SAMIR AMIN
LE BREXIT ET L’IMPLOSION DE L’UNION EUROPEENNE
La souveraineté nationale : à quelles fins ?
La défense de la souveraineté nationale, comme sa critique,
donne lieu à de graves malentendus dès lors qu’on la détache du contenu social
de classe de la stratégie dans laquelle elle s’inscrit. Le bloc social
dirigeant dans les sociétés capitalistes conçoit toujours la souveraineté comme
un instrument nécessaire pour la promotion de ses propres intérêts fondés à la
fois sur l’exploitation capitaliste du travail et la consolidation de ses
positions internationales. Aujourd’hui, dans le système néolibéral mondialisé
(que je préfère qualifier d’ordo-libéral
empruntant cet excellent terme à Bruno Ogent) dominé par les monopoles
financiarisé de la triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon), les
pouvoirs politiques en charge de la gestion du système au bénéfice exclusif des
monopoles en question conçoivent la souveraineté nationale comme l’instrument
leur permettant d’améliorer leurs positions « compétitives » dans le
système mondial. Les moyens économiques et sociaux d’Etat (soumission du
travail aux exigences des employeurs, organisation du chômage et de la
précarité, segmentation du monde du travail) et les interventions politiques (y
compris les interventions militaires) sont associés et combinés dans la
poursuite d’un objectif exclusif : maximiser le volume de la rente
accaparée par leurs monopoles « nationaux ». Le discours idéologique
ordo-libéral prétend établir un ordre fondé exclusivement sur le marché
généralisé, dont les mécanismes seraient autorégulateurs et productifs de
l’optimum social (ce qui est évidemment faux), à condition que la concurrence
soit libre et transparente (ce qu’elle n’est jamais, et ne peut être à l’ère
des monopoles), comme il prétend que l’Etat n’a aucun rôle à remplir allant au-delà de la garantie du
fonctionnement de la compétition en question (ce qui est contraire au
fait : celle-ci exige l’intervention active de l’Etat en sa faveur ;
l’ordo-libéralisme est une politique d’Etat). Ce discours – expression de
l’idéologie du « virus libéral » - interdit de comprendre le fonctionnement réel du
système comme les fonctions que l’Etat et la souveraineté nationale y remplissent.
Les Etats Unis donnent l’exemple d’une pratique de la mise en œuvre décidée et
continue de la souveraineté entendue dans ce sens « bourgeois »,
c’est-à-dire aujourd’hui au service du capital des monopoles financiarisés. Le
droit « national » bénéficie aux Etats Unis de la suprématie affirmée
et reconfirmée sur le « droit international ». Il en avait été de
même dans les pays impérialistes de l’Europe des XIXe et XXe siècles.
Les choses ont-elles changé avec la construction de l’Union
Européenne ? Le discours européen le prétend et légitime de la sorte la
soumission des souverainetés nationales au « droit européen »,
exprimé au travers des décisions des organes de Bruxelles et de la BCE, en
vertu des traités de Maestricht et Lisbonne. La liberté du choix des électeurs
est elle-même limitée par les exigences supra nationales apparentes de
l’ordo-libéralisme. Comme Mme Merkel le dit : « ce choix doit être
compatible avec les exigences du marché » ; au-delà il perd sa
légitimité. Néanmoins, en contrepoint de ce discours, l’Allemagne affirme dans
les faits des politiques qui mettent en œuvre l’exercice de sa souveraineté
nationale, et s’emploie à soumettre ses associés européens au respect de ses
exigences. L’Allemagne a mis à profit l’ordo-libéralisme européen pour établir
son hégémonie, en particulier dans la zone euro. La Grande Bretagne – par son
choix du Brexit – a affirmé à son
tour son choix décidé de mettre en œuvre les avantages de l’exercice de sa
souveraineté nationale.
