeste par l’existence de quartiers de villas luxueuses d’une part et d’ensembles de logements convenables pour les classes moyennes et les classes populaires d’autre part n’est pas celle qui se manifeste par la juxtaposition de quartiers riches, d’ensembles réservés aux classes moyennes et de bidonvilles pour la majorité. Les coefficients de Gini sont valables pour mesurer le changement d’une année sur l’autre dans un système dont la structure est donnée. Mais dans la comparaison internationale entre des systèmes de structures différentes ils perdent leur sens, comme toutes les autres mesures des grandeurs macro-économiques de la comptabilité nationale.  Les pays émergents (autres que la Chine) sont bien des « marchés émergents », ouverts à la pénétration des monopoles de la triade impérialiste. Ces marchés permettent à ceux-ci de soutirer à leur bénéfice une part considérable de la plus value produite dans les pays en question. La Chine est autre ; c’est une nation émergente dont le système permet de conserver en Chine l’essentiel de la plus value qui y est produite.
La Corée et Taïwan sont les deux seuls exemples de succès d’une émergence authentique dans et par le capitalisme. Ces deux pays doivent ce succès à des raisons géostratégiques qui ont conduit les Etats Unis à accepter qu’ils réalisent ce que Washington interdisait aux autres. La comparaison entre le soutien des Etats Unis au capitalisme d’Etat de ces deux pays, combattu avec la violence la plus extrême dans l’Egypte nassérienne ou l’Algérie de Boumediene est, à ce titre, éclairante.
Je ne discuterai pas ici d’éventuels projets d’émergence, qui me paraissent tout à fait possibles au Vietnam et à Cuba, ni des conditions d’une reprise possible d’avancées dans cette direction en Russie. Je ne discuterai pas davantage des objectifs stratégiques de lutte des forces progressistes ailleurs dans le Sud capitaliste, en Inde, en Asie du Sud Est, en Amérique latine, dans le monde arabe et en Afrique, qui pourraient favoriser le dépassement des impasses actuelles et l’émergence de projets souverains amorçant la rupture avec les logiques du capitalisme dominant.
Grands succès, défis nouveaux
La Chine n’est pas aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle l’a été chaque jour depuis 1950. Des forces sociales et politiques de droite et de gauche, présentes dans la société et le parti se sont affrontées en permanence.
D’où vient la droite chinoise ? Certes les anciennes bourgeoisies compradore et bureaucratique du Kuo Min Tang avaient été exclues du pouvoir. Cependant au cours de la guerre de libération des segments entiers des classes moyennes, professionnels, fonctionnaires, industriels, déçus par l’inefficacité du Kuo Min Tang face à l’agresseur japonais s’étaient rapprochés du parti communiste, voire y avaient adhéré. Beaucoup d’entre eux – mais certainement pas tous – étaient demeurés nationalistes sans guère plus. Par la suite, à partir de 1990 avec l’ouverture à l’initiative privée une nouvelle droite, autrement plus puissante, a fait son apparition, qui ne se réduit pas aux « hommes d’affaires » qui ont réussi et fait fortune (parfois colossale), renforcés par leur clientèle – dont des responsables de l’Etat et du parti, confondant contrôle et collusion, voire corrompus.
Ce succès, comme toujours, inspire des adhésions aux idées de droite dans les classes moyennes éduquées, en expansion. C’est dans ce sens que la croissance de l’inégalité – même si elle n’a rien à voir avec celle qui caractérise les autres pays du Sud – constitue un danger politique majeur, le véhicule de la progression des idées de droite, de la dépolitisation et des illusions naïves.
Je ferai ici une observation complémentaire qui me paraît importante : la petite production, notamment paysanne, n’inspire pas des idées de droite comme Lénine le pensait (cela était juste dans les conditions russes). La situation de la Chine fait ici contraste avec celle de l’ex URSS. La paysannerie chinoise, dans l’ensemble, n’est pas réactionnaire car elle ne défend pas le principe de la propriété privée, faisant contraste avec la paysannerie soviétique, que les communistes ne sont jamais parvenus à détacher de leur alignement sur les koulaks pour la défense de la propriété privée. Au contraire la paysannerie chinoise de petits producteurs (sans être des petits propriétaires) est aujourd’hui une classe qui ne propose pas des solutions de droite, mais au contraire se situe dans le camp des forces en mouvement pour l’adoption de politiques plus courageuses aux plans sociaux et écologiques. Le puissant mouvement de « rénovation de la société rurale » en constitue le témoignage. La campagne chinoise se situe largement dans le camp de la gauche, avec la classe ouvrière. La gauche a ses intellectuels organiques et elle exerce une certaine influence sur les appareils de l’Etat et du parti.
Le conflit permanent entre la droite et la gauche en Chine a toujours trouvé son reflet dans les lignes politiques successives mises en œuvre par la direction du parti et de l’Etat. A l’époque maoïste la ligne de gauche ne l’a pas emporté sans combat. Prenant la mesure de la progression des idées de droite au sein du parti et de sa direction, un peu sur le modèle soviétique, Mao a déclenché la Révolution Culturelle pour la combattre. « Feu sur le Quartier Général », c'est-à-dire les instances dirigeantes du Parti, là où se constitue « la nouvelle bourgeoisie ». Mais si la Révolution Culturelle a répondu aux attentes de Mao durant les deux premières années de son déploiement, elle a par la suite dérivé dans l’anarchie, associée à la perte de contrôle de la gauche du parti et de Mao sur la succession des évènements. Cette dérive a favorisé une reprise en main de l’Etat et du parti qui a donné ses chances à la droite. Depuis la droite est toujours fortement présente dans toutes les instances dirigeantes. Mais la gauche reste présente sur le terrain, contraignant la direction suprême à des compromis de « centre » – centre droit ou centre gauche ?
Pour comprendre la nature des défis auxquels la Chine est confrontée aujourd’hui il est indispensable de savoir que le conflit entre le projet souverain chinois tel qu’il est et celui de l’impérialisme nord américain et de ses alliés subalternes européens et japonais est appelé à croître en intensité au fur et à mesure de son succès. Les domaines du conflit sont multiples : le contrôle par la Chine des technologies modernes, l’accès aux ressources de la Planète, le renforcement des capacités militaires de la Chine, la poursuite de l’objectif de reconstruction de la politique internationale sur la base de la reconnaissance des droits souverains des peuples à choisir leur système politique et économique. Chacun de ces objectifs entre en conflit direct avec ceux poursuivis par l’alliance de la triade impérialiste.
La stratégie politique des Etats Unis s’est assigné l’objectif du contrôle militaire de la Planète, seul moyen pour Washington de conserver les avantages que lui confère son hégémonie. Les guerres préventives engagées au Moyen Orient poursuivent cet objectif, et dans ce sens elles constituent le préliminaire à la guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée froidement comme éventuellement nécessaire par l’establishment nord américain, « avant qu’il ne soit trop tard ». Tenir au chaud l’hostilité à l’égard de la Chine par le soutien aux esclavagistes du Tibet et du Sinkiang, le renforcement de la présence navale américaine en Mer de Chine, l’encouragement prodigué au Japon engagé dans la construction de sa force militaire, est indissociable de cette stratégie globale hostile à la Chine. Les sportifs du China bashing contribuent à entretenir cette hostilité.
Simultanément Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les ambitions éventuelles de la Chine et des autres pays qualifiés d’émergents par la création du G 20, destiné à donner aux pays concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation libérale servirait leurs intérêts. Le G2 (Etats Unis/Chine) constitue – dans cet esprit – un piège, qui en faisant de la Chine le complice des aventures impérialistes des Etats Unis, ferait perdre toute sa crédibilité à la politique extérieure pacifique de Beijing.
La seule réponse efficace possible à cette stratégie doit marcher sur deux jambes : (i) renforcer les capacités militaires de la Chine et les doter d’une puissance de riposte dissuasive ; (ii) poursuivre avec ténacité l’objectif de la reconstruction d’un système politique international polycentrique, respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par l’OTAN. J’insisterai sur l’importance décisive de cet objectif qui implique la reconstruction prioritaire d’un « front du Sud » (Bandung 2 ?) capable de soutenir les initiatives indépendantes des peuples et des Etats du Sud. Il implique à son tour que la Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens d’un éventuel absurde alignement sur les pratiques prédatrices de l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la Planète), faute de puissance militaire analogue à celle des Etats Unis, laquelle constitue en dernier ressort la garantie du succès des projets impérialistes. La Chine par contre a beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des « donateurs » impérialistes s’emploie à rendre impossible.
Le langage tenu par les autorités chinoises concernant les questions internationales, retenu à l’extrême (ce qu’on peut comprendre) ne permet pas de savoir dans quelle mesure les dirigeants du pays sont conscients des défis analysés plus haut. Plus grave ce choix renforce dans l’opinion l’illusion naïve et la dépolitisation.
L’autre volet du défi concerne la question de la démocratisation de la gestion politique et sociale du pays.
