mercredi 30 juillet 2014

SAMIR AMIN , ON GAZA , july 2014



SAMIR AMIN on Gaza July 30th 2014
Israel is conducting systematic State terrorism against the people of Gaza. Israel initiated State terrorism as of 1948, with organised massacres of whole Palestinian villages (Deir Yassine, Tantour and many others) and deportation of hundreds of thousands people (in fact ethnic cleansing). It has never accepted the idea of a peace settlement recognising a Palestinian State. It is continuously establishing settlements in the occupied territories submitted to apartheid policy. It has never respected any decision of the UN and developed nuclear arms not tolerated for any other State in the Region. It is submitting Gaza to a blockade which makes survival in the strip almost impossible.
The least that we should expect is severe sanctions compelling Israel to respect the rights of the Palestinians. But for sure US, Britain, France and Germany will oppose their veto to such a minimal normal civilised response to Israel terrorism! That demonstrates that the imperialist powers pursue in the region as elsewhere their exclusive target which is to establish their military control over the Planet and that Israel is their ally for the implementation of that programme.

mercredi 23 juillet 2014

SAMIR AMIN; CONTRE HARDT ET NEGRI



SAMIR AMIN
CONTRE HARDT ET NEGRI
Multitude ou prolétarisation ?
Le terme de multitude a été utilisé dans le passé européen une première fois semble-t-il par Spinoza auquel Hardt et Negri font une référence explicite. Il désignait alors le « petit peuple » majoritaire dans les villes de l’Ancien Régime, privé de participation aux pouvoirs politiques (réservés au Monarque et à l’aristocratie), économiques (réservés aux propriétaires, d’ascendance féodale ou embryons de la bourgeoisie nouvelle financière, urbaine et rurale - les « laboureurs », c'est-à-dire les paysans riches), et sociaux (réservés à l’Eglise et à ses clercs). Petit peuple de statuts divers : en ville artisans, petits commerçants, ouvriers à la tâche, pauvres  et mendiants, à la campagne exclus sans terre. Ce petit peuple des villes est turbulent, explose dans des insurrections violentes, est souvent mobilisé par d’autres – en particulier les bourgeoisies naissantes, composantes active du Tiers Etat en France – dans leurs conflits avec l’aristocratie.
Des formes sociales analogues avaient existé antérieurement et ailleurs. On connait la plèbe de la Rome ancienne et des ville-Etats de l’Italie de la Renaissance. Dans les révolutions anglaises du XVIIe siècle les « levellers » qui surgissent dans le conflit qui oppose Cromwell au Roi appartiennent à la même réalité sociale de l’époque. J’ai pour ma part fait observer qu’on retrouve des réalités sociales analogues ailleurs qu’en Europe, avec les Taiping dans la Chine du XIXe siècle par exemple.
Les vicissitudes de la révolution française font apparaître plus fortement encore l’intervention de cette plèbe (la multitude  de l’époque) dans le conflit qui oppose la bourgeoisie au sein du Tiers Etat à la Monarchie aristocratique. Le conflit devient rapidement tripolaire (aristocratie, bourgeoisie, peuple) et le composant plébéien l’emporte pour un temps, en 1793 avec la Montagne.  Robespierre exprime avec une lucidité parfaite la revendication de cette plèbe : il oppose « l’économie politique populaire à l’économie politique des propriétaires » (dans ces mêmes termes éclatant de modernité, comme l’a rappelé Florence Gauthier).
Une première observation générale : les révoltes de la plèbe constituent la preuve que l’être humain n’accepte pas toujours le statut d’opprimé, ou sans droits, de pauvre, auquel le soumet le système social tel qu’il est, à quel qu’époque que ce soit. La dialectique du conflit entre la volonté de liberté des êtres humains (qui relève de l’anthropologie) et le statut d’inégalité (qui relève de la sociologie politique) qui leur est imposé constitue une réalité permanente transhistorique.
Une seconde observation : toutes les révoltes de la plèbe – de la multitude ancienne – ont été vaincues. Doit-on en déduire, dans une interprétation fortement économiste et déterministe de l’histoire, qu’il en a été ainsi parce que la revendication de la plèbe (une sorte de communisme fondé sur l’aspiration à l’égalité) n’était pas à l’ordre du jour du possible ? Que le développement des forces productives  impliquait l’invention du capitalisme et l’exercice du pouvoir par la classe bourgeoise qui en était le porteur ? Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ces questions, en dépit de leur importance pour comprendre Marx et les marxismes historiques. Dardot et Laval en ont proposé une analyse magnifique (Marx, prénom Karl) à laquelle je renvoie.
Le terme même de multitude est utilisé par Proudhon au milieu du XIXe siècle pour qualifier la réalité sociale de la France urbaine de son temps (de Paris en particulier). Dardot et Laval y font une référence explicite (page 311). Cette qualification est encore, pour son époque, parfaitement correcte, à mon avis (et à celui de Marx, semble-t-il, qui n’y voit rien à redire). Les pouvoirs politiques et économiques sont réservés dans la France de la Restauration, de la Monarchie de Juillet, du Troisième Empire aux aristocraties et aux bourgeoisies, elles-mêmes segmentées, en conflit, mais finalement associées dans un partage du pouvoir modulé par l’évolution de leurs poids spécifiques. Le petit peuple, majoritaire à Paris et dans quelques autres grandes villes, en est exclu. Dans ce petit peuple aux statuts diversifiés, le prolétariat  industriel nouveau est encore embryonnaire  et minoritaire. On ne le retrouve guère que dans les nouvelles industries textiles et les mines de charbon. La prolétarisation est encore à peine amorcée en France, plus avancée en Angleterre. Dans l’histoire de la France cette multitude (ou plèbe) demeure active : elle n’a pas oublié 1793 ; elle aspire à y revenir en 1848 et même (en partie) en 1871 et, encore une fois, elle échoue à y parvenir.
