lundi 26 septembre 2016

SAMIR AMIN, Le Sud découvre qu'il est entravé, pas en retard



Le sud découvre qu’il est entravé, pas en retard
Auteur : Samir Amin
Ouvrage de référence : Samir Amin, Le développement inégal, Editions de Minuit, Paris, 1973.
Texte corrigé, in, Le Monde diplomatique ; Manuel d’Economie critique ; 2016
En 1949, le président américain Harry Truman (1945-1953) emploie, pour la première fois, le concept de « sous-développement », au sujet de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine dont il craint que la pauvreté ne les fasse basculer dans l’escarcelle « communiste ». Dans cette perspective, le développement est conçu comme un processus linéaire : engagés plus tôt que les autres dans cette voie, les pays du Nord ont pris une avance qu’il revient au Sud de rattraper. Comment ? En s’intégrant toujours davantage au phénomène de mondialisation. En d’autres termes, en tournant le dos à la volonté – jugée irrationnelle – d’exercer leur souveraineté nationale dans le domaine économique et en ouvrant la porte au vent modernisateur du capital international…
Pourtant l’idée d’une linéarité du développement avait été remise en cause, notamment par l’économiste argentin Raul Prebisch (1901-1986). Dès les années 1940, celui-ci décompose le monde entre un Centre (en substance, les pays de la modernité capitaliste) et une Périphérie (le reste du monde). A son tour en 1957 Samir Amin soutenait que sous-développement et développement ne se succèdent pas, mais sont concomitants : ils constituent les deux faces du déploiement mondial du capitalisme, lequel conduit à l’accumulation des richesses au Nord. Qu’on en juge : l’écart entre les différentes sociétés constituant plus de 95 % de la population planétaire vers l’an 1500 était au plus de un à deux (pas toujours à l’avantage des sociétés européennes). Au terme de cinq siècles de déploiement capitaliste, il est passé de 1 à plus de 30, une évolution sans pareille dans l’histoire de l’humanité. Siphonnant les richesses du Sud, le développement (du Centre) engendre donc mécaniquement le sous-développement (de la Périphérie), comme l’observe l’économiste germano-américain André Gunder Frank dans les années 1970. A l’époque, d’autres – tels l’auteur de ces lignes – soulignent la nature « inégale » du développement.
On ne s’étonnera donc pas que l’intégration de l’Afrique au système du capitalisme des métropoles lors de sa colonisation n’ait pas conduit au rattrapage de son « retard » en termes de développement. L’objectif était tout autre : renforcer la puissance des Etats colonisateurs dans le cadre de la compétition qu’ils se livraient entre eux. Tout comme l’Afrique colonisée, les pays que les institutions financières internationales invitent aujourd’hui à ouvrir leurs portes au capital international n’observent aucune modernisation de leur appareil productif. L’opération se traduit par le pillage de leurs ressources naturelles, le ratissage financier de l’épargne nationale ou… les deux.
Comment rompre avec le piège du développement inégal ? L’idée avancée à des degrés divers de radicalité et de remise au cause du modèle capitaliste – consiste à s’engager dans la voie d’un développement autocentré se donnant pour objectif prioritaire la construction d’un système productif national souverain fondé sur l’industrialisation et la rénovation de l’agriculture paysanne. Les effets du rapport inégal centres/périphéries peuvent alors être réduits sur le plan économique, conduisant à un rééquilibrage du rapport de force sur la scène politique internationale. C’est l’esprit de la Conférence de Bandung, qui rassembla en 1955 les pays dits « non-alignés » : celui de la solidarité active des peuples du Sud, condition de la démocratisation de leurs sociétés et du progrès social.
Mais les mesures à mettre en œuvre pour y parvenir ont mauvaise presse à l’heure actuelle. Protectionnisme, contrôle des changes, stimulation de l’économie par l’Etat, etc. : elles font toutes partie de la boîte à outils à laquelle le Nord a eu recours pour se développer. Mais de là à laisser le Sud en faire usage…

mardi 13 septembre 2016

SAMIR AMIN , Que peut-on attendre du Nord?



SAMIR AMIN

Que peut-on attendre du Nord?

Questions de méthode

Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une donnée première dans toute l'histoire du déploiement capitaliste. Le capitalisme historique (il n'y en a pas d'autres sauf dans l'imaginaire irréel de la doctrine libérale) se confond avec l'histoire de la conquête du monde par les Européens et leurs descendants qui ont fait les Etats Unis (plus le Canada et l'Australie). Une conquête victorieuse pendant quatre siècles – de 1492 à 1914- devant laquelle les résistances des peuples victimes avaient toujours échoué. Un succès donc qui permettait de fonder sa légitimité par la supériorité du système européen, synonyme de modernité, de progrès, de bonheur pour employer les termes de la doctrine anglaise de “l'utilitarisme”, fondement de l'eurocentrisme. Une conquête qui a persuadé les peuples des centres impérialistes (tous Européens d'origine, auxquels se sont agrégés les Japonais qui ont choisi d'imiter leurs prédécesseurs, mais dont été exclus les Latino-américains) de leur droit “préférentiel” aux richesses de la planète. Une sorte de racisme profond qui ne revêt plus les formes primitives de la croyance dans l'inégalité des “races”.

Cette page de l'histoire est en voie d'être tournée, remise en question par l'éveil du Sud. Un éveil qui s'est manifesté tout au long du XX ième siècle par les révolutions conduites au nom du socialisme dans la semi périphérie russe puis dans les périphéries de Chine, Vietnam, Cuba, comme par les libérations nationales d'Asie et d' Afrique et les avancées de l'Amérique latine. La lutte des peuples du Sud pour leur libération – désormais victorieuse dans sa tendance générale- s'articule à la remise en question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n'y a pas de socialisme concevable hors de l'universalisme, qui implique l'égalité des peuples. Dans les pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux du Nord ils en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent parfaitement bien que souvent soit  ils s'y résignent (dans le Sud) soit s'en félicitent (dans le Nord). Ce n'est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n'est pas à l'ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours "la zone des tempêtes", des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce fait les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du monde comme toute l'histoire du XX ième siècle le démontre. Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui en général ne remettent en question ni la propriété du capital ni l'ordre mondial impérialiste. Cela est particulièrement visible aux Etats-Unis. La situation est plus complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite et gauche, depuis les Lumières et la révolution française, puis ensuite avec la formation d'un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe. Néanmoins l'américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce contraste. De ce fait également les modifications de la compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d'être placées au centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes variantes possibles des rapports entre les Etats-Unis et l'Europe, comme le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous-développement. Leurs "socialismes" sont de ce fait toujours porteurs de contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres. Cette conjonction définit ma lecture du marxisme, qui ne craint pas de rejeter certaines conclusions, fussent-elles de Marx, un marxisme toujours inachevé.

Le capitalisme étant un système mondial et non la simple juxtaposition de systèmes capitalistes nationaux, les luttes politiques et sociales, pour être efficaces, doivent être conduites simultanément dans l’aire nationale (qui reste décisive parce que les conflits, les alliances et les compromis sociaux et politiques se nouent dans cette aire) et au plan mondial. Ce point de vue me paraît avoir été celui de Marx et des marxismes historiques (« Prolétaires de tous les pays unissez-vous »), ou dans la version maoïste enrichie (« Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés, unissez-vous »). Le problème est mondial, sa solution doit donc l’être également, dit-on. Non, la solution mondiale n’est jamais le produit de décisions collectives prises à cette échelle (pas plus qu’à celle de l’Europe). Elle est toujours le produit d’avancées inégales d’un pays à un autre, d’une déconstruction du système qui rend alors possible sa reconstruction plus tard sur de nouvelles bases.

Dans le moment actuel la page de la libération du Sud paraît néanmoins tournée. Les classes dirigeantes du Sud semblent accepter de se soumettre aux exigences de la mondialisation, les unes avec l'espoir d'en tirer profit, les autres contraintes. L "occidentalisation" du monde est en marche. La doctrine libérale triomphe et croit trouver la preuve de la justesse de sa vision: l'homogénéisation du monde, le "rattrapage"  serait possible dans le capitalisme, sa réalisation dépend de l'intelligence des classes dirigeantes concernées. Je crois avoir fourni de bons arguments qui démontrent qu'il n'en est rien, que la polarisation commande l'avenir du système comme son passé. La libération des peuples du Sud reste donc indissociable de la construction d'une perspective socialiste, de la progression du capitalisme au socialisme mondial.