Mao avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion politique de la Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les termes suivants : rassembler la gauche, neutraliser (j’ajoute : et non éliminer) la droite, gouverner au centre gauche. Il s’agit là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir d’une manière efficace la progression par avancées successives, comprises et soutenues par les grandes majorités. Mao avait donné de cette manière un contenu positif au concept de démocratisation de la société, associé au progrès social sur la longue route au socialisme. Il en avait formulé la méthode de mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du pouvoir). Lin Chun a analysé avec précision la méthode et les résultats qu’elle a permis.
La question de la démocratisation associée au progrès social – par contraste avec la « démocratie » dissociée du progrès social (et même fréquemment associée à la régression sociale) – ne concerne pas seulement la Chine, mais tous les peuples de la Planète. Les méthodes à mettre en œuvre pour y parvenir ne peuvent être résumées dans une formule unique, valable en tout temps et tous lieux. En tout cas la formule offerte par la propagande médiatique occidentale – pluripartisme et élections – est tout simplement à rejeter. Et la « démocratie » qu’elle permet tourne à la farce, même en Occident, a fortiori ailleurs. La « ligne de masse » constituait le moyen de produire le consensus sur des objectifs stratégiques successifs, en progression continue. Elle fait contraste avec le « consensus » obtenu dans les pays occidentaux par la manipulation médiatique et la farce électorale, ce consensus n’étant rien d’autre que l’alignement sur les exigences du pouvoir du capital.
Mais aujourd’hui par où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La tâche n’est pas facile. Car le pouvoir de direction passé largement aux droites dans le parti communiste assoit la stabilité de sa gestion sur la dépolitisation et sur les illusions naïves qui l’accompagnent. Le succès même des politiques de développement renforce la tendance spontanée à aller dans cette direction. On croit largement en Chine, dans les classes moyennes, que la voie royale au rattrapage du mode de vie des pays opulents est désormais ouverte sans obstacle ; on croit que les Etats de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) ne s’y opposent pas ; on admire même les modes américaines sans critique ; etc. En particulier pour les classes moyennes urbaines, en expansion rapide et dont les conditions de vie se sont prodigieusement améliorées. Le lavage de cerveaux auquel sont soumis les étudiants chinois aux Etats Unis, particulièrement en sciences sociales, associé au repoussoir de l’enseignement officiel du marxisme, scolaire et ennuyeux, ont contribué à rétrécir les espaces de débats critiques radicaux.
Le pouvoir en Chine n’est pas insensible à la question sociale. Non pas seulement par tradition d’un discours fondé sur le marxisme mais tout également parce que le peuple chinois qui a appris à lutter et continue à le faire l’y oblige. Et si, dans les années 1990 cette dimension sociale avait reculé devant les priorités immédiates de l’accélération de la croissance, aujourd’hui la tendance est inversée. Au moment même où les conquêtes sociale-démocrates de la sécurité sociale sont rongées dans l’Occident opulent, la Chine pauvre met en œuvre son expansion, dans ses trois dimensions – santé, logement, retraites. La politique du logement populaire de la Chine, vilipendée par le « China bashing » des droites et gauches européennes, ferait pourtant baver d’envie, non seulement en Inde ou au Brésil, mais tout autant dans les banlieues de Paris, Londres ou Chicago !
La sécurité sociale et le système de retraite couvre déjà 50% de la population urbaine (passée, rappelons-le de 200 à 600 millions d’habitants !) et le Plan (toujours exécuté en Chine) prévoit de porter cette population à 85% dans les années à venir. Que les journalistes du China Bashing nous donne des exemples comparables dans les « pays engagés sur la voie démocratique » sur lesquels ils ne tarissent pas d’éloges. Néanmoins le débat reste ouvert sur les modalités de mise en œuvre du système. La gauche préconise le système français de la répartition fondé sur le principe de la solidarité entre ces travailleurs et les générations – et prépare le socialisme à venir – la droite évidemment l’odieux système américain des fonds de pension, qui divise les travailleurs et transfert le risque du capital au travail.
Cependant l’acquisition de bénéfices sociaux ne suffit pas si elle n’est pas associée à la démocratisation de la gestion politique de la société, de sa re-politisation par des moyens qui renforce l’invention créatrice de formes d’avenir socialiste/communiste.
L’adhésion aux principes avancés ad nauseam par les medias occidentaux et les sportifs du China Bashing, défendue par des « dissidents » présentés comme d’authentiques « démocrates » - le pluripartisme électoral – ne répond pas au défi. Au contraire la mise en œuvre de ces principes ne pourrait produire en Chine, comme le démontrent toutes les expériences du monde contemporain (en Russie, en Europe orientale, dans le monde arabe), que l’auto-destruction du projet d’émergence et de renaissance sociale, qui est en fait l’objectif poursuivi, masqué par une rhétorique creuse (« on ne connaît pas d’autre solution que les élections pluripartites» !). Mais il ne suffit pas d’opposer au refus de cette recette mauvaise le repli sur les positions rigides de défense de privilège du « parti », lui-même sclérosé et transformé en institution destinée au recrutement des responsables de la gestion de l’Etat. Il faut inventer du nouveau.
Les objectifs de la re-politisation et la création des conditions favorables à l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par des campagnes de « propagande ». Ils ne peuvent être impulsés qu’à travers la poursuite des luttes sociales, politiques et idéologiques. Cela implique la reconnaissance préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée sur les droits collectifs – d’organisation, d’expression et de prises d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même s’engage dans ces luttes ; autrement dit ré-invente la formule maoïste de la ligne de masse. La re-politisation n’a pas de sens si elle n’est pas associée à des procédures qui favorisent la conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la gestion de leur société à tous les niveaux – l’entreprise, la localité, la nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la reconnaissance des droits de la personne individuelle. Au contraire il en suppose l’institutionnalisation. Sa mise en œuvre permettrait de ré-inventer des formules nouvelles de l’usage de l’élection pour le choix des responsables.
NOTES
1.      Ce papier doit beaucoup aux débats organisés en Chine (Novembre-Décembre 2012) par Lau Kin Chi (Linjang University, Hong Kong), en association avec la South West University de Chongqing (Wen Tiejun), les Universités Renmin et Xinhua de Beijing (Dai Jinhua, Wang Hui), la CASS (Huang Ping), et aux rencontres avec des groupes d’activistes du mouvement rural dans les provinces du Shanxi, Shaanxi, Hubei, Hunan et Chongqing. A eux tous mes remerciements et l’espoir que ce papier soit utile à la poursuite de leurs discussions. Il doit beaucoup aussi à ma lecture des écrits de Wen Tiejun et de Wang Hui.
2.      China bashing. J’entends par là, ce sport favori des medias occidentaux de toutes tendances – gauche compris hélas – qui consiste à dénigrer systématiquement, voire criminaliser tout ce qui se fait en Chine. La Chine exporte de la pacotille pour les marchés pauvres du Tiers Monde (c’est vrai). Ignoble crime. Mais elle produit aussi des trains à grande vitesse, des avions, des satellites, dont on vante les qualités technologiques merveilleuses en Occident, mais auxquels la Chine n’aurait pas droit ! On fait comme si la construction en masse de logements populaires n’était pas autre chose que l’abandon des travailleurs aux bidonvilles et on assimile « l’inégalité » en Chine (les logements populaires ne sont pas des villas opulentes) et en Inde (villas opulentes et bidonvilles) etc. Le China bashing flatte l’opinion infantile que l’on retrouve dans certains courants de la « gauche » impuissante occidentale : si ce n’est pas le communisme du XXIIIe siècle, c’est une trahison ! Le China bashing participe de la campagne systématique d’entretien de l’hostilité à l’égard de la Chine, en vue d’une agression militaire éventuelle. Il s’agit de détruire les chances d’une émergence authentique d’un grand peuple du Sud ; rien de moins.
REFERENCES
La voie chinoise et la question agraire
Karl Kautsky ; The Agrarian Question, 1899.
Samir Amin; La Commune de Paris et la revolution des Taipings.
Samir Amin ; The 1911 Revolution in a world historical perspective, A comparison with the Meiji restoration and the Revolutions of Mexico, Turkey and Egypt (published in Chinese in 1990).
Samir Amin, Ending the crisis of capitalism or ending capitalism? , 2001, chap. 5 (The Agrarian Question). French: Sur la crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?, 2009, chap. 5 (Agriculture paysanne…)
La mondialisation contemporaine, le défi impérialiste
Samir Amin ; Memories of an independant Marxist, 2006, Chap. 7, Deployment and Erosion of the Bandung project.
Samir Amin, Initiatives from the South; in, The law of Worldwide value; 2010; p. 121 and follow (section 4).
Samir Amin; L’impulsion du capitalism contemporain, 2012, Chap.2, Le Sud : émergence et lumperdeveloppement.
Samir Amin ; Beyond US hegemony ; 2006 (The project of the American ruling class ; China, market socialism ? ; Russia, out of the tunnel ? ; India, a great power ? ; Multipolarity in the 20th century).
Samir Amin; Obsolescent Capitalism, 2003, Chap. 5, the militarisation of the new collective imperialism.
André Gunder Frank; Re-Orient
Yash Tandon; Aid as dependency  (find correct title please)…, Pambazuka.
Le défi démocratique
Samir Amin ; The democratic fraud, Monthly Review, October 2011.
Lin Chun; The Transformation of the Chinese Socialism, 1996.