Cela dit il ne me paraît pas utile de conserver la qualification de multitude pour les époques ultérieures, en France, en Europe et dans le monde, en particulier évidemment pour les sociétés contemporaines. Je dirai même que ce qualificatif devient dangereusement trompeur.
La tendance longue et immanente de l’accumulation du capital, triomphante à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, est bel et bien de prolétariser, c'est-à-dire de transformer les statuts divers du petit peuple (la plèbe, la multitude) dans  celui de vendeurs de leur force de travail au capital, soit « réellement », soit « formellement » comme Marx en analyse la teneur. Il s’agit d’un statut nouveau, celui de prolétaire, et d’un mouvement continu qui n’a jamais cessé de se déployer jusqu’à ce jour.
Cette prolétarisation avance inexorablement, en empruntant les voies diverses que produit la combinaison toujours singulière (particulière à un lieu et un moment) des exigences techniques  de l’organisation de la production capitaliste, des luttes des prolétaires soit contre cette organisation soit pour s’y inscrire d’une manière moins défavorable, des stratégies développées par le capital en réponse à celles-ci, se donnant l’objectif de segmenter le monde des prolétaires. Il n’y a là rien de nouveau au plan des principes bien que le résultat de cette combinaison soit toujours singulier et particulier à un moment du déploiement de l’accumulation dans le cadre local du  capitalisme national, mais aussi de celui-ci opérant dans les différentes régions de la nation/Etat concernée. Ces combinaisons s’articulent à l’ensemble du capitalisme mondial de manières spécifiques, définies par les équilibres/déséquilibres dans les rapports internationaux, en particulier elles dessinent les contrastes qui caractérisent la prolétarisation dans les centres dominants (et inégalement dominants) et les périphéries dominées assurant des fonctions diverses dans l’accumulation globale.
Il y a donc lieu effectivement de regarder la prolétarisation de près d’une manière concrète ; éviter les grandes généralisations empressées et abusives. Il est vrai que les marxismes historiques de la seconde et de la troisième Internationales ont hélas souvent succombé à la tentation  de généralisations de cette nature, et, de ce fait, réservé  le terme de prolétariat à un segment de celui. C’était par exemple les ouvriers de l’usine ou de la mine du XIXe siècle, puis ceux de la nouvelle méga-usine fordiste  des années 1920 aux années 1960.
La fixation sur le segment concerné du prolétariat explique – sans l’excuser – l’erreur dans les stratégies de luttes de classes développées par les Internationales historiques. En certains lieux et dans certains moments ces segments du prolétariat se situaient dans un cadre plus favorable au déploiement de leurs luttes. On comprend alors la fixation sur ces segments et leurs luttes, victorieuses d’une certaine manière. On leur doit les avancées sociales de l’Etat réformiste (le Welfare State) de l’après-guerre. Mais la force des mouvements qui ont permis ces avancées en cachait la faiblesse. Fixés sur les seuls segments concernés du prolétariat, le mouvement oubliait les autres, prolétarisés ou en voie de prolétarisation dans d’autres conditions et formes – notamment la paysannerie familiale. Cette négligence rendait impossible la remise en question du capitalisme, et favorisait donc la réintégration du segment avancé du prolétariat et sa soumission à la logique de l’accumulation.
J’ai pour ma part proposé une lecture de ce que j’ai qualifié de « prolétarisation généralisée » du moment contemporain, disons à partir de 1975 pour en fixer la date du démarrage, très différente de celle de Hardt et Negri. J’insiste dans cette lecture sur à la fois le statut de prolétaire imposé à tous et sur la segmentation extrême de ce prolétariat généralisé, comme j’insiste sur la concomitance – non de hasard – entre ces deux caractéristiques d’une part et la centralisation extrême du contrôle du capital d’autre part.
Une proportion rapidement grandissante des  travailleurs  ne sont plus que des vendeurs de leur force de travail au capital, directement lorsqu’ils sont salariés d’entreprises ou indirectement lorsqu’ils sont réduits au statut de sous-traitants, en dépit de l’autonomie apparente que leur confère leur statut juridique. J’ai donné l’exemple de l’agriculture familiale dont les titres de propriété (du sol et des équipements) sont vidés de leurs sens par la ponction en amont et en aval que leur imposent les monopoles capitalistes. Le cas de la plupart des petites et moyennes entreprises de production d’objets manufacturés ou de services, comme celui des « free-lance » relève de la même réalité : la généralisation de la prolétarisation. Aujourd’hui tous les travailleurs ou presque vendent leur force de travail, cognitive s’il y a lieu.
Dans ces conditions l’évolution du système ne réduit pas l’aire de déploiement de l’action de la loi de la valeur, mais au contraire de ce que disent Hardt et Negri en affirme la dure réalité avec plus de puissance que jamais. Dans le schéma illustratif de cette question que j’ai proposé (La loi de la valeur mondialisée – ed. Delga augmentée – annexe 2) la loi de la valeur opère à travers la hiérarchie des salaires (et plus généralement des rémunérations du travail soumis). L’ensemble des travailleurs (80%, ou 90% ?) fournissent disons 8 heures de travail par jour 250 jours par an pour produire des biens et services (utiles ou non !). Mais la rémunération de leur travail ne leur permet d’acheter qu’un volume global de biens et services qui n’ont exigé que 4 heures de travail annuel. Ils sont tous (productifs ou improductifs) également exploités par le capital.
Je complète cette analyse par celle de la croissance vertigineuse du surplus absorbé dans un département III, venant en complément du département I (production de biens et services de production) et du département II (production de biens et services de consommation finale). Je renvoie ici au livre cité plus haut, annexe 1.