Illusion, répète t- on, que l'effondrement définitif des modèles soviétiques et maoïstes illustre. A ceux qui pensent donc le socialisme impossible, je dis : le capitalisme n'est pas sorti d'un seul coup du triangle Londres-Amsterdam-Paris au XVII ième siècle; trois siècles plus tôt il s'était cristallisé dans les villes italiennes dans une première forme qui a sombré mais sans laquelle sa forme "définitive" plus tardive aurait été impensable. Il en sera probablement de même du socialisme. Mais ce probable ne deviendra réalité que si l'articulation libération du Sud/invention des étapes de la longue transition au socialisme mondial s'organise avec l'efficacité nécessaire pour "changer le monde". Cela implique que s'affirme "la vocation afro asiatique" du marxisme. Certes le Sud ne paraît pas engagé sur cette voie. Au contraire ce sont les illusions passéistes qui ont le vent en poupe chez beaucoup de ses peuples. L'Amérique latine, mais surtout la Chine, qui font exception, feront elles sortir des ornières? Je le crois possible. Un nouveau "front du Sud" ("Bandoung 2") peut associer dans des formules diverses à géométrie variable Etats et peuples du Sud. Un Bandoung mieux armé que le premier, les pays du Sud ayant désormais beaucoup plus de possibilités fructueuses de coopération.

A en croire le discours répétitif des médias occidentaux, l’idée d’un renouveau du Non Alignement serait chimérique. Dans ce discours tout ce qui s’était passé dans le monde entre 1945 et 1990 ne s’expliquerait que par « la guerre froide », et par rien d’autre. L’URSS disparue et la page de la guerre froide tournée, aucune posture « analogue » à celles qu’on a connues à l’époque n’a de sens. Mesure-t-on l’ineptie de ce propos ? et le préjugé incroyablement méprisant – voire raciste – qui constitue son fondement ? L’histoire vraie de Bandoung et du Non Alignement qui en est issu a démontré que les peuples d’Asie et d’Afrique ont bel et pris à l’époque une initiative, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Le Non Alignement était déjà un « non alignement sur la mondialisation », sur le modèle de mondialisation que les puissances impérialistes voulaient imposer aux pays qui venaient de reconquérir leur indépendance, en substituant au colonialisme défunt un néo colonialisme. Le Non Alignement procédait du refus de se plier aux exigences de cette mondialisation impérialiste renouvelée. Cette initiative a gagné la bataille et fait reculer, pour un temps, l’impérialisme. Elle a donc été par elle-même un facteur positif de transformation du monde, et pour le meilleur en dépit de toutes ses limites. L’Union soviétique a alors compris le bénéfice qu’elle pouvait tirer de son soutien au Non Alignés. Car l’Union soviétique elle aussi était en conflit avec le système de la mondialisation dominant, et souffrait de l’isolement dans lequel les puissances atlantistes l’enfermaient. Moscou a donc compris qu’en se rapprochant des Non Alignés  il brisait cet isolement. Par contre les puissances impérialistes ont combattu le Non Alignement, parce qu’il était « non alignement sur la mondialisation ». Aujourd’hui les pays du Sud sont à nouveau confrontés à un projet impérialiste de mondialisation dont ils seraient les victimes. Leur volonté qui se dessine de ne pas se plier à ses exigences remet à l’ordre du jour une « renaissance » du non alignement sur la mondialisation. Appelons cela  un « Bandoung 2 » si on veut. Bien sûr le monde a changé  depuis (cette constatation relève de la banalité extrême). Et de ce fait la nouvelle mondialisation impérialiste n’est pas la copie conforme de celle à laquelle Bandoung s’était confronté.

Le discours qui réduit le Non Alignement à un avatar de la guerre froide procède d’un préjugé tenace en Occident : les peuples d’Asie et d’Afrique n’étaient pas capables d’initiative par eux-mêmes, et ils ne le sont pas davantage aujourd’hui, ni demain ! Ils sont condamnés à être indéfiniment manipulés par les puissances majeures (en priorité les Occidentaux bien entendu). Ce mépris cache mal un racisme profond. Comme si les Algériens par exemple avaient pris les armes pour faire plaisir à Moscou, peut-être à Washington, qu’ils avaient été manipulés à cette fin par quelques leaders qui auraient choisi de jouer la carte d’une puissance ou d’une autre. Non, leur décision procédait simplement de leur volonté de se libérer du colonialisme, la forme de la mondialisation de l’époque. Et lorsqu’ils ont mis en œuvre leur décision propre, les camps se sont dessinés entre ceux qui les soutenaient et ceux qui les combattaient. Voilà la réalité de l’histoire.

Il est impossible de dessiner la trajectoire que dessineront ces avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord. Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un moment de crise, mais que celle-ci est une crise de croissance, au sens que la poursuite des objectifs de libération de ses peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en prennent la mesure, mieux qu'ils soutiennent cette perspective et l'associent à la construction du socialisme. Un moment de solidarité de cette nature a bien existé à l'époque de Bandoung. A l'époque les jeunes Européens affichaient leur "tiers-mondisme", sans doute naïf, mais combien plus sympathique que leur repliement « européen »  actuel  !
                                                          
Sans revenir sur les analyses du capitalisme mondial réellement existant que j’ai développés ailleurs, je rappellerai simplement leurs conclusions : qu’à mon avis l’humanité ne pourra s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste au capitalisme que si les choses changent aussi en Occident développé. Cela ne signifie en aucune manière que les pays de la périphérie doivent attendre ce changement et, jusqu’à ce qu’il se produise, se contenter de "s’ajuster " aux possibilités qu’offre la mondialisation capitaliste. Au contraire c’est plus probablement dans la mesure où les choses commenceront à changer dans les périphéries que les sociétés de l’Occident, contraintes de s’y faire, pourraient être amenées à leur tour à évoluer dans le sens requis par le progrès de l’humanité toute entière. A défaut le pire, c’est à dire la barbarie et le suicide de la civilisation humaine, reste le plus probable. Je situe bien entendu les changements souhaitables et possibles dans les centres et dans les périphéries du système global dans le cadre de ce que j’ai appelé « la longue transition ». Mes analyses me conduisaient également à situer en Chine, et peut être en Europe, les probabilités les plus grandes d’évolutions favorables possibles. Je reconnais néanmoins que la part d’intuition dans ce type d’analyses « futuristes » ne peut jamais être éliminée.

 Chacun de nous connaît ou croît connaître les sociétés de l’Occident développé, les forces d’inertie produites par l’avantage de leurs positions centrales dans le système mondial, la stabilité relative que cette inertie donne à ces sociétés, mais aussi l’ouverture d’esprit qui les caractérise, leur imagination créatrice, autrement dit leurs capacités de répondre aux défis par des avancées souvent difficiles à prévoir, mais non moins étonnantes. Chacun de nous connaît l’immensité des savoirs – bons et moins bons – accumulés dans les universités et centres de recherche du « premier monde ».
Quelles sont les conditions permettant d'envisager que les pays du Nord s'écartent de la voie dans laquelle ils sont engagés depuis cinq siècles : celle de la guerre permanente contre les peuples du Sud et des guerres non moins permanentes entre eux pour le partage du butin ?

Ma thèse est que le système impérialiste est passé à un stade nouveau de son développement, caractérisé par la substitution d'un impérialisme collectif de la triade à la pluralité des impérialismes en conflit permanent dans l'histoire antérieure du capitalisme. Produite par la centralisation grandissante du capital, cette transformation place aux postes de commande une ploutocratie financière foncièrement anti démocratique. Devenu sénile, le capitalisme doit être dépassé par l'invention du socialisme du XXI ième siècle. Mais le capitalisme ne mourra pas de sa belle mort; au contraire la ploutocratie en place n'a d'autre choix que celui de tenter de détruire le Sud, devenu capable de se développer par lui-même. Les peuples du Nord s'associeront ils dans cette entreprise criminelle à leurs classes dirigeantes ? Mon analyse pour y répondre ne place pas l'accent, comme d'autres le font, sur les contradictions qui opposeraient les oligopoles des centres (en particulier les Etats-Unis et l'Europe) mais sur les singularités des cultures politiques des différents peuples concernés, qui permettent d'imaginer des ruptures du front des ploutocraties de la triade. Car à mon avis ces singularités expliquent autant les parcours du passé et les perspectives d'avenir que les conditions économiques et sociales générales. La pensée bourgeoise, dominée par l'économisme, l'ignore. Marx y portait une attention particulière. Mais pas le marxisme simplifié comme en témoignent les discours de nombreux segments de l'extrême gauche européenne qui se contentent de stigmatiser le "capital exploiteur" sans souci de développer des stratégies politiques de lutte, lesquelles impliquent nécessairement qu'on n'ignore rien du poids des cultures politiques concrètes des peuples concernés.