TRIOMPHE ET DECLIN DU LIBERALISME



Samir AMIN

TRIOMPHE ET DECLIN DU LIBERALISME

Commentaires sur :
Wallerstein, Vol 4, Centrist Liberalism Triumphant 1789-1914

Ce quatrième volume de Wallerstein répond parfaitement à son titre. L'auteur produit une analyse remarquable de la naissance puis du triomphe du  "centre libéral" dans l'Europe du XIXe  siècle. Il n'est pas dans mon intention ici de résumer cet ouvrage riche, dont les thèses sont soutenues par des argumentations fortes. Lisez-le et, quelle que soit votre opinion, vous y apprendrez beaucoup. Je reprendrai donc les quatre axes majeurs de cette contribution à la connaissance de notre monde, qui sont: (i) la centralité de la révolution française; (ii) le long conflit idéologique et politique à travers lequel émerge la cristallisation du centre libéral; (iii) le parallèle que Wallerstein dresse entre la France et l'Angleterre, producteurs majeurs de cette cristallisation; (iv) la naissance de la science sociale qui en est un des produits principaux. Je me propose de cette manière de poursuivre le débat ininterrompu qui nous a associé depuis quatre décennies, Wallerstein et moi-même, sans omettre nos deux co-équipiers disparus, Frank et Arrighi.

La centralité de la révolution française

Je partage pleinement cette affirmation qui aujourd'hui est celle d'un courant minoritaire de la pensée historique, où nous nous retrouvons certainement avec Marx et Hobsbawm (et quelques autres!), contestée par le courant post moderniste contemporain qui s'emploie à dévaluer la portée de la révolution française, au bénéfice principalement des révolutions américaine et anglaise. Pourtant la révolution française initie le parcours de la politique des temps modernes bien davantage que  les autres.