La segmentation du prolétariat généralisé trouve largement son explication dans les stratégies déployées par le capital des monopoles généralisés (le complément contradictoire nécessaire à l’émergence d’un prolétariat généralisé) par l’orientation de la recherche technologique qu’il impulse et contrôle, dessinée pour permettre la segmentation en question. Celle-ci n’est cependant pas le produit unilatéral du déploiement des stratégies du capital qui s’y emploie. Les résistances des victimes, les luttes qu’elles conduisent interagissent avec ces stratégies et donnent des formes particulières à la segmentation. On en connaît bien des exemples concrets : l’esprit de corps développé dans ces luttes – comme celui des cheminots de la SNCF en France – atténue pour certains les effets dévastateurs de la segmentation du prolétariat généralisé, mais simultanément conforte cette segmentation. Ces stratégies de luttes donnent raison en première apparence à ce  que dit Touraine de la société contemporaine et des mouvements sociaux particuliers à chacun de ses segments. L’objectif d’une stratégie efficace de luttes communes consiste précisément à identifier des objectifs stratégiques d’étape qui permettent de rassembler dans la diversité.
Il n’y a certainement pas de recettes toutes prêtes (blue print) qui fourniraient une réponse à ce défi. Mais H et N ne nous aident pas à faire avancer la réflexion militante dans ce domaine. Leur insistance sur la portée des effets de libération produits par les luttes spontanées est démesurée. Reconnaître la réalité de ces effets de libération relève de la platitude qui n’exige aucun développement pompeux. La difficulté se situe au-delà, lorsqu’on se pose la question : comment articuler les luttes segmentaires dans une stratégie de combat ample et généralisé. H et N n’ont rien à nous dire à cet effet.
Prolétarisation généralisée et segmentation de celle-ci vont de pair avec l’évolution de la structure du  capital. Le passage aux monopoles dans leur forme première (de 1880 à 1975) puis dans la forme contemporaine que j’ai qualifiée de monopoles généralisés résume cette évolution. La centralisation du pouvoir des monopoles en question – sans concentration parallèle de la propriété juridique du capital -  transforme de fond  en comble la nature de la bourgeoise, comme la gestion du pouvoir politique au service de la domination de ce capital abstrait. La bourgeoise est elle-même désormais constituée en bonne partie d’agents salariés du capital abstrait, en particulier de producteurs des connaissances utiles pour le capital, ces valeurs cognitives que H et N ne définissent jamais d’une manière suffisamment précise pour en apprécier la portée. Ces agents salariés, s’ils travaillent 8 heures, reçoivent des rémunérations qui leur permettent d’acheter des biens et services dont la production a coûté plus, ou beaucoup plus que 8 heures. Ils ne participent donc pas à la production de la plus-value, mais en sont les consommateurs. Ils sont donc des bourgeois, et sont conscients de l’être. Je renvoie ici aux développements que j’ai consacrés à cette évolution, qui ne fait jamais l’objet de l’attention de H et N (voir mon livre L’implosion du capitalisme contemporain).
Les pages qui précèdent ne concernent que les transformations dans les centres du système. Les formes diverses de la prolétarisation dans les sociétés du capitalisme périphérique sont autres et spécifiques. J’y retournerai dans ma critique de H et N sur le sujet de l’impérialisme.
Nous sommes donc très loin d’un retour en arrière en direction d’une diversification des statuts analogue à celle qui caractérisait la multitude des temps passés. Nous sommes à ses antipodes. Touraine, avant Hardt et Negri, avait confondu la segmentation nouvelle avec la « fin du prolétariat », et substitué dans cet esprit à la lutte du prolétariat (au singulier) celle des « mouvements sociaux » (au pluriel) particuliers à chacun de ces segments de la réalité sociale nouvelle. Hardt et Negri reviennent à Touraine, que le retour à la qualification de multitude implique. Dans leur esprit la loi de la valeur capitaliste est en recul (pour moi elle s’exprime avec une force grandissante) au bénéfice d’une floraison de modes d’exploitation du travail analogues à ceux du passé antérieur à la prolétarisation et à l’affirmation de la loi de la valeur. Mais Hardt et Negri ne nous disent rien de précis concernant cette floraison de formes. Leur silence à ce propos est éloquent : ils ne savent pas quoi substituer à la loi de la valeur. Marx disait que le tumulte des vagues du marché masquait la puissance de la loi de la valeur qui en commande en profondeur les mouvements. De la même manière je dirai que la diversité des composantes de la société prolétarisée (la multitude) masque de la même manière la puissance de la loi de la valeur, et plus précisément de la loi de la valeur mondialisée, qui la façonne.
En lieu et place de l’analyse des formes concrètes de la segmentation du prolétariat généralisé, H et N se gargarisent d’un discours sur les « communs » (le « commonwealth ») dont les longueurs et les répétitions ne nous apportent pas grand-chose à ce qui est déjà connu depuis longtemps. Il existe des écrits sur les « communs » qui en précisent beaucoup mieux que ne le font H et N les concepts fondamentaux, récusent ceux qui permettent à l’idéologie dominante du marché d’intégrer les externalités dans son système ( voir François Houtart par exemple).
H et N substituent à leur silence concernant la réalité de la diversité sociale contemporaine des développements sans fin réunis sous les titres de « biopolitique » et de « capitalisme cognitif ».
Qualifier la politique de biopolitique, quand bien même Foucault et à sa suite H et N y voient un phénomène nouveau, ne me gêne pas. Mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agit là de quelque chose de nouveau ; car pour moi la politique a toujours été biopolitique – gestion de la vie humaine, individuelle et sociale. Avec Dardot et Laval – et Marx je crois – dont je partage les analyses concernant l’articulation anthropologie/sociologie, j’essaie de ne jamais séparer dans l’examen de « l’activité pratique des individus » (termes heureux de Dardot et Laval) le fondement anthropologique transhistorique (mais non transcendant !) du cadre social historique dans lequel elle se déploie.
Je ne reviendrai pas ici davantage sur le mythe de la transformation du capitalisme industriel en capitalisme cognitif. Toutes les formes de la production à tous les âges de l’histoire humaine ont toujours intégré une composante cognitive décisive.
Je n’en dirai ici pas plus. Le lecteur trouvera dans mon livre cité (et en anglais deux ouvrages complémentaires, The Law of worldwide value, et Three Essays on Marx’s, Theory of value) des développements sur ces questions au sujet desquelles je ne veux pas me livrer ici à l’opération simplificatrice dangereuse d’en résumer la portée.