Le lecteur de ce qui suivra jugera peut être mes "jugements" un peu trop sévères. Ils le sont. Mes observations concernant le Sud ne le sont pas moins. Au demeurant les cultures politiques ne sont pas des invariants transhistoriques. Elles évoluent, parfois pour le pire, mais tout autant pour le meilleur. J'estime que la construction de la "convergence dans la diversité" dans la perspective socialiste l'exige.

Les Etats-Unis

                                    
La culture politique est le produit de l’histoire envisagée dans sa longue durée, laquelle est toujours, bien entendu, propre à chaque pays. La culture politique des Etats Unis n’est pas celle qui a pris sa forme en France à partir des Lumières puis surtout de la révolution, et, à des degrés divers, a marqué l’histoire d’une bonne partie du continent européen. Celle des Etats Unis est sur ce plan, marquée par des spécificités propres : la fondation de la Nouvelle Angleterre par des sectes protestantes extrémistes, le génocide des Indiens, l’esclavage des Noirs, le déploiement de « communautarismes » associés à la succession des vagues de migrations du XIXe siècle.

La forme particulière du protestantisme implantée en Nouvelle Angleterre a marqué l’idéologie américaine d’une empreinte forte. Elle sera le moyen par lequel la nouvelle société américaine partira à la conquête du continent, légitimant celle-ci dans des termes puisés dans la Bible (la conquête violente par Israël de la terre promise, thème répété à satiété dans le discours nord- américain). Le génocide des Indiens s’est inscrit naturellement dans la logique de la mission divine du nouveau peuple élu. Par la suite les Etats Unis étendront à la planète entière leur projet de réaliser l’œuvre que « Dieu » leur a ordonné d’accomplir. Car le peuple des Etats Unis se vit comme le « peuple élu ». Bien entendu l’idéologie américaine en question n’est pas la cause de l’expansion impérialiste des Etats Unis. Celle-ci obéit à la logique de l’accumulation du capital, dont elle sert les intérêts (tout à fait matériels). Mais cette idéologie convient à merveille. Elle brouille les cartes.

La « révolution américaine » vantée plus que jamais, n’a été qu’une guerre d’indépendance limitée sans portée sociale. Dans leur révolte contre la monarchie anglaise les colons américains ne voulaient rien transformer des rapports économiques et sociaux, mais seulement n’avoir plus à en partager les profits avec la classe dirigeante de la mère patrie. Ils voulaient le pouvoir pour eux- mêmes non pas pour faire autre chose que ce qu’ils faisaient à l’époque coloniale, mais pour continuer à le faire avec plus de détermination et de profit. Leurs objectifs étaient avant tout la poursuite de l’expansion vers l’Ouest, qui impliquait entre autre le génocide des Indiens. Le maintien de l’esclavage n’était également, dans ce cadre, l’objet d’aucun questionnement. Les grands chefs de la révolution américaine étaient presque tous des propriétaires esclavagistes et leurs préjugés dans ce domaine inébranlables.

Les vagues successives d’immigration ont également joué leur rôle dans le renforcement de l’idéologie américaine. Les immigrants ne sont certainement pas responsables de la misère et de l’oppression qui sont à l’origine de leur départ. Ils en sont au contraire les victimes. Mais les circonstances – c’est à dire leur émigration – les conduisent à renoncer à la lutte collective pour changer les conditions communes à leurs classes ou groupes dans leur propre pays, au profit d’une adhésion à l’idéologie de la réussite individuelle dans le pays d’accueil. Cette adhésion est encouragée par le système américain dont elle fait l’affaire à la perfection. Elle retarde la prise de conscience de classe, qui, à peine a-t-elle commencé à mûrir, doit faire face à une nouvelle vague d’immigrants qui en fait avorter la cristallisation politique. Mais simultanément la migration encourage la « communautarisation »  de la société américaine. Car le succès individuel » n’exclut pas l’insertion forte dans une communauté d’origine, sans laquelle l’isolement individuel risquerait d’être insupportable. Or ici encore le renforcement de cette dimension de l’identité – que le système américain récupère et flatte – se fait au détriment de la conscience de classe et de la formation du citoyen.

Les idéologies communautaires ne pouvaient pas constituer un substitut à l’absence d’une idéologie socialiste de la classe ouvrière. Même la plus radicale parmi celles-ci, celle de la communauté noire. Car par définition le communautarisme s’inscrit dans le cadre du racisme généralisé qu’il combat sur son propre terrain, sans plus. J’avais, comme d’autres, placé quelques espoirs dans les Noirs américains à l’époque héroïque des Blacks Panthers. Néanmoins j’ai rapidement mesuré l’ampleur du désastre intellectuel, culturel et politique dont ils étaient les victimes et dont ils ne parvenaient pas à concevoir les moyens de sortir. Donc beaucoup de gestes, sympathiques. Mais aucune analyse. Des attitudes purement émotives intériorisant le racisme, accepté et retourné. Témoignage hélas correct de la profondeur immense du racisme de cette société. Les ravages du colonialisme interne sont sans commune mesure avec ceux du colonialisme externe. L'esclavage, pratiqué dans la société des Etats Unis, a donc produit des effets terribles en comparaison de ceux associés à l'esclavage pratiqué par les Européens dans de lointaines colonies.

La combinaison propre à la formation historique de la société des Etats Unis – idéologie religieuse « biblique » dominante et absence de parti ouvrier – a produit avant les autres le gouvernement d’un parti de facto unique, le parti du capital. Les deux segments qui constituent ce parti unique partagent le même libéralisme fondamental. L’un et l’autre s’adressent à la seule minorité – 40 % de l’électorat – qui « participe » à ce type de vie démocratique tronquée et impuissante qu’on leur offre. Chacun d’eux a sa clientèle propre -  dans les classes moyennes, puisque les classes populaires ne votent pas – et y a adapté son langage. Chacun d’eux cristallise en son sein un conglomérat d’intérêts capitalistes segmentaires (les « lobbies ») ou de soutiens « communautaires ». La démocratie américaine constitue aujourd’hui le modèle avancé de ce que j’appelle « la démocratie de basse intensité ». Son fonctionnement est fondé sur une séparation totale entre la gestion de la vie politique, assise sur la pratique de la démocratie électorale, et celle de la vie économique, commandée par les lois de l’accumulation du capital. Qui plus est cette séparation n’est pas l’objet d’un questionnement radical, mais fait plutôt partie de ce qu’on appelle le consensus général. Or cette séparation annihile tout le potentiel créateur de la démocratie politique. Elle castre les institutions représentatives (parlements et autres), rendues impuissantes face au « marché » dont elles acceptent les diktats. Voter démocrate, voter républicain ; cela n’a aucune importance puisque votre avenir ne dépend pas de votre choix électoral mais des aléas du marché.

Marx pensait que la construction aux Etats Unis d’un capitalisme « pur », sans antécédent pré capitaliste, constituait un avantage pour le combat socialiste. Je pense, au contraire, que les  ravages de ce capitalisme « pur » constituent l’obstacle le plus sérieux qu’on puisse imaginer.

L’objectif avoué de la nouvelle stratégie hégémoniste des Etats Unis est de ne tolérer l’existence d’aucune puissance capable de résister aux injonctions de Washington, et pour cela de chercher à démanteler tous les pays jugés « trop grands », comme de créer le maximum d’Etats croupions, proies faciles pour l’établissement de bases américaines assurant leur « protection ». Un seul Etat a le droit d’être « grand », les Etats Unis. Les objectifs du projet de Washington sont l'objet d'un grand étalage dont la vertu principale est la franchise, quand bien même la légitimation des objectifs serait-elle toujours noyée dans un discours moralisateur propre à la tradition américaine. La stratégie globale américaine vise cinq objectifs : (i) neutraliser et asservir les autres partenaires de la triade (l'Europe et le Japon) et minimiser la capacité de ces Etats d'agir à l'extérieur du giron américain ; (i) établir le contrôle militaire de l'OTAN et "latino-américaniser" les anciens morceaux du monde soviétique ; (iii) contrôler sans partage le Moyen Orient et l’Asie centrale et leurs ressources pétrolières : (iv) démanteler la Chine, s'assurer la subordination des autres grands Etats (Inde, Brésil) et empêcher la constitution de blocs régionaux qui pourraient négocier les termes de la globalisation ; (v) marginaliser les régions du Sud qui ne représentent pas d'intérêt stratégique.