La question centrale est ici, selon moi, l'articulation entre d'une part les luttes de classes (au sens large du terme, c'est à dire en les saisissant dans toutes les dimensions de leurs expressions politiques et idéologiques et d'autre part le conflit des "nations" (ou des Etats), en l'occurrence la France et l'Angleterre, dans le façonnement de l'histoire globale, entendue comme celui de l'économie-monde capitaliste. En simplifiant, le premier volet pourrait être qualifié de facteur interne (à chacune des deux nations), le second de facteur externe. Wallerstein considère cette seconde dimension comme déterminante: la révolution française, dit-il, n'est pas un évènement français, mais le produit du déploiement du conflit entre la France et l'Angleterre pour l'hégémonie dans l'économie-monde capitaliste. Mais, s'il tord trop le bâton dans ce sens (c'est mon avis), Wallerstein a le mérite par là même de donner toute sa place au positionnement de la révolution française dans la construction du système mondial moderne.

Je reviendrai plus loin sur l'articulation centrale luttes de classes/façonnement du capitalisme mondialisé qui commande, à mon avis, les développements de la critique radicale du capitalisme, tant au XIXe siècle (l'objet strict de ce volume) qu'au XXe et sans doute au XXIe siècle (sur lesquels Wallerstein envisage de produire son volume à venir).

La révolution française substitue la souveraineté du peuple à celle du monarque, qui est l'acte de naissance même de la politique moderne et de la démocratie qui lui devient consubstantielle.

Certes la déclaration d'indépendance puis la Constitution des Etats Unis avaient déjà fait cette déclaration de principe ("We, the people"). Mais elles n'en avaient pas tiré les conclusions; et, tout à l'opposé, les efforts des Pères fondateurs avaient poursuivi l'objectif d'annihiler la portée de cette déclaration. Au contraire les péripéties par lesquelles la révolution française est passée (sa radicalisation jacobine puis son recul) s'ordonnent autour de cette question centrale: comment comprendre et définir la souveraineté du peuple, comment institutionnaliser sa mise en œuvre. La révolution anglaise de 1687 ne se préoccupe pas de donner une réponse à cette question, qu'elle ne se pose pas, se contentant de limiter les pouvoirs du souverain par l'affirmation concrète de ceux de la bourgeoisie montante, sans nier ceux de l'aristocratie.

Je distingue de cette manière la catégorie des "grandes révolutions", qui se projettent loin dans l'avenir, de celle des "révolutions ordinaires" qui se contentent d'ajuster l'organisation des pouvoirs aux exigences immédiates de l'évolution des rapports sociaux. La révolution française appartient, comme plus tard celles de la Russie et de la Chine, à la première catégorie.

L'émergence du centre libéral

La révolution française se heurte  d'emblée à des forces sociales conservatrices/réactionnaires que j'ai définies comme celles qui refusent la modernité, celle-ci s'entendant comme fondée sur la proclamation que "l'homme" (l'être humain aujourd'hui) fait son histoire tandis que les réactionnaires réservent le droit à l'initiative à Dieu (et à son Eglise) et aux ancêtres (en particulier aristocrates). De ce  fait, dans la révolution, les démocrates modérés (pour lesquels la démocratie est indissociable de la défense de la propriété) et les radicaux (qui découvrent le conflit entre les valeurs de la liberté et celles de l'égalité) entrent dans des rapports de conflictualité que les conditions objectives de l'époque ne permettent pas de sortir de certaines limites et confusions. Les radicaux - devenant socialistes - ne prendront leur autonomie vis à vis de la tradition jacobine de la révolution radicale qu'à partir de 1848. Les batailles se livrent autour de la distinction citoyen actif/citoyen passif faite par Sièyes (et mise en relief par Wallerstein) et du dépassement de la démocratie électorale représentative censitaire (puis au suffrage universel) comme du mode de gestion de l'économie (régie par la propriété privée et la compétition).

Dans la présentation que j’ai proposée de ce conflit j’ai placé l’accent sur le débat philosophique amorcé par les Lumières concernant la « rationalité ». Le projet de société qui se cristallise, celui de la bourgeoisie, déconnecte la gestion de la politique (confiée à la démocratie électorale censitaire puis universelle) de celle de l’économie (régie par la propriété privée et la compétition). Mais il reconnecte ces deux dimensions de la réalité par l'affirmation artificielle - et fausse - de la convergence "naturelle" des rationalités: celle des choix politiques et celle du marché.

Néanmoins, et bien que les luttes sociales des désavantagés contre le pouvoir des bénéficiaires exclusifs du nouveau libéralisme (associé au conservatisme devenant progressivement lui même modéré, acceptant l'évolution et la modernité) imposent graduellement des avancées simultanément politiques (le suffrage universel) et sociales (les libertés d'organisation des travailleurs niés au départ au nom du libéralisme), le socialisme européen qui se cristallise dans ce cadre sera à son tour progressivement intégré par l'évolution du libéralisme qui devient de ce fait "centriste", capable d'adopter des postures sociales. Le  conservatisme d'Etat lui-même - le bonapartisme du troisième Empire et Bismarck - s'emploie à accélérer l'évolution des libéraux eux-mêmes. Il reste qu'à mon avis cette évolution, qui couronne le succès du libéralisme centriste à la fin du XIXe siècle, ne peut être dissociée de la position impérialiste des centres concernés dans le système mondial du capitalisme/impérialisme.

Wallerstein nous propose sur ces questions des analyses  importantes, qui, à mon avis, complètent avec bonheur les écrits de Marx et de Hobsbawm, entre  autres. Je n'y reviens pas. Le libéralisme centriste triomphant en Europe et aux Etats Unis se déploie alors dans toutes les dimensions de sa réalité: (i) il est l'expression achevée de l'idéologie toujours dominante jusqu'à ce jour ("le virus libéral"); (ii) il formule le mode de gestion de la pratique politique de la démocratie électorale (le suffrage devenant universel) représentative, de la définition des partages des pouvoirs et des droits du citoyen; (iii) il associe cette formulation à celle de la gestion économique fondée sur le respect de la propriété; (iv) il donne sa légitimité aux inégalités sociales fondamentales nouvelles (salariés versus capitalistes et propriétaires); (v) il associe cet ensemble de droits et devoirs à l'affirmation de "l'intérêt national" dans ses  rapports avec les autres nations du capitalisme central; (vi) il associe l'ensemble de ces pratiques mises en œuvre dans la nation libérale centriste à celles de la domination exercée à l'égard des "autres" (la dimension impérialiste du projet).

Le parallèle France/Angleterre

Ici encore Wallerstein se détache avec originalité des  discours  toujours dominants qui opposent les évolutions de la France et de l'Angleterre au XIXe siècle. Il propose, en contrepoint et avec des arguments convaincants une lecture parallèle de ces évolutions dans les  deux patries majeures de la modernité libérale centriste.