Empire ou impérialisme ?
Les thèses de Hardt et Negri reposent sur deux affirmations : (i) que la mondialisation du système est parvenue à un stade tel que toute tentative de mettre en œuvre une politique nationale quelconque est vouée à l’échec ; et que, de ce fait, les concepts de nation et d’intérêt national sont surannées, (ii) que cette réalité frappe tous les Etats  (en dépit de leur existence formelle toujours en place bien sûr), y compris les puissances dominantes – parfois hégémoniques – et que, de ce fait, il n’y a plus d’impérialisme  mais seulement un « Empire » dont le centre n’est nulle part ; les centres de décision – économiques et politiques – sont dispersés à travers la planète et se passent des politiques d’Etat.
Ces deux propositions sont rigoureusement fausses et ne s’expliquent que par une ignorance totale de l’histoire de la mondialisation capitaliste depuis ses origines il y a cinq siècles jusqu’à ce jour. Cette histoire, qui est celle de la construction d’un contraste centres dominants/ périphéries dominées et de la soumission des modes d’accumulation dans les périphéries aux exigences de son accélération et de son approfondissement dans ses centres, est totalement ignorée par Hardt et Negri. Or l’impérialisme n’est rien d’autre que l’ensemble des moyens économiques, politiques et militaires mobilisés pour produire la soumission des périphéries, aujourd’hui comme hier.
Le façonnement des sociétés du capitalisme périphérique a produit des formes de prolétarisation spécifiques à chaque région concernée selon les fonctions qui leur étaient assignées, et donc différentes des formes de prolétarisation dans les centres dominants, mais néanmoins complémentaires les unes des autres. La « multitude » apparente, c'est-à-dire l’ensemble diversifié des classes populaires intégrées dans le système global, est structurée d’une manière particulière d’un pays à l’autre, d’une phase de déploiement du capitalisme global à l’autre.
Les processus de prolétarisation (j’utilise ce terme délibérément même si dans les apparences immédiates ils se présentent comme des processus de dépossession, d’exclusion et de paupérisation) dans les périphéries ne reproduisent pas, avec retard, ceux qui ont façonné les structures des sociétés des centres dominants (et continuent à le faire). Parce que le  sous-développement  n’est pas un retard, mais le produit concomitant au  développement. Les structures sociales produites dans les périphéries ne sont pas davantage des vestiges du passé. La soumission des sociétés concernées a défiguré les structures antérieures et les a façonnées pour les rendre utiles à l’expansion impérialiste (polarisante par nature) du capitalisme mondial. Les travailleurs de l’informel par exemple – en nombre et en proportion en croissance continue dans le Sud périphérique – ne sont pas des vestiges du passé mais des produits de la modernité capitaliste. Ils ne sont pas des marginaux exclus mais constituent des segments du travail parfaitement intégrés au système d’exploitation du capital. Je fais ici l’analogie avec le travail domestique non rémunéré des femmes au foyer : ce travail – non ou mal rémunéré – permet de réduire le prix de la force de travail employée dans les segments formels de la production.
L’analyse concrète de ces situations, qui a fait l’objet de travaux importants, est superbement ignorée par Hardt et Negri. Leur vision naïve de la mondialisation est celle servie par le discours dominant. Les seules sources d’information et d’inspiration auxquelles H et N font référence sont d’ailleurs puisées à la revue Foreign Policy, instrument par lequel l’establishment de Washington vend sa marchandise, qu’ils boivent comme du petit lait.
Dans cette vision la transnationalisation aurait déjà aboli la réalité des nations et de l’impérialisme.  Washington veut le faire croire pour annihiler le pouvoir de la contestation. Je suis parvenu, pour ma part, à la conclusion inverse : la transnationalisation n’a nullement créée une bourgeoisie mondiale, même si celle-ci ne dispose pas – ou pas encore ! – d’un Etat mondial à son service. Le déploiement du système de la mondialisation contemporaine du capitalisme/impérialisme des monopoles généralisés repose non pas sur le dépérissement amorcé de l’Etat, mais au contraire sur l’affirmation de son pouvoir. Il n’y a pas de  néo-libéralisme mondialisé  sans Etat actif, tant pour assumer les fonctions de la puissance hégémonique (les Etats Unis et leurs alliés subalternes) que dans la forme d’Etats compradore garantissant la soumission des sociétés concernées aux exigences de la domination impérialiste des centres. En contrepoint aucune avancée dans les sociétés concernées ne peut être imaginée sans la mise en œuvre de projets souverains (mis en œuvre par des Etats nationaux) associant la construction de systèmes industriels modernes et cohérents, la reconstruction de l’agriculture et du  monde rural dans la perspective de la souveraineté alimentaire, la consolidation de progrès sociaux, l’ouverture à l’invention d’une démocratisation authentique, progressive et sans fin. J’insiste sur la souveraineté nationale, qu’il faut savoir associer à celle des classes populaires et non accepter de la dissocier de celle-ci. L’affirmation de la nation et la construction d’un système mondial aussi pluricentrique que possible ne sont pas dépassées. L’imaginer rend tout simplement impossible la construction de stratégies d’étapes efficaces. Ce que Washington souhaite !
L’erreur de jugement de Negri trouve une belle illustration dans son appel à  voter pour la constitution européenne, parce que celle-ci – par sa remise en cause de la nation – générait le déploiement capitaliste néolibéral ! Negri n’a donc pas même vu que la construction européenne avait été conçue pour consolider et non affaiblir ce déploiement. La réduction des fonctions de l’Etat – seulement apparente – est destinée, non à renforcer le pouvoir de la société civile (au bénéfice éventuel des interventions de la « multitude ») mais au contraire d’en annihiler la puissance de contestation efficace potentielle. Les diktats du  pseudo Etat (« non Etat ») de Bruxelles servent de prétextes pour renforcer la transformation des Etats nationaux, hier fondés sur des compromis sociaux capital/travail, aujourd’hui reconvertis au rôle de serviteurs exclusifs du capital. Simultanément la construction européenne place le continent en situation d’allié subalterne de la puissance dirigeante de l’impérialisme collectif nouveau, et renforce par là même la capacité d’agir de l’Etat étatsunien.