On peut comprendre alors que le « discours
nationaliste » et son éloge sans limite des vertus de la souveraineté
nationale, entendue de cette manière (la souveraineté bourgeoise-capitaliste)
sans qu’il ne soit fait mention du contenu de classe des intérêts qu’il sert, a
toujours été l’objet de réserves, pour le moins qu’on puisse dire, des courants
de la gauche lato-sensu, c’est-à-dire de tous ceux qui ont le souci de défendre
les intérêts des classes laborieuses. Gardons-nous cependant de réduire la
défense de la souveraineté nationale aux seules modalités du
« nationalisme bourgeois ». Cette défense s’avère tout autant
nécessaire pour servir d’autres intérêts sociaux que ceux du bloc capitaliste
dirigeant. Elle sera alors étroitement associée au déploiement de stratégies de
sortie du capitalisme et d’engagement sur la longue route au socialisme. Elle
constitue une condition incontournable d’avancées possibles dans cette
direction. La raison en est que la remise en cause effective de
l’ordo-libéralisme mondial (et européen) ne sera jamais que le produit
d’avancées inégales d’un pays à l’autre, d’un moment à l’autre. Le système
mondial (et le sous-système européen) n’a jamais été transformé « par en
haut », par le moyen de décisions collectives de la « communauté
internationale » (ou « européenne »). Les évolutions de ces
systèmes n’ont jamais été autre que le produit de changements s’imposant dans
le cadre des Etats qui les composent, et de ce qui en résulte concernant
l’évolution des rapports de force entre ces Etats. Le cadre défini par l’Etat
(« nation ») demeure celui dans lequel se déploient les luttes
décisives qui transforment le monde.
Les peuples des périphéries du système mondial, polarisé par
nature, ont une longue expérience de ce nationalisme positif,
c’est-à-dire anti-impérialiste (exprimant le refus de l’ordre mondial imposé)
et potentiellement anticapitaliste. Je dis seulement potentiellement car ce
nationalisme peut être également porteur de l’illusion de la construction d’un
capitalisme national parvenant à « rattraper » les constructions
nationales des centres dominants. Le nationalisme des peuples des périphéries
n’est progressiste qu’à cette condition : qu’il soit anti-impérialiste,
aujourd’hui en rupture avec l’ordo-libéralisme mondialisé. En contrepoint un
« nationalisme » (alors seulement apparent) qui s’inscrit dans l’ordo-libéralisme
mondialisé, et de ce fait ne remet pas en cause les positions subalternes de la
nation concernée dans le système, devient l’instrument des classes dominantes
locales soucieuses de participer à l’exploitation de leurs peuples et éventuellement
de partenaires périphériques plus faibles à l’égard desquels il se comporte
comme un « sous-impérialisme ».
Aujourd’hui des avancées –audacieuses ou limitées –
permettant de sortir de l’ordo-libéralisme sont nécessaires et possibles dans
toutes les régions du monde, Nord et Sud. La crise du capitalisme créé un
terrain favorable à la maturation de conjonctures révolutionnaires. J’exprime
cette exigence objective, nécessaire et possible, dans une phrase courte :
« sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en
crise ? » (le titre d’un de mes livres récents). Sortir de la crise
n’est pas notre problème, il est celui des dirigeants capitalistes. Qu’ils y
parviennent (et à mon avis ils ne sont pas engagés dans les voies qui le
permettraient) ou pas n’est pas notre problème. Qu’avons-nous à gagner en nous
associant à nos adversaires pour redonner vie à l’ordo-libéralisme en
panne ? Cette crise crée par contre des chances d’avancées consistantes,
audacieuses ou moins, à condition que les mouvements en lutte adoptent des
stratégies qui s’en donnent l’objectif. L’affirmation de la souveraineté
nationale s’impose alors, pour permettre ces avancées forcément inégales d’un
pays à l’autre, mais toujours en conflit avec les logiques de l’ordo-libéralisme.