Je partage certainement le point de vue de Wallerstein, selon lequel l'avantage comparatif de l'Angleterre ne tient pas tant à son avance dans le  domaine  dit de la révolution industrielle, mais bien plus à sa maitrise d'un empire colonial gigantesque,  fondé sur la conquête de l'Inde en particulier. La réalité anglaise, plus que celle de tout autre pays du nouveau centre du système mondial, est indissociable de cet Empire. L'Empire britannique constitue le sous système modèle du nouveau système du capitalisme/impérialisme. Les communistes sud africains qui, dans les années 1920, avaient centré leurs analyses des défis sur cette réalité, comme les écrits d'Amiya Bagchi, de Giovanni Arrighi et de quelques autres, ont contribué à la mise en relief indispensable de cette considération.

Doit-on pour autant réduire à néant la spécificité de la révolution industrielle en la réduisant au statut d'une grappe d'innovations technologiques analogues à celles qu'on avait connues dans des temps antérieurs et ailleurs? Je ne le crois pas: la nouvelle "machino facture" fait  contraste avec les "manufactures" des temps antérieurs; elle amorce la déqualification massive du travail qui ira en s'amplifiant jusqu'au taylorisme des "temps modernes" décrit par Harry Braverman (et Charlie Chaplin!). La nouvelle révolution industrielle s'articule à son tour sur un mode de développement de l'agriculture particulier fondé sur l'expropriation rapide des majorités rurales. Le déploiement de ce modèle de capitalisme aurait été insoutenable sans la soupape de sureté de l'émigration massive vers les Amériques. Le modèle capitaliste "européen" façonné de cette manière - inexportable - n'était certainement pas la seule voie historique d'avancées possibles. La "révolution industrieuse" de la Chine, redécouverte par les travaux récents de Kenneth Pomeranz et de Giovanni Arrighi, fondée sur le maintien de l'accès au sol de la majorité des paysans, démontre que d'autres voies de cheminement du progrès étaient à l'œuvre, que la pensée euro-centriste dominante peine à imaginer.

Il n'empêche que le triomphe du modèle européen a bousculé l'histoire et donné lieu, de ce fait, à des simplifications en cascade, sur lesquelles Wallerstein appelle notre attention. L'économie de l'Angleterre reposait encore largement sur l'agriculture au milieu du XIXe siècle et le système industriel français n'était pas en retard sur celui de son concurrent anglais, nous rappelle Wallerstein.

Mais si dans les domaines concernant le cheminement économique du déploiement capitaliste la similitude des évolutions en Angleterre et en France parait s'imposer, on ne saurait en dire autant concernant les luttes politiques qui ont accompagné ces cheminements. La voie anglaise est caractérisée par des compromis successifs entre la bourgeoisie, qualifiée de ce fait de "middle class", et l'aristocratie de l'Ancien Régime, amortissant de la sorte les effets de l'entrée des classes populaires sur la scène politique. Dans la révolution française la confrontation entre ces dernières et les pouvoirs mis en place au bénéfice de la bourgeoisie est incomparablement plus visible. Le facteur "irlandais", produit d'un mode particulier de colonialisme interne propre à l'Angleterre, a contribué, à son tour, à retarder la maturation d'une conscience socialiste radicale en Angleterre. Ce n'est donc pas un hasard si le moment le plus avancé dans l'expression de cette radicalisation est celui de la Commune de Paris, difficile à imaginer en Angleterre.

Aux Etats Unis la composante populaire radicale n'est pas parvenue, jusqu'aujourd'hui, à se distinguer de la démocratie libérale. La raison en est, selon moi, les effets dévastateurs des vagues successives de l'immigration, qui ont substitué la construction de communautarismes, eux mêmes hiérarchisés, à la maturation d'une conscience socialiste.

Et pourtant, en dépit des différences sur lesquelles j'ai porté ici mon attention le résultat final est identique: le même centre libéral et le même compromis historique capital/travail qui conditionne son existence se sont imposé comme la forme de gestion par excellence de la société moderne, au terme du XIXe siècle, non seulement en Angleterre, en France, aux Etats Unis mais encore, bien que dans des formes atténuées, ailleurs en Europe. La raison majeure qui explique cette convergence n'est autre que la position dominante (impérialiste) que l'Europe et les Etats Unis occupent dans le système mondial dont la construction est parachevée au XIXe siècle. Cecil Rhodes  avait parfaitement compris que l'alternative était "impérialisme ou révolution", mieux sans doute que beaucoup de socialistes européens. La portée des luttes de classes dans chacune des formations sociales du système et celle des conflits des Etats concernant leur position dans la hiérarchie globale sont indissociables.

La formation des sciences sociales

Le tableau dressé par Wallerstein de la naissance des sciences sociales au XIXe siècle constitue une démonstration convaincante du rapport incontournable entre la cristallisation des définitions des objets nouveaux que constitue chacune de ces sciences d'une part et le déploiement du capitalisme libéral du XIXe siècle d'autre part.

La naissance d'une pensée sociale qui se propose de répondre aux critères de l'objectivité scientifique ne pouvait être, par définition même que le produit de la modernité, fondée sur la reconnaissance que les hommes font leur histoire. Dans les temps antérieurs la pensée la plus avancée possible se donnait le seul objectif de concilier la foi et la raison, alors que le projet scientifique moderne abandonne cette préoccupation métaphysique de recherche de l'absolu aux théologiens pour se consacrer à la seule découverte de vérités relatives et limitées. Cependant des éléments de pensée sociale rationnelle affranchie de la dogmatique religieuse émergent avant les temps modernes, particulièrement en Chine et dans le monde musulman (Ibn Khaldoun). C'est que la modernité, loin de s'être constituée "miraculeusement" et tardivement dans le triangle Londres-Paris-Amsterdam au XVIe siècle, avait amorcé sa naissance cinq siècles plus tôt en Chine, puis dans le Khalifat musulman. Il reste que c'est seulement au XIXe siècle, comme le démontre Wallerstein, que la pensée des Lumières parvient à faire éclater la raison philosophique en disciplines distinctes.