L’hégémonisme des Etats Unis repose donc en définitive plus sur la sur dimension de leur puissance militaire que sur les « avantages » de leur système économique. Je me contenterai donc de résumer le sens des développements que j’ai consacrés à cette question en mettant l’accent sur l’avantage politique-réel – dont bénéficient les Etats Unis : ils sont un Etat, l’Europe ne l’est pas. Ils peuvent donc se poser en leader incontesté de la triade en faisant de leur puissance militaire et de l’OTAN qu’ils dominent le « poing visible » chargé d’imposer l’ordre impérialiste nouveau aux récalcitrants éventuels. Mais derrière cette façade il y a quand même un peuple en dépit de sa niaiserie politique. Mon intuition est néanmoins que l’initiative du changement ne viendra pas de là-bas, même s’il n’est pas impossible que le wagon américain vienne par la suite s’accrocher à d’autres qui amorceraient le mouvement.

L’Europe, comme on le voit, n’est pas à l’abri d’une dérive appauvrissante de même nature. Avec le ralliement libéral de ses partis socialistes et la crise du monde du travail elle y est déjà bel et bien engagée. Mais elle pourrait s’en dégager.

Le Canada peut-il être autre chose que la province extérieure des Etats-Unis, comme l'Australie ? L’économiste de tempérament est incapable d’imaginer un Canada autre que celui-ci, en dépit des traditions politiques du Canada anglais et du rejet culturel du Québec. Mais les esprits les plus lucides du pays non seulement l’imaginent mais s’emploient à faire avancer la conscience de cette exigence. La route sera longue et difficile. Quel que sympathique que soit le peuple québecois,  juste et important son combat culturel, il n’empêche que les forces politiques majeures du pays – polarisées sur la dimension linguistique de leur résistance – ne conçoivent pas une déconnexion de leur économie par rapport à celle du grand voisin. Lequel, évidemment, dans ces conditions, se moque pas mal d’une autonomie ou même d’une indépendance du Québec. Les Etats Unis pourront continuer à piller au bénéfice de leur gaspillage les immenses ressources naturelles du Canada – l’eau entre autre.

Le Japon 

 Voilà un pays qui est placé dans une posture exactement inverse : économie capitaliste dominante et simultanément ascendance culturelle non européenne. Laquelle de ces deux dimensions l’emportera : la solidarité avec les partenaires de la « triade » (les Etats Unis et l’Europe) contre le reste du monde ou la volonté d’indépendance, soutenue par « l’asiatisme » ? Les réflexions – voire les élucubrations – sur ce thème constituent à elles seules une bibliothèque entière.

L’analyse non seulement économique mais également de la géopolitique du monde contemporain me conduit à conclure que le Japon restera dans le sillage de Washington. Comme l’Allemagne a accepté de l'être jusqu'à ce jour, pour des raisons identiques. La globalisation à la mode est construite – comme on ne le dit presque jamais – sur une asymétrie entre les partenaires principaux de l’économie mondiale. Les Etats Unis enregistrent un déficit structurel croissant de leur balance extérieure, la Chine et les autres concurrents capitalistes majeurs (en particulier l'Allemagne et le Japon) disposent de surplus importants. Cette asymétrie fonde une solidarité des partenaires dans le malheur. Car sa disparition entraînerait tout le capitalisme dans un chaos indescriptible dont l’humanité ne pourrait sortir qu’en amorçant l’invention d’un autre système. Aussi cette solidarité paraît-elle être bien solide : non seulement les classes dirigeantes du Japon et de l’Allemagne en ont une conscience claire, mais encore leurs peuples semblent en accepter le prix. Pourquoi et jusqu’à quand ?

Une réponse trop facile invoque à ce propos les traditions autocratiques, l’esprit de soumission, l’acceptation du principe de l’inégalité etc. Ce sont là des réalités historiques, mais comme toutes celles-ci, n’ont pas de vocation à être éternelles. Une réponse un peu meilleure à mon avis donne plus d’importance aux options stratégiques de Washington au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Etats Unis avaient alors choisi non pas de « détruire » ces deux adversaires – les seuls à avoir menacé l’inexorable essor du candidat à l’hégémonie mondiale que les Etats Unis représentaient – mais au contraire de les aider à se reconstruire et devenir deux alliés fidèles. La raison évidente est qu’il y avait à l’époque une menace « communiste » réelle, que représentaient l’URSS et la Chine. Ce que, soit dit en passant, les dirigeants de la nouvelle Russie n’ont pas compris. J’ai entendu dire par quelques-uns de ceux-là que, ayant opté pour le capitalisme, la Russie se trouvait désormais dans une situation analogue à celle du Japon et de l’Allemagne : elle a perdu la guerre mais peut gagner la paix et la bataille économique. C’était oublier que n’ayant plus de concurrents dangereux, l’establishment américain a opté ici pour la destruction totale de son adversaire battu. Avec d’autant plus de cynisme que l’Europe lui emboîte le pas, sans vouloir comprendre qu’elle contribue ainsi à rendre beaucoup plus difficile la remise en cause de l’hégémonisme américain.

Revenant au Japon, y trouve-t-on quelques indices d’une réaction populaire (je ne dis pas populiste au sens démagogique du mot) et nationale (je ne dis pas nationaliste au sens chauvin du terme) ? Derrière la façade de conformisme aveuglant au point d’inspirer des caricatures faciles, à peine ébréchée en apparence par la « fin du miracle » et l’essoufflement du parti unique dirigeant, comment pense le peuple japonais ? La société japonaise est difficile à connaître. Ce que je crois en avoir compris c’est que les certitudes complaisantes que le masque du conformisme suggère sont moins solides qu’on ne le pense souvent. Entre autre « un certain complexe d’infériorité » envers la Chine m’a semblé revenir avec fréquence : nous avons loupé notre modernisation, ayant singé les Occidentaux, les Chinois feront mieux (la seconde partie est peut être discutable, mais c’est là une autre question). Le chinois reste la langue de référence culturelle, un mauvais anglais n’étant utilisé que pour les relations commerciales. Néanmoins le rapprochement avec la Chine que cette ligne de pensée pourrait inspirer reste fort difficile. D’abord parce que le capital qui domine le Japon reste ce qu’il est ; comme tout capital dominant impérialiste. Ensuite parce que les Chinois et les Coréens le savent, au-delà même de leur méfiance – justifiée – à l’égard de la puissance ennemie d’hier.


La Grande Bretagne et la France


L’amorce d’un changement aurait-elle plus de chances en Europe qu’aux Etats Unis ou au Japon ? Je le pense – intuitivement – sans sous-estimer néanmoins les difficultés tenant à la diversité « des Européens », et voudrais tenter de m’en expliquer ici.

La première raison de cet optimisme relatif tient au fait que les nations de l’Europe ont une histoire riche et variée, dont témoigne l’incroyable accumulation de ses vestiges médiévaux imposants. Mon interprétation de cette histoire n’est certainement pas celle de l’eurocentrisme dominant, dont j’ai rejeté (et je pense réfuté) les mythes, développant en contrepoint la thèse que les mêmes contradictions propres à la société médiévale qui ont été dépassées par l’invention de la modernité opéraient ailleurs. Néanmoins je rejette avec autant de détermination les élucubrations « anti européennes » de certains intellectuels du tiers monde qui veulent se convaincre sans doute que leurs sociétés étaient plus riches, plus avancées, et même meilleures que celles de l’Europe médiévale « arriérée ». C’est oublier que le mythe du Moyen Age arriéré est lui-même le produit du regard ultérieur de la modernité européenne. En fait si l’histoire pré-moderne de l’Europe n’est pas meilleure que celle d’autres régions du monde – les parcours historiques sont même plus semblables que beaucoup le pensent, à mon avis – elle n’est certainement pas davantage « pire » ou « inférieure ». Et en tout état de cause ayant franchi la première le seuil de la modernité l’Europe a acquis depuis des avantages qu’il me paraît absurde de nier. L’Europe est bien entendu diverse, en dépit d'une certaine homogénéisation en cours et du discours "européen ». Dans cette Europe diverse quels sont les éléments positifs et négatifs du point de vue du potentiel de changement ?