Le projet national souverain populaire, social et démocratique proposé dans ce
papier est conçu dans cet esprit. Le concept de souveraineté mis en œuvre ici
n’est pas celui de la souveraineté bourgeoise-capitaliste ; il s’en
distingue et doit être qualifié pour cette raison de souveraineté populaire.
L’amalgame entre ces deux concepts antinomiques, et à partir
de là le refus rapide de tout « nationalisme » sans davantage de
précision, annihile toute possibilité de sortir de l’ordo-libéralisme.
Malheureusement en Europe – et ailleurs – la gauche contemporaine engagée dans
les luttes pratique souvent cet amalgame.
Défendre la souveraineté nationale n’est pas synonyme simple
de vouloir une « autre mondialisation, multipolaire » (en contrepoint
du modèle de la mondialisation en place), fondée sur l’idée que l’ordre
international doit être négocié entre des partenaires nationaux souverains,
égaux en droit, et non imposé unilatéralement par les puissants – la triade
impérialiste, Etats Unis en tête – comme il l’est dans l’ordo-libéralisme.
Soit. Encore faut-il répondre à la question : un monde multipolaire pour
quoi faire ? Car celui-ci peut être conçu comme toujours régi par la
compétition entre des systèmes acceptant chez eux l’ordo-libéralisme ; ou,
en contrepoint, comme un cadre ouvrant des marges de manœuvre aux peuples qui
veulent sortir de cet ordo-libéralisme. Il faut donc préciser la nature de
l’objectif poursuivi dans le cadre du système multipolaire proposé. Comme
toujours dans l’histoire un projet national peut être hybride, traversé de
contradictions entre les tendances qui s’y déploient, les unes favorables à une
construction nationale capitaliste et les autres qui se donnent d’autres
objectifs, allant au-delà par leurs contenus sociaux progressistes. Le projet
souverain de la Chine en fournit un bel exemple ; les projets semi
souverains de l’Inde et du Brésil d’autres.
L’Union européenne en panne
Bien que l’implosion du projet européen (et en particulier du
sous-système de l’Euro) soit déjà amorcée depuis des années (Ref. Samir Amin, L’implosion du capitalisme contemporain),
le Brexit en constitue d’évidence une manifestation majeure.
Le projet européen avait été conçu dès l’origine en 1957
comme l’instrument mis en œuvre par les monopoles capitalistes des partenaires
– France et Allemagne en particulier – avec le soutien des Etats Unis, pour
désamorcer le risque de dérapages socialistes, radicaux ou modérés. Le traité
de Rome, en inscrivant dans le marbre le caractère sacré de la propriété
privée, rendait désormais illégale toute aspiration au socialisme, comme l’a
dit à l’époque Giscard d’Estaing. Par la suite et progressivement ce caractère
a été renforcée par la construction européenne, une construction en béton armé
depuis les traités de Maëstricht et de Lisbonne. L’argument orchestré par la
propagande pour faire accepter le projet était qu’il abolissait définitivement
les souverainetés nationales des Etats de l’Union, ces souverainetés (dans leur
forme bourgeoise/impérialiste) qui avaient été à l’origine des massacres sans
précédents des deux grandes guerres du XXe siècle. De ce fait ce projet a
bénéficié d’un écho favorable dans les jeunes générations, faisant miroiter une
souveraineté européenne démocratique et pacifiste, prenant la relève des souverainetés
nationales guerrières du passé. En réalité les souverainetés des Etats n’ont
jamais été abolies, mais mobilisées pour faire accepter l’ordo-libéralisme,
devenu le cadre nécessaire pour garantir aux monopoles désormais financiarisées
le monopole de la gestion économique, sociale et politique des sociétés
européennes ; et cela quelles que soient les évolutions possibles des
opinions. Le projet européen est fondé sur un déni absolu de la démocratie
(entendue comme l’exercice du choix entre des projets sociaux alternatifs) qui
va bien au-delà du « déficit de démocratie » invoqué à l’endroit des
bureaucraties de Bruxelles. Il en a donné des preuves répétées ; et il a
de facto annihilé la crédibilité des élections dont les résultats ne sont
légitimes que dans la mesure où ils sont conformes aux exigences de
l’ordo-libéralisme.