L'économie politique occupe une place dominante dans l'ensemble de ces nouvelles sciences sociales, traduisant par là même le renversement de la dominance dans la hiérarchie  des instances, passant de la politique dans les modes tributaires antérieurs à l'économique dans le capitalisme. Mon insistance sur cette dimension que l'aliénation marchande moderne constitue complète, à mon avis, l'apport du chapitre concerné ici de l'ouvrage de Wallerstein. Elle permet de lire l'histoire de la formation de la pensée sociale moderne à vocation scientifique comme celle d'un déploiement conduisant à Marx. Par la suite la préoccupation exclusive de la nouvelle "économique" (Wallerstein nous rappelle que le terme economics est introduit pour la première fois par Alfred Marshall en 1881) sera de substituer à la méthode historique matérialiste de Marx une définition de "l'économique" qui la transforme en une anthropologie anhistorique. La nouvelle science s'emploie à tenter de démontrer que dans "l'économie de marché" imaginaire inventée en réponse à Marx les marchés en question sont auto régulés, tendent à la production d'un équilibre (optimal de surcroit), et méritent de ce fait d'être considérés comme l'expression d'une rationalité transhistorique. Walras au XIXe siècle, Sraffa au XXe siècle qui sont les penseurs majeurs qui se sont donnés cet objectif, ont échoué dans cette tentative impossible.

Le système - celui de l'économie-monde (du capitalisme historique) - se déplace de déséquilibre en déséquilibre au gré des évolutions des rapports de force entre classes et Nations, sans jamais tendre à un équilibre définissable à l'avance. "L'économique", néanmoins toujours constitutive de l'axe majeur de la pensée sociale du capitalisme, remplit une fonction idéologique décisive sans laquelle le pouvoir du centre libéral en place perd sa prétention à la rationalité, c'est à dire sa légitimité.

Le XIXe siècle, apogée du capitalisme historique

Le capitalisme n'est pas un système fondé sur une rationalité transhistorique, qui lui permettrait de se renouveler indéfiniment, devenant ainsi l'expression de la "fin de l'histoire". En contrepoint de cette vision idéologique inspirée par "l'économique" du capitalisme imaginaire, je lis la trajectoire historique du capitalisme comme constituée d'une longue préparation (huit siècles de l'an 1000 en Chine à 1800 en Europe), d'une courte apogée (le XIXe siècle), s'ouvrant sur un déclin amorcé dès le XXe siècle.

Les deux concepts "d'économie-monde européenne" et de "capitalisme historique" sont-ils interchangeables? Ma définition du capitalisme historique intègre sa vocation mondiale, progressant par inclusion de régions extérieures à partir de 1492, achevée seulement à la fin du XIXe siècle. Sur ce point essentiel les analyses de chacun des quatre coéquipiers (Wallerstein, Arrighi, Frank à l’origine et moi-même) convergent et en cela se séparent de la vision conventionnelle dominante qui, pour le moins qu'on puisse dire, sous estime la dimension mondialisée du capitalisme, qu'elle se contente de juxtaposer à l'analyse des formations diverses qui composent le système mondial.

Mon approche de la formation du capitalisme part de la spécificité de ce mode de production par opposition au mode précédant dominant, que j'ai qualifié de tributaire. Ce dernier n'exige pas la formation d'un pouvoir politique opérant sur un espace vaste. Celle-ci reste l'exception dont la Chine constitue le modèle, par opposition aux avortements successifs des constructions impériales dans la région Moyen-Orient/Méditerranée/Europe.

Wallerstein choisit pour identifier la naissance de l'économie-monde européenne soit la date de 1492, soit un siècle et demi plus tôt, en Europe. Je propose ici une approche plus ambitieuse fondée sur la thèse que les mêmes contradictions traversaient toutes les sociétés tributaires, en Asie comme en Europe. Je lis, dans cette perspective, l'amorce de la modernité capitaliste comme engagée beaucoup plus tôt, à partir du siècle des Sung en Chine, pénétrant le Khalifat abbasside puis les villes italiennes. Néanmoins Wallerstein et moi-même nous retrouvons dans la critique de la thèse ultérieure de Frank (formulée dans Re-Orient) qui abolit la spécificité capitaliste.

Le tableau du XIXe siècle que dessine Wallerstein est bien celui de l'apogée (courte) du capitalisme: l'ordre social est stabilisé et les classes populaires ont cessé d'être dangereuses, la domination de l'Europe sur "le reste du monde" est établie et parait indestructible. Il s'agit là de l'endroit et de l'envers de la même médaille. Mais cette apogée sera de brève durée.

L'apogée du capitalisme entraine en Europe l'affirmation de nouvelles "nations" que les modèles de la France, de l'Angleterre, des Pays Bas et de la Belgique inspirent à des degrés divers. Les unités allemande et italienne, amorcées en 1848, achevées en 1870, sont façonnées par ce type de "renaissance nationale" qui tient lieu de révolution bourgeoise; l'affirmation des nations de l'Est et du Sud est européen, également proclamées en 1848, complète ce tableau. Ces processus complexes associant les aspirations des classes moyennes éduquées, à défaut de bourgeoisies établies, et celles de la paysannerie, ont fait l'objet de débats animés, notamment au sein de l'austro-marxisme et du bolchévisme naissant de la fin du siècle. Ces mouvements dits du "printemps  des nations" (des peuples?) sont évidemment distincts de ceux des peuples victimes du colonialisme interne - un phénomène particulier et propre à l'Angleterre (la question irlandaise) et aux Etats Unis (la question des Afro-américains). Des mouvements analogues de réveil des peuples victimes de colonialismes internes se déploient dans les régions indiennes de l'Amérique latine (la révolution mexicaine de 1910-1920 constitue le premier exemple de ce réveil), et en Afrique du Sud.

Le succès même du déploiement de cette apogée va néanmoins conduire rapidement à la première grande crise systémique du capitalisme. Le défi de cette grande et longue crise amorcée en 1973 et qui ne trouvera sa solution - provisoire - qu'après la seconde guerre mondiale provoquera une triple réponse du capital: le passage au capitalisme des monopoles, la financiarisation et la mondialisation. Cette transformation qualitative du capitalisme historique marque la fin de l'apogée du système et amorce son long déclin tout au long du XXe siècle, qui se prolonge au XXIe siècle.

D'une première longue crise (1873-1945/1955) à la seconde (amorcée en 1971 et toujours en cours d'approfondissement), ce long déclin - "l'automne du capitalisme" - coïncidera-t-il avec "le printemps des peuples"? Ce défi est au cœur des luttes sociales et des conflits internationaux (la révolte des périphéries) à l'œuvre depuis une centaine d'années.

On comprend que le XIXe siècle inspire toujours une nostalgie à peine dissimulée chez tous les défenseurs de l'ordre capitaliste dit "libéral" (libéral centriste).

L'impossible stabilisation du centre libéral dans les périphéries du système mondial capitaliste/impérialiste

Le triomphe du centre libéral n'a concerné que l'Europe et les Etats Unis, et peut être, mais beaucoup plus tard, le Japon. Dans les périphéries du système l'ordre capitaliste n'a jamais pu être stabilisé sur la base d'un consensus quelconque emportant la conviction de sa légitimité. Dès le départ, c'est à dire à partir du milieu du XIXe siècle, les Etats, les nations et les peuples des périphéries ont amorcé leurs combats contre ce système. Je me contenterai ici de signaler trois des grands mouvements qui, déployés au XIXe siècle, annoncent le XXe siècle et le déclin du système monde capitaliste impérialiste.