L’Angleterre et la France sont les initiateurs de la modernité, les deux sociétés qui l’ont construite systématiquement. Cette affirmation un peu brutale ne signifie pas que cette modernité n’ait pas eu des racines antérieures, en particulier – pour l’Europe - dans les villes italiennes puis aux Pays Bas. Les contributions de l’Angleterre et de la France dans la construction de la forme définitive de la modernité capitaliste loin d’être similaires se sont déployées selon des axes différents même si on peut les lire comme ayant été peut être finalement complémentaires.

L’Angleterre a traversé une période fort tumultueuse de son histoire à l’époque de la naissance des rapports capitalistes (mercantilistes) nouveaux ; elle s’est transformée de la « Merry England » médiévale dans la triste Angleterre puritaine, a exécuté son Roi et proclamé la République au XVIIe siècle. Puis tout s’est calmé ; elle a franchi l’étape de l’invention de la démocratie moderne, bien que censitaire, au XVIIIe, siècle puis au XIXe siècle celle de l’accumulation ouverte par la révolution industrielle sans conflits majeurs. Non sans luttes de classes certes, qui culminent avec le chartisme au milieu du siècle dernier, mais sans que ces luttes ne se politisent au point de remettre en cause le système dans son ensemble. Et ce caractère paraît bien se prolonger jusqu’à nos jours. La France par contre franchit les mêmes étapes à travers une série ininterrompue de conflits politiques violents. C’est la révolution française qui invente les dimensions politiques et culturelles de la modernité contradictoire du capitalisme, c’est en France que des luttes des classes populaires, pourtant beaucoup moins clairement cristallisées que dans l’Angleterre des seuls véritables prolétaires de l’époque, se politisent dès 1793, puis 1848, en 1871, et encore plus tard en 1936 autour d’objectifs socialistes au sens fort du terme. Il n’y a pas eu de 1968 en Angleterre. Il y a certes beaucoup d’explications qui ont été données à ces parcours différents. Marx y fut très sensible et ce n’est pas un hasard s’il a porté l’essentiel de son attention à l’analyse de ces deux sociétés, pour proposer une critique de l’économie capitaliste à partir de l’expérience de l’Angleterre et une critique de la politique moderne à partir de celle de la France.

Le passé britannique explique peut-être le présent : la patience avec laquelle le peuple britannique supporte la dégradation de sa société. Depuis les trains (qui parcourent le trajet Londres-Edinbourg en 5 heures et demi, autant qu’au temps de Marx qui s’en émerveillait !), les appartements mal chauffés, la mal bouffe triomphante, la pauvreté visible, la détérioration de l’éducation. Il est vrai que l’enseignement avait toujours été en Angleterre plus inégal qu’en France ou en Allemagne et longtemps réservé à la seule aristocratie, qui a donné un ton snob qui persiste dans ses grandes universités (Oxford et Cambridge). L’Angleterre industrielle était en retard par rapport à la France et à l’Allemagne dans les domaines de l’éducation primaire et même de l’alphabétisation ordinaire. Certes l’Angleterre contemporaine se situe dans certains domaines à la pointe de la recherche. Mais à côté de cela que de conventionnalisme creux, notamment dans les sciences sociales. Tout cela m’a convaincu qu’à l’origine de la dégradation se situe non pas tant le « déclin de l’Empire » et celui de l’industrie (celui-ci est plus une conséquence que la cause du mal) que le peu d’attachement des Britanniques aux valeurs d’égalité. Le Labour Party dans l’après-guerre immédiat avait tenté de remonter la pente. Cette page paraît être tournée.

Peut-être cette passivité s’explique-t-elle par le report sur les Etats Unis de la fierté nationale britannique. Les Etats Unis ne sont pas pour les Britanniques un pays étranger comme les autres ; ils restent leur enfant prodigue et quelque peu monstrueux ; et on sait que depuis 1945 l’Angleterre a fait l’option de se situer inconditionnellement dans le sillage de Washington. L’extraordinaire domination mondiale de l’anglais aide à vivre ce déclin sans peut être même en ressentir l’ampleur. Les Anglais revivent leur gloire passée par procuration à travers les Etats Unis.

La Grande Bretagne reste une puissance clé pour l’avenir de l’Europe. Et si une bonne partie de sa « nouvelle gauche » a glissé à droite sans état d’âme – mais ici encore le phénomène est très général dans toute l’Europe – une pléiade d’intellectuels britanniques qui ne sont pas des « dinosaures » pour quiconque voit que le chaos néo libéral n’a pas d’avenir contribuent activement au renouveau d’une pensée critique. De surcroît Londres est à mon avis l’une des trois seules métropoles mondiales, avec Paris et New York. La ville par elle-même est à mon goût d’une laideur banale, produite par les destructions et l’absence de goût de son capitalisme victorien précoce. Mais elle est une capitale cosmopolite authentique. Toutes les autres capitales du premier monde, Berlin, Rome, Madrid, Tokyo sont provinciales en comparaison des trois seules cités mondiales. Il en est de même des mégalopolis du tiers monde, qu’il s’agisse de Beijing, de Mexico ou de Sao Paulo, du Caire ou de Bombay. Le nombre des étrangers ne constitue pas le critère de mon classement ; il y a beaucoup de travailleurs immigrés dans tout le premier monde. Le cosmopolitisme des trois capitales du monde plonge ses racines dans l’histoire, et pas seulement coloniale et impériale. On ne peut pas comprendre Paris sans connaître le rôle que cette ville a rempli dans la peinture moderne universelle par exemple. La question de la coexistence avec les nouvelles masses de travailleurs immigrés constitue un tout autre problème. La tendance générale est à leur ghettoisation. Encore faut-il ici faire des nuances. En Angleterre, en Allemagne comme aux Etats Unis avec les Noirs et les « hispaniques », la séparation est plus fortement marquée qu’elle ne l’est en France. Les effets de la doctrine assimilationniste de la tradition française – hélas attaquée aujourd’hui au nom de cet absurde droit réactionnaire à la soit disant « différence » - tranchent avec ceux des traditions « communautaristes », ou même « ethnicistes ». Les sondages d’opinion sont ici particulièrement trompeurs ; démentis par les faits réels.

Bien que le Brexit annonce la décomposition inévitable de l’absurde construction européenne, les courants politiques qui ont permis sa victoire au referendum ne remettent en cause ni l’ordre social réactionnaire du libéralisme, ni l’alignement sur Washington. Par ailleurs dans le système du libéralisme mondialisé la City, associée privilégiée de Wall Street, demeure en position de force et aucune capitale financière sur le continent ne peut se passer de ses services. L’Europe reste demanderesse.

L’histoire n’est néanmoins pas plus parvenue à son terme en Grande Bretagne qu’ailleurs. Mais mon sentiment est que ce pays ne pourra rejoindre le train du changement que si et lorsqu’il coupera le cordon ombilical qui l’attache aux Etats Unis. Je n’en vois pas, pour le moment, le moindre signe.

L’Allemagne

L’Allemagne le pourrait-elle ? Le parallèle que j’ai fait plus haut entre ce pays et le Japon, tous deux brillants seconds des Etats Unis et constitutifs de la véritable triade – le G3 – (Etats Unis, Allemagne, Japon plutôt que Amérique du nord, Europe, Japon) ne le suggérait pas.

Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Russie ne seraient parvenus à la modernité capitaliste sans les brèches ouvertes par l’Angleterre et la France. Je ne veux pas dire par là que les peuples de ces pays auraient été pour quelque raison mystérieuse incapables de cette invention, réservée au seul génie anglo-français. Je veux dire que les potentialités d’une invention analogue n’étaient ici qu’analogues à celles disons des autres régions du monde – Chine, Inde ou Japon par exemple. Mais une fois entré dans la modernité capitaliste chaque peuple en façonne les modalités à sa manière, que sa position dans celle-ci soit celle d’un centre nouveau (cas des pays européens mentionnés et du Japon) ou celle d’une périphérie dominée.