L’establishment de Washington lui, a parfaitement compris ce que Hardt et Negri s’entêtent à nier ! Le contrôle étroit de la mondialisation par les monopoles généralisés des puissances impérialistes (Etats Unis et alliés subalternes : Europe, Japon, Canada, Australie) est recherché par le déploiement permanent d’une géostratégie de contrôle militaire de la planète. Hardt et Negri sont peu loquaces à cet endroit (considèrent-ils donc le rôle de l’OTAN comme « dépassé » ?).
Hardt et Negri prétendent : (i) que les interventions politico-militaires de Washington et de ses alliés auraient déjà visiblement  échoué ; (ii) que l’establishment de Washington l’ayant compris serait en voie d’y renoncer !
Le terme « échoué » mérite un examen sérieux. On pourrait certainement imaginer que Washington estimait possible – par ses interventions politiques et militaires conçues pour soutenir sa domination économique – la stabilisation de systèmes d’Etats compradore à leur service. De ce point de vue ils auraient bien échoué. Mais leurs interventions ont simultanément détruit des sociétés entières (Afghanistan, Irak, Lybie) ou s’emploient à y parvenir (Syrie, Iran, Ukraine et Russie et d’autres). La gestion éventuelle des sociétés brisées concernées par l’Islam politique réactionnaire (Frères Musulmans et autres que les médias occidentaux présentent sous un jour favorable) ou par les néofascismes d’ Europe orientale gentiment qualifiés de « nationalismes » ne gêne pas la consolidation de la domination du système mondial par la triade impérialiste. Le chaos produit par la violence de l’intervention impérialiste et les errements des ripostes locales est donc un second best dont Washington a fait son objectif. De ce point de vue Washington n’a pas  échoué  (ou du moins pas encore !). Et Washington n’est pas davantage en voie de reconnaître son échec. Au contraire l’option d’une fuite en avant est celle qui a le vent en poupe, soutenue entre autre par la candidature de la va-en-guerre Hilary Clinton.
L’autre arme utilisée par l’Etat des Etats Unis pour perpétuer sa domination est celle du dollar/monnaie internationale encore presqu’exclusive. On a vu récemment comment cette arme a été utilisée pour soumettre les banques des alliés subalternisés (les banques suisses, la BNP Paribas) ou rappeler à l’ordre les Etats du Sud récalcitrants (la menace de mettre en faillite l’Argentine).
Il n’y a pas de monnaie sans Etat. Le dollar est la monnaie des Etats Unis en leur qualité d’Etat qui exerce sa souveraineté dans toute sa plénitude. La puissance du dollar opère avec efficacité à travers les interventions du Federal Reserve sur le marché financier quand bien même ces interventions seraient destinées à soutenir le capital des monopoles. L’Etat intervient ici pour servir l’intérêt collectif du capitalisme étatsunien, contre les intérêts – s’il y a lieu – de tel ou tel segment de ce capitalisme. Le discours de l’économie libérale, qui prétend que la Banque Centrale, dotée d’un statut qui assure son  indépendance  vis-à-vis de l’Etat, laisse le  marché déterminer seul la valeur de la monnaie, n’est qu’un discours idéologique qui s’emploie à faire croire qu’il n’y a pas besoin d’Etat pour gérer l’économie.
La situation dans la zone Euro n’est pas différente, malgré les apparences. Ici la Banque Centrale Européenne  – dotée d’un statut indépendant des Etats  –  agit en fait comme agent d’exécution de la politique d’Etat du pays dominant du groupe, l’Allemagne. On a vu l’expression avouée de cette fonction dans l’affaire grecque entre autre. C’est pourquoi le FMI ne parle jamais de l’Europe , mais toujours et seulement de  l’Allemagne.
 Le dollar arme d’Etat est efficace tant que les autres Etats acceptent l’asymétrie dans les rapports juridiques entre Etats : aucune personne juridique de nationalité américaine ne peut être jugée par un droit autre que celui des Etats Unis, sans réciproque. Il s’agit là de l’asymétrie banale dans les systèmes impérialistes anciens, coloniaux par exemple.
Armée et monnaie sont des instruments de l’Etat, et non du  marché,  encore moins de la société civile ! Il n’y a pas de capitalisme sans Etat capitaliste. Sur cette question fondamentale Hardt et Negri reprennent tout simplement à leur compte la rhétorique idéologique en vogue, qui s’emploie à masquer cette réalité pour prétendre (ce qui est faux) que l’action bénéfique du capital serait  entravée  par les interventions inutiles et nocives de l’Etat.
On ne voit pas comment la stratégie militaire des Etats Unis et leur contrôle du système financier mondialisé pourraient être mis en déroute autrement que par des politiques d’Etat décidés à s’en affranchir. Tenir pour inutiles – voire dangereuses   – des politiques d’Etat s’assignant ces objectifs, c’est véritablement capituler et accepter l’ordre impérialiste en place.
Les politiques d’Etat mises en œuvre dans le capitalisme contemporain comme dans les étapes antérieures de toute l’histoire moderne ne sont pas exclusivement des politiques économiques au service du bloc hégémonique dominé par le capital ; elles concernent simultanément toutes les aires de la vie sociale, en particulier la gestion politique de la société. Le discours du capitalisme à la mode établit un signe d’égalité entre la loi du marché et la pratique de la démocratie électorale, pluripartite et représentative. Il s’agit là d’un abus pur et simple dont l’histoire réelle dément la réalité. L’Etat dans le capitalisme réellement existant (le prétendu « marché ») accepte – voire favorise – cette option d’apparence démocratique quand cela convient à la gestion de la société par le capital, recourt à d’autres moyens, autocratiques, voire fascistes, dans d’autres circonstances. Je renvoie ici à ce que j’ai écrit à cet endroit concernant le retour du fascisme sur la scène du capitalisme des monopoles généralisés en crise. J’avais signalé les connivences antérieures entre les courants prétendus libéraux (de la droite parlementaire) et les fascismes du passé.