La Chine n'avait été intégrée dans ce système qu'à partir des guerres de l'opium (1840). Mais à peine une décennie plus tard - de 1850 à 1865 - son peuple s'engageait dans la Révolution des Taiping (qui n'est pas une "révolte" comme l'historiographie dominante continue à la qualifier), étonnamment moderne dans son projet qui s'adresse au défi nouveau, et n'est pas de ce fait l'équivalent d'un de ces mouvements millénaristes des époques tributaires antérieures. La Révolution des Taiping associe une critique radicale du système tributaire-impérial chinois à celle de l'ordre impérialiste nouveau qui vient à peine de commencer à être mis en place. Elle ouvre la voie au maoïsme du XXe siècle.

En Russie - une "semi-périphérie" peut-on dire- le débat entre Slavophiles et Occidentalistes pose, dans des termes analogues, même si passablement confus, la même question: comment refuser l'ordre mondial nouveau? Par un retour au passé ou par l'adoption des valeurs occidentales? Le conflit se mue en un autre débat portant sur les moyens de refuser à la fois le passé et l'ordre nouveau, où s'opposent les Narodniks et ceux qui donneront le bolchévisme.

Dans le monde arabe la Nahda par contre propose une toute autre perception du défi impérialiste nouveau et suggère une réponse passéiste appelant au rétablissement de l'Islam dans sa première grandeur des origines. La Nahda, qui amorce les révolutions arabes du XXe siècle, engage les peuples concernés dans l'impasse.

On pourrait illustrer la diversité des exemples et les analyser de plus près: une opération indispensable pour comprendre comment le déclin du capitalisme ("l'automne du capitalisme") pourrait devenir, ou ne pas devenir, synonyme des "printemps des peuples", à quelles conditions pourrait s'amorcer une évolution "au-delà du capitalisme" et du système mondial dans le cadre duquel il se déploie.

Le triomphe du centre libéral lui-même s'est avéré plus fragile qu'il ne semblait l'être aux yeux des Européens et des Etats Unis. Le centre libéral n'avait d'ailleurs progressé que lentement dans ses centres majeurs, plus lentement encore dans la majeure partie de l'Europe. Il avait été remis en cause par la Commune de Paris (1871) qui a démontré en théorie et en pratique qu'un autre ordre social était nécessaire et possible: le socialisme, ou le communisme, entendu comme une étape supérieure du déploiement de la civilisation humaine. Mais dira-t-on la Commune vaincue, l'ordre du centre libéral semble avoir gagné une légitimité définitive. La réalité, qui se déploiera à travers les convulsions du XXe siècle, est plus nuancée. Le heurt des réactions antilibérales (les fascismes) et de projets plus radicaux que ceux du centre libéral (les fronts populaires) occupera le devant de la scène dans l'entre-deux guerres. Mais dira-t-on encore, cette page tournée, l'ordre du centre libéral parait bien bénéficier enfin d'un consensus solide en Europe et aux Etats Unis. Certes mais ce constat n'est pas suffisant. Car l'approfondissement de la crise systémique ("la crise de civilisation") qui accompagne le passage du capitalisme des monopoles (1880-1960) au capitalisme des monopoles généralisés en place aujourd'hui, entraine à son tour le déclin de l'ordre du centre libéral, la dérive  de la  vision et de la pratique démocratiques sur lesquels reposait sa légitimité.

Le triomphe, encore une fois exclusivement en Europe et aux Etats Unis, du centre libéral n'aura été qu'imparfait, instable, vulnérable, incapable de répondre au défi que je définis par l'affrontement des forces désormais conservatrices, qui défendent le maintien de l'ordre impérialiste en place, et des ambitions des peuples des périphéries, ouvertement anti-impérialistes et potentiellement anticapitalistes.

Le XXe siècle amorce une première vague d'avancées des mouvements d'émancipation des périphéries: 1905 en Russie (qui prépare 1917), 1911 en Chine (qui prépare 1949), 1910-1920 au Mexique et d'autres évènements de même nature. Les Européens qui avaient bénéficié de l'exclusivité dans l'initiative de la construction du monde moderne depuis 1492 cèdent la place aux peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Ce retournement constitue le fait majeur dans ma lecture du déclin du capitalisme historique. Je l'analyse comme la manifestation historique concrète des propositions centrales du maoïsme: (i) que les périphéries constituent la "zone des  tempêtes" où l'ordre capitaliste/impérialiste (ces deux dimensions de la réalité  étant indissociables) ne bénéficie d'aucune légitimité stable; (ii) que la remise en cause de cet ordre opère simultanément aux trois niveaux dans lesquels se manifeste la réalité sociale - les Etats (les classes dirigeantes), les nations, les peuples (les classes travailleuses) - et que, de ce fait, les luttes de classes et les conflits internationaux s'enchevêtrent dans des rapports de complémentarité et de conflits complexes et fluctuants; (iii) que le mouvement porte en lui la capacité potentielle d'aller au-delà de la libération nationale et du développement dans et par le capitalisme en direction de la remise en cause de l'ordre social du capitalisme.

Je lis donc le XIXe siècle comme le moment bref d'apogée de la longue histoire du capitalisme. Et, tout comme la voie capitaliste s'était frayé son chemin à travers une longue maturation multiséculaire par vagues successives, je lis le déclin du capitalisme comme associé à des vagues successives d'avancées possibles dans la direction du socialisme à venir. Et c'est exactement ici que se situe l'objet de ma question: l'automne du capitalisme et le printemps des peuples coïncideront-ils?

Il n'y a pas de réponse tranchée possible à cette question.

La coïncidence est exigeante. Elle implique la construction de convergences à l'échelle du monde entier (le "Nord" et le "Sud"), c'est à dire celle d'un internationalisme des peuples capable de mettre en déroute celui du capital des monopoles généralisés. Encore une fois les luttes de classes ne peuvent être lues come des réalités propres aux formations sociales qui constituent le système mondial, pas plus que les conflits des classes dirigeantes opérant sur la scène mondiale. Marx l'avait déjà dit: la classe ouvrière (peu importe sa définition, restrictive ou élargie) n'existe que dans son conflit lucide avec la classe bourgeoise qui l'exploite. A défaut les travailleurs restent des pions commandés par la compétition qui les oppose les uns  aux autres. De la même manière les  classes ouvrières "nationales" n'existent que par leur association dans la lutte contre le capital dominant à l'échelle mondiale. A défaut elles restent des otages manipulés par leurs classes dirigeantes nationales engagées dans la compétition entre elles.