Je lis l’histoire de l’Allemagne – et des autres – à la lumière de cette option de méthode fondamentale. Je m’explique de cette manière que le nationalisme allemand, mis en œuvre par les ambitions prussiennes, ait compensé la médiocrité de la bourgeoisie, que Marx déplorait. Le résultat n’a pas été seulement une forme autocratique de gestion de ce nouveau capitalisme, qui au demeurant et en dépit de la tonalité ethniciste sur laquelle il fondait son recours au nationalisme (faisant contraste avec les idéologies universalistes anglaise et surtout française puis russe) n’est pas parvenu à rassembler tous les Allemands (d’où l’éternel problème de l’Anschluss autrichien non résolu jusqu’ici). Il a été aussi un facteur favorable à la dérive criminelle et démentielle du nazisme. Mais il a été également, après le désastre, un motif puissant de la construction de ce que certains ont qualifié de « capitalisme rhénan », soutenu par les Etats Unis pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Une forme capitaliste qui a délibérément opté pour une démocratisation copiée du modèle anglo-franco-américain. Mais qui reste sans racines historiques locales profondes, compte tenu de la vie brève de la République de Weimar (le seul moment  démocratique de l’histoire allemande) et des ambigüités pour le moins qu’on puisse dire du socialisme de la RDA.

Mon explication est historique, elle n’est pas « atavique » et l’histoire ne connaît pas de fin. Or l’Allemagne est aujourd’hui confrontée à des problèmes graves. Car le « capitalisme rhénan » n’est pas le « bon capitalisme » par contraste avec le modèle libéral extrémiste anglo-saxon ou l’étatisme de la France « jacobine ». Chacun est différent, mais tous sont malades de la même maladie, celle du capitalisme parvenu à un stade tardif caractérisé par la prédominance de ses aspects destructifs. La page des capitalismes « rhénan » et « étatiste » est d’ailleurs tournée ; et le capitalisme mondialisé « anglo-américain » impose son modèle exclusif dans toute l’Europe et au Japon.

A court terme la position de l’Allemagne – dans la mondialisation sous hégémonie américaine, comme celle du Japon – paraît confortable. Et la reprise d’une expansion vers l’Est, par une sorte de latino américanisation de la République tchèque, de la Pologne, de la Hongrie, des pays baltes, de la Slovénie, de la Croatie – l’os et la viande jetés à l’Allemagne par les Etats Unis, peut nourrir l’illusion que le choix de Berlin est durable. Cette option se satisfait sans problème d’une démocratie de basse intensité et de médiocrité économique et sociale, confortés par les choix du système européen de Maastrich et de l’euro. Mais il ne faut pas exclure, dans le cas d’un entêtement des classes politiques de la droite classique chrétienne et libérale et de la gauche social-démocrate à poursuivre dans cette voie sans issue, l’émergence de populismes de droite, fascisants sans être pour autant des remake du nazisme de l’entre-deux guerres, dont Haider en Autriche n’est hélas que le prototype. Le trio Berlusconi-Fini-Bossi en Italie ne vaut pas mieux. Les succès électoraux du Front national en France témoignent de la réalité du danger général en Europe. A plus long terme, dans cette perspective, les difficultés de l’Allemagne devraient s’aggraver et non s’atténuer. La fragilité allemande se résume en deux mots : une démographie déclinante (dans un quart de siècle l’Allemagne ne pèsera pas plus que la France et la Grande Bretagne), une capacité inventive fort limitée. Le système éducationnel allemand produit de bons agents d’exécution, peu de capacités créatives. Les atouts économiques actuels de l’Allemagne reposent sur des productions industrielles classiques (mécanique, chimie) qui incorporent de plus en plus, pour se moderniser, du software inventé ailleurs. Et l’Allemagne, qui déclare vouloir ouvrir ses portes aux informaticiens et mathématiciens indiens, le reconnaît. Alors ? Que se passera-t-il ? Les générations passent et le passé négatif s’estompe. Rien n’interdit de penser une réaction positive du peuple allemand prenant conscience qu’il lui faut amorcer un changement hors des sentiers battus.

 Je crois que si la France (qui alors entraînerait l’Allemagne) et la Russie  reprennent plus d’initiative un autre avenir pour l’Europe devient possible. Ce choix pourrait tout autant entraîner une reprise de mouvements positifs amorcés dans les Europe méditerranéenne et nordique, mais vite avortés.

L’Europe du Sud

L’Italie s’était un moment propulsée au centre de la réflexion (et de l’action) critique, à partir du « long 1968 » des années 1970. La puissance du mouvement était suffisante pour influencer d’une certaine manière l’Etat de « centre gauche » de l’époque, en dépit du renfermement du PCI sur lui-même. Cette belle page de l’histoire de l’Italie est sans doute tournée.

Mussolini avait tenté de fondre en une nation le kaléidoscope des provinces peu solidaires de l’Italie du XIX ième siècle. L’effondrement du fascisme aurait effacé cette tentative s’il n’avait ouvert la voie à une authentique hégémonie de la culture portée par le PCI (en partage il est vrai avec l’Eglise Catholique) ; et la construction de la nation italienne est indissociable de cette hégémonie. Le véritable suicide du PCI, inattendu, incompréhensible et sans gloire a ramené l’Italie cent ans en arrière et en a fait un pays devenu  insignifiant en Europe et dans le monde !

On ne peut alors que se poser les questions relatives aux faiblesses de la société qui l’ont permis. Un sens civique national peu développé pour le moins qu’on puisse dire qui peut-être trouve son explication dans le fait que les maîtres des Etats italiens ayant été le plus souvent des étrangers les peuples concernés ne voyaient en eux que des adversaires à tromper autant que possible. La nation italienne – qui existe – n’a pas encore suffisamment surmonté ce handicap et, peut-être que, fragilisée de ce fait, elle a laissé encore la porte ouverte à cette incroyable involution que représente la « Ligue Lombarde ». Cette catastrophe s’articule sur l’émergence d’un populisme qui se nourrit de la remontée à la surface du fond fasciste. En Italie comme en France la libération aux temps de la seconde guerre avait été également une quasi guerre civile. De ce fait les fascistes furent contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945 mais ils n’avaient jamais véritablement disparu. Néanmoins une telle involution est difficilement imaginable sans faire appel aux deux raisons suivantes. D’abord l’évolution de l’économie du pays qui, en dépit de son « miracle » qui avait assuré aux Italiens jusqu’à la crise en cours un niveau de vie meilleur que celui des Britanniques, demeure fragile. Une fragilité sur laquelle les discours parfois dithyrambiques sur la « troisième Italie » et son « capital social » exceptionnel restent trop silencieux. Mais ensuite par ce que l’intégration européenne telle que conçue (depuis Maastricht surtout) a flatté la dérive et ses illusions. L’option européenne sans réserves qui a conquis tout l’espace politique italien est à mon avis le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle le pays s’est engagé.

Le même ralliement frénétique et sans réflexion au projet européen tel qu’il est a fortement contribué à faire avorter le potentiel de radicalité éventuelle des mouvements populaires qui ont mis un terme aux fascismes en Espagne, au Portugal et en Grèce.

Ce potentiel était, il est vrai, limité en Espagne où le franquisme est simplement mort de la belle mort de son chef tandis que la transition avait été bien préparée par cette même bourgeoisie qui avait constitué l’épine dorsale du fascisme espagnol. Les trois composantes socialiste, communiste et anarchiste du mouvement ouvrier et populaire avaient été déracinées par une dictature demeurée sanglante jusque tard dans les années 1970 (on fusillait encore à cette époque), une dictature soutenue par les Etats Unis en échange de son anti communisme et de la concession de bases aux forces américaines. En 1980 l’Europe posait comme condition à l’adhésion de l’Espagne à l’Europe de la Communauté son entrée dans l’OTAN, c’est à dire la formalisation définitive de sa soumission à l’hégémonisme de Washington ! Le mouvement ouvrier n’en a pas moins tenté de jouer un rôle dans la transition, par le canal de ses « commissions ouvrières » constituées dans la clandestinité au cours des années 1970.  Il était malheureusement évident que faute d’avoir pu rallier le soutien des autres segments des classes populaires et intellectuelles cette aile radicale du mouvement ne pouvait pas arracher à la bourgeoisie réactionnaire la maîtrise de la transition.

Par contre, le potentiel radical des forces qui ont véritablement abattu le fascisme au Portugal et en Grèce n’était en aucune manière négligeable.