Hardt et Negri oublient tout cela. Ils acceptent le dogme du discours en vogue, ce qui leur permet de donner aux interventions de la société civile – aux résistances et aux luttes des exploités, de la « multitude »  – une puissance démesurée,  déterminante et unilatérale qu’elle n’a pas. Dardot et Laval, qui ne partagent pas cette naïveté, analysent d’une toute autre manière (et je partage leur analyse) la dialectique tantôt conflictuelle, tantôt complémentaire, entre les politiques d’Etat du capital et le déploiement des luttes contre – ou dans – ces politiques. La résultante de cette dialectique est diverse selon les situations. Dans certaines circonstances elle oblige le capital à reculer, à s’ajuster aux avancées imposées par les luttes. Cela étant les classes populaires (le prolétariat généralisé) acceptent alors souvent le compromis obtenu, intériorisent ses exigences et de ce fait deviennent une force active agissant dans la logique du système. Ces formes d’aliénation (le consumisme accepté) retardent la maturation de la conscience anticapitaliste requise pour aller plus loin. Dans d’autres circonstances le capital parvient à façonner le mouvement et en oriente la direction. On a vu des « multitudes » adhérer au fascisme.
Le discours en vogue – diffusé en particulier par Foreign Affairs dont les propositions sont reprises par Hardt et Negri – veut faire croire que les interventions des Etats Unis, qu’il s’agisse d’interventions armées ou d’interventions du dollar, sont favorables par nature au progrès de la démocratie (« benign effect »). Il faut être bien naïf pour lui faire crédit. Doit-on oublier les mensonges d’Etat auxquels les Présidents des Etats Unis ont recours en permanence pour justifier leurs agressions, hier contre l’Irak, aujourd’hui contre la Syrie et la Russie ?
Je m’en tiendrai à ces réflexions rapides, renvoyant le lecteur pour davantage de précisions à l’appendice bibliographique de cet article.
Appendice bibliographique :
La lecture du pavé indigeste portant le titre de Commonwealth m’a inspiré cette critique qui fait suite à celle publiée dans La Pensée (Empire et multitude ; n°343, 2005).
Auteurs cités (dans l’ordre d’apparition de leurs noms) :
Florence Gauthier, Triomphe et mort de la révolution des droits de l’homme et du citoyen ; Syllepse 2014
Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom, Karl ; Gallimard 2012
François Houtart, écrits divers, dont : Le bien commun de l’humanité ; Couleur Livre, Charleroi 2013
Jean Pierre Chevènement, La faute de Monsieur Monnet ; Fayard 2006
Annie Lacroix-Riz, Aux origines du carcan européen ; Delga 2014
Ouvrages de Samir Amin :
L’implosion du capitalisme contemporain (Delga 2012) ; développements concernant les concepts de capitalisme des monopoles généralisés, la prolétarisation généralisée, le capital abstrait, les formes nouvelles d’existence de la bourgeoise.
La loi de la valeur mondialisée (Edition augmentée, Delga 2013); en particulier, Valeur et prix dans le capitalisme, annexes 1 et 2
Articles divers de Samir Amin :
Forerunners of contemporary world : The Paris Commune (1871)  and the Taiping Revolution (1851—64) ;  International  Critical Thought; CASS, Beijing, vol  3, n° 2, 2013
Un capitalisme transnational en voie d’émergence ? ; site Pambazuka, 25/7/2011
La militarisation de la mondialisation, géopolitique de l’impérialisme contemporain ; in, Niels Andersson (ed), Justice internationale et impunité, Harmattan 2007
Géopolitique de l’impérialisme contemporain ; International Review of Sociology, mars 2005
Capitalisme transnational ou impérialisme collectif ?  ; Recherches Internationales, n°89, 2011
Préface ; in, Nkolo Foe, Le post modernisme et le nouvel esprit du capitalisme ;  Codesria 2008
Postface ; in, Gabriella Rofinnelli, Samir Amin, la théorie du système capitaliste ; Parangon 2013
La révolution technologique au cœur du capitalisme vieillissant ; Travail, capital et société ; Montréal, n° 37, 2004
What “radical” means in the 21 st century : Audacity, more Audacity; Review of Radical Political Economy; vol 45,n°3, 2013,





lundi 21 juillet 2014

SAMIR AMIN Commentaire, à propos du livre de Christophe Ventura (L’éveil d’un continent)



SAMIR AMIN
Commentaire, à propos du livre de Christophe Ventura (L’éveil d’un continent)

Le bon livre de Christophe Ventura (L’Eveil d’un continent) nous offre en 150 pages un tableau saisissant des avancées acquises en Amérique latine au cours des trente dernières années, et des défis formidables auxquels ses nations et peuples sont néanmoins toujours confrontés. Un travail de synthèse magnifique, tout en nuances, qui, conscient de l’héritage lourd du continent, de ses avancées remarquables récentes, est tourné vers l’avenir. Je n’en ferai pas ici un résumé inutile : lisez le livre.
Un héritage lourd
Le continent américain a été la première région intégrée dans le capitalisme mondial naissant et façonné comme périphérie des centres européens atlantiques en constitution. Ce façonnement a été d’une brutalité sans pareille. Les Anglais ont ici (comme en Australie et Nouvelle Zélande) tout simplement procédé au génocide complet des Indiens, les Espagnols à leur réduction à un statut proche de l’esclavage qui, en dépit de ses effets démographiques catastrophiques, n’a pas effacé la présence indienne. Les uns et les autres, comme les Portugais et les Français, ont complété leur œuvre de façonnement du continent par la traite des esclaves. L’exploitation de cette première périphérie du capitalisme historique était fondée sur la construction d’un système de production pour l’exportation de produits agricoles (sucre, coton) et de produits miniers.