La pensée conventionnelle dominante est économiciste, linéaire et déterministe: il n'y a pas d'alternative à la soumission aux  exigences du marché, celle-ci de surcroit produit finalement le progrès, martèle-t-elle. En contrepoint Marx analyse les contradictions d'un système vieillissant en termes dialectiques qui ouvrent le champ à des avenirs différents, également possibles. Soit que les victimes d'un système devenu obsolète agissent avec lucidité pour le dépasser. C'est la "voie radicale", que l'on donne à cette qualification le sens de la "révolution" ou celui d'avancées révolutionnaires par des réformes radicales par étapes. Soit que le système s'effondre par le seul jeu de ses propres contradictions internes. C'est la voie de "l'autodestruction" dont Marx n'ignore pas la possibilité.

Face au défi du capitalisme obsolète des monopoles généralisés, dont la poursuite de l'accumulation est désormais simplement destructive de l'être humain et de la nature avec une puissance sans cesse grandissante, les sociétés de la triade de l'impérialisme collectif (Etats Unis, Europe, Japon) sont actuellement engagées dans cette voie de l'auto destruction. Les résistances et les luttes des victimes, bien que  réelles, demeurent sur la défensive, sans projet alternatif positif lucide. Elles se nourrissent de "vœux pieux", au sens précis que les propositions qu'elles soutiennent exigeraient pour leur mise en œuvre l'accord des deux parties - les victimes et le pouvoir dominant - conformément au dogme idéologique du consensus. La "régulation des marchés financiers" appartient à cette famille de "solutions" illusoires, en réalité donc de "non solutions". L'avancée radicale exige, elle, des ruptures audacieuses: "nationaliser les monopoles", dans la perspective de faire progresser la socialisation par la démocratie se substituant à la socialisation par le marché. La spirale descendante dans laquelle le système de l'Euro est engagé nous offre un exemple caricatural en opération de cette voie du chaos, à défaut d'alternative positive, laquelle implique la dé-construction du système" en place.

Les Etats Unis, l’Europe et le Japon sont engagés dans un mouvement de spirale descendante. Jusqu’à ce jour le capital des monopoles généralisés conserve l’initiative et poursuit inlassablement son objectif unique : l’accumulation croissante de la rente des monopoles, qui produit à son tour la croissance galopante de l’inégalité dans la répartition du revenu, lui-même en croissance affaiblie. Cette inégalité approfondit l’impossibilité pour la rente des monopoles de trouver son débouché dans l’expansion du système productif et conduit à la fuite en avant dans la croissance de la dette publique qui offre un débouché possible pour le placement de l’excédent de sur-profits. Les politiques d’austérité mises en œuvre ne permettent pas la réduction de la dette (qui est leur objectif proclamé) mais au contraire produisent sa croissance continue (qui est l’objectif réel, bien qu’inavoué). En dépit des protestations des victimes, les majorités électorales (gauche incluse) ne remettent pas en question l’économie des monopoles et permettent de ce fait au mouvement descendant de se poursuivre indéfiniment. Bien entendu l’inégalité croissante appelle une gestion politique toujours plus autoritaire à l’intérieur et militariste à l’échelle mondiale. Ce processus de dégradation du système par l’effet exclusif du déploiement de ses contradictions internes propres est encore renforcé à l’échelle européenne et à celle du sous-système de l’euro par l’adoption constitutionnalisée des règles de la dogmatique libérale, absurdes certes, mais néanmoins parfaitement fonctionnelles pour perpétuer la gestion économique des monopoles généralisés.

Face à ce même défi les sociétés du Sud sont-elles engagées dans  des luttes et des combats lucides? Oui, mais au mieux partiellement, comme le sont les combats des pays émergents contre l'hégémonisme, agissant dans le sens de la reconstruction d'un monde multipolaire, ou certains combats pour la démocratisation de la société associée au progrès social et non dissociée de celui-ci, notamment en Amérique latine.

Et pourtant le moment est tout à fait favorable à une offensive des travailleurs et des peuples. La reproduction de l’accumulation de la rente des monopoles exige en effet à la fois la paupérisation des travailleurs des centres et celle des peuples des périphéries. Les conditions de la construction d’un front internationaliste sont offertes sur un plat d’argent aux travailleurs et aux peuples de toute la planète. Mais pour mettre à profit cette conjoncture exceptionnelle il faut aux uns et aux autres de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. Celle-ci  semble cruellement manquer. Les gauches radicales vont-elles alors laisser passer ce moment favorable pour faire face demain à un chaos géré par on ne sait trop qui, sans doute les forces les plus obscurantistes qu’on peut imaginer ?


Références :

Ce commentaire du volume 4 de Wallerstein s’inscrit dans la poursuite de notre dialogue continu depuis des années. Je ne reviens donc pas ici sur les questions évoquées dans cet article, qui concernent : la formation des cultures politiques européennes et étatsunienne, la distinction « grandes révolutions/révolutions ordinaires », la définition de la  modernité, les colonialismes internes et externes, la question nationale, son rapport à la question agraire, l’austro marxisme, l’idéologie tributaire et la conciliation « foi/raison », les étapes de la trajectoire du capitalisme historique, la question des cycles longs et des hégémonies, les caractères du système contemporain du capitalisme des monopoles généralisés et de l’impérialisme collectif de la triade, la nature de la crise en cours, l’opposition « révolution ou décadence », la question de la zone des tempêtes.

Voir à ces sujets pour un complément de lectures possibles :

Au delà du capitalisme sénile ; PUF Actuel Marx 2002 
Le virus libéral; Le Temps des cerises, Paris 2003
Pour un monde multipolaire ; Syllepse 2005
Du capitalisme à la civilisation; Syllepse 2008
Modernité, Religion, Démocratie, Critique de l'eurocentrisme,
         Critique du culturalisme;  Parangon, 2008
La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ;
                   Le Temps des Cerises, Paris 2009,
 La loi de la valeur mondialisée ; Le temps des cerises, 2011 
 Délégitimer le capitalisme ; Contradictions, Bruxelles 2011
Global History ; Pambazuka 2010
The trajectory of historical capitalism; Monthly Review, feb 2011
La commune de Paris et la révolution des Taipings; à paraître
La farce démocratique; à paraître

Pour un retour sur les débats Wallerstein/Arrighi/Frank/Amin, voir également :
S.Amin, The early roots of unequal exchange, the modern world system by Immanuel Wallerstein ; Monthly Review, n°7, 1975
S.Amin et A.G.Frank, L’accumulation dépendante ; Anthropos 1978

Auteurs cités (autres que Marx et Hobsbawn) :
A.G. Frank, Re Orient
Amiya Bagchi, Perilous passages; Oxford UPress, 2006
Giovanni Arrighi, The long XX th century
Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing
Kenneth Pomeranz, Une grande divergence
Harry Braverman