La révolte des forces armées qui a mis un terme au salazarisme en avril 1974 a été suivi d’une gigantesque explosion populaire dont l’épine dorsale était constituée par les communistes tant du PC officiel que du maoisme. L’atmosphère de Lisbonne en témoignait. Otelo Carvalho animait la tendance mondialiste-internationaliste du groupe dirigeant portugais et se méfiait – à juste titre – de « l’Europe » telle qu’elle est. La défaite de cette tendance au sein même du groupe dirigeant a fait le jeu de la droite et allait substituer à la dominance de Lisbonne et du Sud où la gauche est plus forte celle des paysans catholiques traditionnels du nord qui fournissent l’essentiel des émigrants portugais en Europe. Le leadership de la gauche passait de ce fait à des socialistes fort peu téméraires pour le moins qu’on puisse dire. Depuis, le pays politique s’est endormi à nouveau d’un sommeil profond et ce qui reste des mouvements révolutionnaires vit dans la nostalgie des années 1974-1975.

En Grèce également le choix en faveur de l’Europe telle qu’elle est ne s’imposait pas d’évidence au lendemain de la chute des colonels. Le peuple grec n’avait pas oublié que ce régime fasciste avait précisément été soutenu par les Etats Unis et l’Europe – même si la France accueillait, au titre de réfugiés politiques, un bon nombre d’intellectuels. Les options internationales d’Andréas Papandréou n’étaient pas sans fondement réfléchi. Et même si les communistes des deux partis (de l’intérieur et de l’extérieur) exprimaient des réserves à l’égard de la personne de Papandréou – dirigeant de style « patriarcal » - et de l’hétéroclisme du Pasok, ils partageaient tous ensemble l’héritage de l’EAM. Pendant la seconde guerre mondiale le PC était parvenu ici, comme en Yougoslavie, à constituer autour de lui le front unique antifasciste. De ce fait la Grèce et la Yougoslavie sont les deux seuls pays qui n’ont pas seulement « résisté » comme d’autres aux envahisseurs allemands, mais n’ont jamais cessé de conduire une véritable guerre qui a joué un rôle décisif dans l’effondrement instantané des armées italiennes en 1943 et fixé sur leurs territoires d’importantes armées allemandes. Or la résistance grecque, devenue révolution en 1945, a été battue par l’intervention des Etats Unis et de la Grande Bretagne. La droite grecque mise en place par ce moyen, avec l’approbation de l’Europe occidentale, non seulement n’avait aucun titre de résistance à exhiber, mais est de surcroît responsable de l’intégration de leur pays dans l’OTAN (aux côtés de la Turquie !) dans le cadre duquel s’inscrit le projet européen tel qu’il est. Que les classes populaires grecques et leurs leaderships politiques aient été méfiants à l’égard des avances faites par la CEE à partir de 1980 n’est donc ni difficile à comprendre, ni sans fondement.

La grande crise dans laquelle le capitalisme mondialisé est désormais entré, et la stratégie mise en œuvre par les monopoles financiers dominants (transférer le poids de la crise sur les partenaires fragiles du système, entre autre la Grèce en l’occurrence) doit faire réfléchir sur l’erreur stratégique de ceux qui ont pensé, en Grèce et ailleurs, que l’adhésion au projet européen leur offrait une chance historique inespérée.

Les difficultés économiques éprouvées par la Grèce du Pasok – passablement isolée – combinées aux pressions européennes ont fini par éroder les espoirs placés dans l’option internationaliste, « neutraliste », à tonalités « tiers-mondistes ». Peu à peu donc la Grèce évoluait en direction de son intégration dans la nouvelle Europe, une intégration qui à son tour a renforcé la bourgeoisie de ce pays, de type compradore « cosmopolitique » (au sens négatif du terme) dont les armateurs (parfois véreux) sont les modèles types, et face à laquelle le Pasok est devenu un parti socialiste impuissant, comme ailleurs en Europe. Il reste néanmoins quelques arrêtes dans la gorge du peuple grec : la position dominante de la Turquie dans le système régional de l’OTAN (qui lui a pardonné sans grand émoi son agression contre Chypre), l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie. Les médias dominants présentent les protestations du peuple que comme le produit d’une « solidarité orthodoxe ». Cela les dispensé d’analyser la réalité, c’est à dire la contradiction ressentie par ce peuple grec entre le discours démocratique de l’Europe et son alignement américain archi réactionnaire.

Un basculement de même type a frappé Malte. Pays curieux et sympathique, de langue arabe et de religion catholique revenue avec la Reconquista et l’ordre de Malte. Le souvenir du passé est suffisamment vivant pour que les Maltais désignent le carème chrétien de l’avant Pâques de « ramadan ». Un parti de gauche populaire (le Parti du Travail – « Labour Party ») plus radical que les membres de la famille socialiste, teinté de communisme, majoritaire, nourrissait l’espoir d’un rapprochement réel avec le monde arabe. Le mépris dans lequel les Anglais tenaient ce peuple « demi-arabe » favorisait peut être ce sentiment. Mais les Etats arabes – tout à fait insensibles – n’ont jamais répondu aux attentes des Maltais, dont le seul souvenir est pour eux celui de ces colons de seconde zone venus dans les fourgons de l’armée britannique. Le vent a donc  tourneé. Malte n’a pas résisté aux sirènes européennes.. Chypre a finalement succombé de la même manière, après que l’époque du patriarche Makarios, ami de l’Union Soviétique et de Nasser, fût révolue. Le peuple de Chypre doit le regretter aujourd’hui.

L’Europe du Nord

Pour des raisons sans doute différentes les pays nordiques ont maintenu jusqu’à tardivement des attitudes de méfiance à l’égard du projet européen tel qu’il est. La Suède était hors OTAN, par son choix propre, la Finlande par obligation, tandis que la Norvège et le Danemark optaient pour l’OTAN.

C’est la Suède qui, sous la conduite d’Olof Palme, tentait de faire avancer le plus loin possible une option mondialiste – internationaliste – neutraliste. La Suède présentait alors une figure très particulière en Europe que je résumais dans une phrase brève : « Une Union soviétique civilisée ». Je voulais dire par là que son option « étatiste-socialiste » comme son sens de l’internationalisme tranchaient sur les tendances dominantes ailleurs dans les forces social-démocrates d’Europe. Le retournement a donc été brutal à partir de l’option européenne du pays et le glissement à droite de sa social-démocratie, non moins rapide. Le discours à la mode est connu : le temps du Welfare State est passé, il nous faut être comme les autres Européens etc. Rien d’original dans toutes ces billevesées. Ce retournement oblige néanmoins à réfléchir sur les points faibles de l’expérience exceptionnelle de la Suède : le rôle peut être trop personnel de Palme, les illusions de la jeunesse qui, longtemps enfermée dans ce pays relativement très isolé, découvrait tardivement le monde avec une bonne dose de naïveté après 1968, mais aussi le passé terne pendant la seconde guerre mondiale, longtemps caché.

La société norvégienne constituée de petits paysans et pêcheurs, sans la présence d’une classe aristocratique analogue à celle de la Suède et du Danemark, est particulièrement sensible, de ce fait, au thème de l’égalité. Ce qui explique sans doute la puissance relative de son parti de gauche (communiste) AKP et l’option radicale de sa social-démocratie qui jusqu’à ce jour résiste à sa manière aux syrènes européennes et néo libérales. Les Verts sont apparus dans ce pays avant les autres, et le norvégien  Johan Galtung a été un pionnier de l' idéologie écologique. En contrepoint l’appartenance du pays à l’OTAN et l’aisance financière que lui procure le pétrole de la Mer du Nord (une aisance toujours un peu corruptive à la longue) freinent certainement ces tendances positives.

L’indépendance que la Finlande a obtenu sans combat pendant la révolution russe (Lénine l’avait acceptée sans la moindre réticence) était moins le produit d’une volonté unanime qu’on ne le dit souvent. Le grand-duché bénéficiait déjà dans l’Empire russe d’une très large autonomie jugée satisfaisante par l’opinion d’alors ; et ses classes dirigeantes servaient le Tsar avec autant de sincérité que celles des pays baltes (la statue du Tsar à Helsinki n’a jamais été déboulonnée). Les classes populaires elles, n’ont pas été insensibles au programme de la révolution russe. C’est pourquoi l’indépendance ne réglait pas les problèmes du pays, qui ne le furent qu’au terme d’une guerre civile interne, finalement gagnée de justesse par la réaction (avec l’appui de l’Allemagne impériale puis des Alliés), qui devait plus tard glisser vers le fascisme dont elle fut l’alliée pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, compte tenu de ce qu’allait devenir l’Union Soviétique, l’indépendance de la Finlande a certainement été finalement positive. Ce qu’on appelle la « finlandisation » que la propagande de l’OTAN présentait comme un statut inacceptable n’était en fait qu’un neutralisme (certes imposé à l’origine par le traité de paix) qui aurait pu constituer l’une des bases d’une reconstruction européenne meilleure que celle du projet atlantiste. La présence jusqu’aujourd’hui d’une gauche finnoise regroupée sous la bannière d’une « alliance de gauche » est, à mon avis, l’expression de ce potentiel qui n’a pas disparu. Les pressions européennes, qui l’ont emporté sur le terrain monétaire (par la participation de la Finlande à l’euro), parviendront-elles à ronger cet héritage historique intéressant ?