L’indépendance, conquise par les classes dirigeantes locales blanches, n’a rien changé à cette vocation. L’Amérique latine, avec encore aujourd’hui seulement 8,4 % de la population mondiale, comme l’Afrique, constituent les deux continents où se conjuguent un faible peuplement relatif (par comparaison avec l’Asie de l’Est, du Sud et du Sud Est) et une richesse fabuleuse en ressources naturelles (en terres arables potentielles et en richesses du sous sol). Ils ont de ce fait vocation à être et à demeurer des régions soumises au pillage systématique et à grande échelle de ces ressources au seul bénéfice de l’accumulation du capital dans les centres dominants, l’Europe et les Etats Unis.
Les formes politiques et sociales construites pour servir cette vocation ont bien entendu évolué avec les siècles ; mais elles sont demeurées conçues à chaque étape, jusqu’aujourd’hui, pour la servir. Au XIXe siècle l’intégration de l’Amérique latine dans le capitalisme mondial reposait d’une part sur l’exploitation de ses paysans, réduits au statut de péons et leur soumission par l’exercice des pratiques sauvages des pouvoirs exercés directement par les grands propriétaires fonciers et d’autre part sur  l’exploitation de ses mines par les premières grande compagnies minières européennes et étasuniennes. Le système de Porfirio Diaz au Mexique en constitue un bel exemple.
L’approfondissement de cette intégration au XXe siècle a produit la « modernisation de la pauvreté ». L’exode rural accéléré, plus marqué et plus précoce en Amérique latine qu’en Asie et en Afrique, a substitué aux formes anciennes de la pauvreté rurale celles du monde contemporain des favellas urbaines. En parallèle les formes du contrôle politique des masses ont été à leur tour « modernisées » par la mise en place de dictatures para fascistes (abolition de la démocratie électorale, interdiction des partis et des syndicats, octroi à des services spéciaux « modernisés » par leurs techniques de renseignement  le droit  d’arrêter, torturer, faire disparaître tout opposant réel ou potentiel). Des dictatures au service du bloc réactionnaire local (latifundiaires, bourgeoisies compradore, classes moyennes bénéficiaires de ce mode de lumpen développement) et du capital étranger dominant, en l’occurrence celui des Etats Unis.
Le continent conserve jusqu’à ce jour les marques de la surexploitation sauvage à laquelle il est soumis. Les inégalités sociales y sont extrêmes plus encore qu’ailleurs. Le Brésil est un pays riche (le rapport terres arables/population y est 17 fois meilleur qu’en Chine) où on ne voit que des pauvres ; la Chine un pays pauvre où on voit beaucoup moins de déchéance extrême, ai-je écrit. Mais au Brésil, conséquence de son développement capitaliste périphérique précoce et profond, il n’y a plus que 10 % de ruraux : la pauvreté est désormais urbaine. Au Venezuela le pétrole a intégralement détruit l’économie et la société : il n’y a plus ni agriculture, ni industries, tout est importé. Très riches et très pauvres vivent – ou survivent – de la seule rente pétrolière.
Dans ces conditions la reconstruction d’une agriculture capable d’assurer la souveraineté alimentaire comme la construction de systèmes industriels cohérents et efficaces exigeront la mise en œuvre de politiques systématiques de longue haleine spécifiques, certainement différentes de celles qu’on pourrait imaginer en Asie et en Afrique.
Des avancées révolutionnaires remarquables
Le contraste est ici également visible, entre les avancées conséquentes conquises par les luttes populaires en Amérique du Sud au cours des trente dernières années et leur absence en Asie (Chine, Taïwan et Corée faisant exception) et en Afrique.
A l’origine de ces avancées : la mise en déroute des dictatures des années 1960-1970 par d’immenses mouvements populaires urbains. Initiée au  Brésil par la présidence de Fernando Henrique Cardoso, approfondie par celle de Lula (2003), par la première victoire électorale de Chavez (1999), la maturation de la revendication de la démocratie est incontestablement en avance en Amérique latine. Cette revendication ne concerne plus quelques segments des classes moyennes, mais désormais la grande majorité des classes populaires, urbaines et rurales. Elle a permis des victoires électorales en Bolivie, en Ecuador, en Argentine, en Uruguay (ce qui constitue l’exception dans l’histoire ancienne et récente et non la règle !) qui ont porté au gouvernement une nouvelle génération de dirigeants, dont les cultures politiques progressistes  n’ont plus rien à voir avec celle des XIXe et XXe siècles. Une génération de dirigeants qui ont osé amorcer la remise en cause des politiques économiques et sociales réactionnaires du  néolibéralisme, au plan intérieur tout au moins, sans que, malheureusement  (et c’est là leur limite) cette remise en question n’ait modifié le mode d’insertion des pays concernés dans le capitalisme global.
Acquis positifs majeurs incontestables : l’amorce de la rénovation de la gestion démocratique de la politique (budgets participatifs, référendums révocatoires etc.), de politiques sociales correctives (mais plus par la redistribution que par le développement d’activités productives nouvelles), enfin la reconnaissance du caractère multinational des nations andines.
Ces acquis se sont conjugués avec les efforts de l’Amérique latine pour se libérer de la tutelle politique des Etats Unis – formulée par la doctrine Monroe – malheureusement sans pour autant réduire la dépendance économique du continent. L’organisation des Etats Américains – le  « Ministère des Colonies de Washington » – a du plomb dans l’aile depuis la constitution de l’Alba et du Celac (2011) – le dernier rassemblant tous les Etats du continent mais excluant les Etats Unis et le Canada. Le Mexique – soumis aux exigences du marché intégré nord américain – a commis de ce fait ce que j’ai osé qualifier de « suicide national » qui ne pourra être surmonté que par une grande révolution nationale et populaire, comme celle des années 1910-1920.
Les limites de ces premières avancées sont néanmoins évidentes : le continent non seulement demeure voué à l’échelle globale à la production primaire (75% de ses exportations encore aujourd’hui, alors que l’Asie – la Chine en premier lieu – progresse à vive allure dans l’industrialisation et dans l’exportation compétitive  de produits manufacturés), mais on assiste à même à une « re-primatisation » de son économie (le modèle « extractionniste »). Le succès conjoncturel de l’exportation de produits primaires, la liquidation de l’endettement extérieur massif qu’il a permis, alimentent une illusion dangereuse : celle que le progrès politique et social pourrait être poursuivi sans sortir de la mondialisation telle qu’elle est.
Les limites et contradictions des avancées du continent interpellent la pensée sociale progressiste contemporaine. Ces avancées ont été produites par un mouvement populaire civil puissant, en rupture avec les formes anciennes de luttes conduites par des partis (communistes ou populistes) et avec l’expérience des luttes armées des années 1960-1970. J’ai proposé à cet effet un cadre d’analyse dont je rappelle ici seulement les très grandes lignes. Je parle de « prolétarisation généralisée et simultanément segmentée à l’extrême ». Il s’agit bien d’une prolétarisation, au sens que tous les travailleurs (formels et informels) n’ont rien d’autre à vendre que leur force de travail, y compris leurs capacités « cognitives » s’il y a lieu. La segmentation est, elle, largement produite par des stratégies systématiques mises en œuvre par les monopoles généralisés qui contrôlent le système économique considéré dans son ensemble, l’orientation de la recherche et de l’invention technologiques, le pouvoir politique. De surcroît la garantie de permanence du contrôle étroit des monopoles généralisés de la triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon) est recherchée par une géostratégie de déploiement du contrôle militaire de la Planète par les forces armées des Etats Unis et de leurs alliés subalternes (Otan et Japon). Cette analyse vient en contrepoint de celle de Hardt et Negri dont je critique l’insistance démesurée sur la portée des effets de la « liberté » mise en œuvre dans les luttes de résistance de la « multitude » (terme flou pour cacher la prolétarisation), comme leur erreur de jugement sur la politique de Washington, dont le projet militaire aurait, selon eux, déjà « échoué », alors que, à mon avis, l’establishment  n’a absolument pas renoncé à sa poursuite (et Hilary Clinton, si elle est élue, accentuerait cette fuite en avant).
Des défis formidables à surmonter
Ventura place l’accent sur l’avenir du continent et identifie les défis auxquels il est désormais confronté. Les avancées des trente dernières années ont créée des conditions favorables  permettant leur poursuite et leur approfondissement. Mais il y a des conditions pour que ce possible devienne réalité. J’en synthétise la nature en proposant la mise en œuvre de « projets souverains associant la construction de systèmes industriels modernes cohérents, la reconstruction de l’agriculture et du monde rural, la consolidation de progrès sociaux et l’ouverture à l’invention d’une démocratisation progressive et sans fin ». Mon insistance sur la souveraineté nationale, qu’il faut savoir associer à celle des classes populaires et non accepter de la dissocier de celle-ci, vient également en contrepoint du discours de Negri, qui estime dépassées l’affirmation de la nation et la construction d’un système mondial pluricentrique. A mon avis ces objectifs sont loin d’être « dépassés » –  certainement pas encore ! L’imaginer rend impossible la construction de stratégies d’étape efficaces.
La reconstruction de l’agriculture – dans la perspective de la consolidation de la souveraineté alimentaire – imposera des formules de politiques différentes d’un pays à l’autre. Lorsque l’urbanisation absorbe 80% (ou plus) de la population il devient illusoire d’imaginer possible un « renvoi à la terre » de travailleurs urbains paupérisés. Il faut envisager un mode de reconstruction très différent de celui qui est toujours possible et nécessaire en Asie et en Afrique. Néanmoins cette reconstruction implique l’abandon des politiques toujours en cours, fondées sur la grande exploitation qui gaspille les terres (dans le modèle argentin en particulier). Dans les pays andins et au Mexique la reconstruction ne peut être fondée sur la reconstruction illusoire des communautés indiennes du passé, dont on ne peut ignorer ni qu’elles ne répondent pas aux exigences d’avenir, ni qu’elles ont été défigurées par leur soumission aux exigences du lumpen développement périphérique spécifique aux pays en question.
La construction de systèmes industriels modernes et autocentrés (orienté vers le marché interne populaire et seulement accessoirement vers l’exportation) peut être imaginée pour le Brésil, peut être pour l’Argentine, certainement pour le Mexique s’il parvient à sortir des griffes de l’intégration nord américaine. Mais les politiques à l’œuvre se situent bien en deçà des exigences de cette construction, et ne sortent pas des limites imposées par les segments du grand capital national industriel et financier dominant associé aux monopoles des pays impérialistes. Nationalisation/étatisations et interventions actives de l’Etat sont incontournables, au moins pour cette première étape, ouvrant alors la route à la possibilité d’une socialisation réelle et progressive de leur gestion.
Pour les autres pays du continent, j’imagine mal des avancées dans la construction industrielle sans intégration régionale systématique (et elle ne l’est pas encore à ce jour) et même sans la construction de nouvelles solidarités à l’échelle du Grand Sud (les trois continents). La Chine seule – et peut être quelques autres pays dits « émergents » – pourrait soutenir ici des projets d’industrialisation d’envergure (pour le Venezuela par exemple). Mais cela implique que Beijing comprenne que son intérêt est de le faire, ce qui n’est pas le cas. La complicité latente entre les pouvoirs latino américains tablant toujours sur leurs richesses naturelles et la Chine qui a besoin d’accéder à ces ressources retarde chez les uns et les autres la prise de conscience des exigences à long terme d’une autre perspective, laquelle exige à son tour d’autres formes de « coopération » que celles mises en œuvre jusqu’à ce jour.
On en revient alors aux défis auxquels « le mouvement populaire progressiste » est confronté en Amérique latine, comme ailleurs dans les trois continents : dépasser la singularité des revendications de ses composantes en lutte, inventer les formes politiques nouvelles de la construction de l’unité dans la diversité.