Peut-on attendre quelque chose du Danemark, dont l’économie dépend trop largement de celle de l’Allemagne? Cette dépendance est vécue un peu névrotiquement, comme en ont témoigné les votes successifs ambigus et confus sur la question de l’Euro ; mais il ne me semble pas qu’elle puisse être remise en question par une social-démocratie ici tout à fait classique. « L’alliance rouge-verte » est, de ce fait, passablement isolée.

On ne peut ignorer que les Pays Bas ont été à l’origine de la révolution bourgeoise au XVIIe siècle, avant l’Angleterre et la France. Mais la taille modeste des Provinces Unies devait empêcher ce pays de réaliser ce que ses élèves concurrents allaient faire. Néanmoins l’héritage de cette histoire n’est pas perdu. Les Pays Bas ne sont pas seulement une démocratie qui, bien que bourgeoise, se situe à l’avant-garde de la tolérance et de la liberté. Ils sont aussi un pays cosmopolite (au sens positif du terme) et Amsterdam est – en petit – ce que Londres et Paris sont, des capitales mondes, non pas tant par la prolifération – devenue banale – des restaurants « exotiques » et des immigrés, que par son atmosphère et quelques-unes de ses institutions, qu’il s’agisse de l’ISS (Institute for Social Studies), du TNI (Transnational Institute), de l’Amsterdam School for Social Research. Néanmoins au plan de son système économique, financier et monétaire, les Pays Bas évoluent désormais dans le giron du mark/euro.

Du nouveau ? L’Europe est-elle capable de sortir de l’insignifiance de la place politique qu’elle occupe dans le monde ?

A un moment, durant les décennies 1970-1980, j’avais pensé que la constitution en Europe d’un axe nord-sud « neutraliste » Suède-Finlande-Autriche-Yougoslavie-Grèce était pensable et aurait pu avoir des effets positifs tant sur les pays du noyau européen occidental que sur ceux de l’Est. Il aurait contribué à faire réfléchir les premiers sur leur alignement atlantiste et peut être aurait trouvé un écho favorable en France. Hélas de Gaulle n’était plus là et les gaullistes avaient bel et bien oublié les réserves du général à l’encontre de l’OTAN. Un tel axe aurait aussi peut être contribué à donner plus de chances à un glissement des pays de l’Est européen vers des positions de centre gauche, évitant leur chute à droite ultérieure. Ce projet aurait  amorcé la construction d'une authentique "autre Europe", véritablement sociale et donc ouverte sur l' invention d'un socialisme du XXI ème siècle, respectueuse des nations qui la composent, indépendante des Etats Unis, facilitant une réforme digne de ce nom dans les pays soviétisés. Cette construction était possible, en parallèle avec l'Europe de Bruxelles, alors réduite à une Communauté économique d'une portée encore limitée. J’étais parvenu à porter ces idées à la connaissance de la direction de la gauche unie finlandaise, de la direction de la social-démocratie suédoise, de Chancelier Kreisky à Vienne, du gouvernement yougoslave et du Pasok. J’ai même eu l’impression que l’idée ne leur déplaisait pas. Mais il n’y a pas eu de suite.

Les gauches européennes n'ont pas pris la mesure de l'enjeu et ont soutenu le déploiement du projet de Bruxelles. Un projet réactionnaire dés le départ, conçu par Monnet (dont les opinions farouchement anti démocratiques sont connues comme on peut le lire dans le livre de JP Chevènement, La faute de M. Monnet, 2006). Un projet fabriqué avec le Plan Marshall par Washington pour réhabiliter les droites (sous le couvert de la "démocratie chrétienne", voire fascistes) que la seconde guerre mondiale avait condamné au silence, pour annihiler toute portée à la pratique de la politique démocratique.  Les partis communistes l'avaient compris. Mais à l'époque l'alternative d'une Europe "soviétique" n'était déjà plus crédible. Leur ralliement inconditionnel ultérieur ne valait pas mieux, quand bien même ait il été déguisé en "euro communisme".

Aujourd’hui non seulement l' Union européenne a enfermé les peuples du continent dans l' impasse, bétonnée par le double choix "libéral" et atlantiste ( l' Otan), mais encore est devenue l' instrument de "l' américanisation" de l' Europe, substituant la culture du "consensus" des Etats Unis à la culture politique du conflit de la tradition européenne. Le ralliement « définitif » (pour autant que cette qualification ait un sens) de l'Europe à l'atlantisme n'est pas impensable. La conscience des avantages que procure l'exploitation de la planète au bénéfice de l'impérialisme collectif de la triade hante bien des esprits. Pour ceux-là le « conflit » avec les Etats Unis tourne autour du partage du butin, guère plus.  Ce que j'appelle « l'alter mondialisme des bobos » (pour utiliser un terme du jargon parisien qui désigne bien les segments des classes moyennes des pays opulents en question) exprime, avec ou sans lucidité, cette tendance. Et si jamais le projet devait être poursuivi envers et contre tout, alors les instances de l'Europe seraient devenues l'obstacle principal au progrès de ses peuples. Car, et c'est ma thèse depuis longtemps, plus la société est imprégnée des "valeurs" du capitalisme (le marché roi, l'individu façonné par celui-ci se pensant également roi), plus difficile est leur dépassement.

La reconstruction européenne passe donc par la déconstruction du projet en place. Cette remise en cause du projet européen-atlantique tel qu’il est et la cristallisation d’une alternative de construction d’une Europe à la fois sociale et non impérialiste à l’égard du reste du monde sont-ils encore aujourd’hui pensables ? Je le crois, et crois même que leur amorce à partir d’un pôle quelconque ne tarderait pas à trouver des échos favorables dans toute l’Europe. Une gauche authentique en tout cas ne devrait pas pouvoir penser autrement. Si elle ose le faire je suis de ceux qui pensent que les peuples européens démontreraient alors qu'ils peuvent encore jouer un rôle important dans le façonnement du monde de demain. A défaut la probabilité la plus forte est l'effondrement du projet européen dans le chaos. Ce qui ne déplairait pas non plus à Washington. Dans tous les cas, avec sa « constitution » ou dans le chaos, l'Europe s'emploie à annihiler sa place dans le monde. L'Europe sera socialiste, si ses gauches osent le vouloir, ou ne sera pas.

Certes l’approfondissement de la crise systémique du capitalisme sénile des monopoles généralisés, qui frappe le monde entier, se solde dans les pays fragiles de l’Europe du Sud (Grèce, Espagne, Portugal) par un désastre social sans pareil. Elle frappe également durement les pays de l’Est européen, réduits au statut de semi-colonies de l’Europe occidentale, en particulier de l’Allemagne (mais cette question n’est pas l’objet de notre analyse). On comprend alors l’émergence récente d’immenses mouvements populaires (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne) qui ont emporté quelques victoires brillantes dans leur rejet des politiques d’austérité extrêmes imposées par Berlin et Bruxelles. Force est de constater que les opinions générales dans les pays concernés n’imaginent pas encore qu’il leur faut déconstruire le système européen ; elles préfèrent faire la politique de l’autruche et se convaincre que cette Europe est réformable. Leurs mouvements demeurent de ce fait jusqu’ici paralysés.

Je reviens donc sur mon intuition, évoqué plus haut. J’imagine que le changement ne pourra être amorcé que si la France prend quelques initiatives courageuses allant dans ce sens. Elle entraînerait alors l’Allemagne et, partant, le reste de l’Europe. La route serait alors ouverte pour un rapprochement avec la Chine et la Russie. L’Europe, dont le statut sur la scène politique internationale est condamné à l’insignifiance par son ralliement au projet de domination mondiale de Washington, pourrait alors mettre en valeur sa puissance économique au service de la reconstruction d’un monde polycentrique authentique. A défaut « l’Occident » restera américain, l’Europe allemande, le conflit Nord Sud central. Des avancées possibles dans les seules périphéries du système global : un « remake » du XX ième siècle.