L’Allemagne a été en mesure, dans le cadre de cette
construction européenne, d’affirmer son hégémonie. De la sorte la souveraineté
(bourgeoise/capitaliste) allemande s’est érigée en substitut à une souveraineté
européenne inexistante. Les partenaires européens sont invités à s’aligner sur
les exigences de cette souveraineté supérieure à celle des autres. L’Europe est
devenue l’Europe allemande, en particulier dans la zone Euro dont Berlin gère
la monnaie au bénéfice préférentiel des konzern
allemands. Des hommes politiques importants, comme le Ministre des Finances
Schauble, se livrent à un chantage permanent et menacent les partenaires
européens d’une « sortie de l’Allemagne » (Gexit) au cas où ils remettraient en question l’hégémonie de
Berlin.
On se garde de tirer
la conclusion des faits évidents : que le modèle allemand empoisonne
l’Europe, Allemagne comprise. L’ordo-libéralisme est à l’origine de la
stagnation tenace du continent, associé à des politiques d’austérité
permanentes. L’ordo-libéralisme est donc un système irrationnel dès lors qu’on
se situe dans la perspective de défense des intérêts des majorités populaires
dans tous les pays de l’Union, Allemagne compris, comme dans la perspective de
la défense à long terme des conditions écologiques de reproduction de la vie
économique et sociale. Par ailleurs l’ordo-libéralisme entraîne l’aggravation
sans fin de l’inégalité entre les partenaires ; il est à l’origine des excédents
commerciaux de l’Allemagne et des déficits symétriques des autres. Mais
l’ordo-libéralisme constitue une option parfaitement rationnelle du point de
vue des monopoles financiers auxquels il garantit la croissance continue de
leurs rentes de monopole. Ce système n’est pas viable. Non pas parce qu’il se
heurte aux résistances grandissantes de ses victimes (inefficaces jusqu’à ce
jour), mais du fait de sa contradiction interne propre : la croissance de
la rente des monopoles impose la stagnation et la détérioration aggravée sans
cesse du statut des partenaires fragiles (Grèce et autres).
Le capitaine qui est à la barre dirige le navire européen
droit sur des récifs visibles. Les passagers l’implorent de changer de
cap ; sans résultat. Le capitaine, protégé par une garde prétorienne
(Bruxelles, la BCE), reste invulnérable. Il ne reste plus qu’à jeter les canots
à la mer. C’est certes dangereux, mais enfin moins que ne l’est le naufrage
certain en vue. L’image aidera à comprendre la nature des deux options entre lesquelles
les critiques du système européen en place hésitent à choisir. Les uns avancent
qu’il faut rester à bord ; faire évoluer la construction européenne dans
de nouvelles directions, respectueuses des intérêts des majorités populaires.
Ils s’entêtent en dépit des échecs à répétition des luttes s’inscrivant dans
cette stratégie. Les autres appellent à quitter le navire, comme en témoigne le
choix des Anglais. Quitter l’Europe ; mais pour quoi faire ? Les
campagnes de désinformation orchestrées par le clergé médiatique au service de
l’ordo-libéralisme contribuent à brouiller les cartes. L’amalgame est entretenu
entre toutes les formes possibles d’usage de la souveraineté nationale,
présentées toutes comme démagogiques, « populistes », irréalistes,
chauvines, dépassées par l’histoire, nauséabondes. Le public est matraqué par
les discours sur la sécurité et l’immigration, tandis que la mise en évidence
des responsabilités de l’ordo-libéralisme dans la dégradation des conditions
des travailleurs est évacuée. Malheureusement des segments entiers de la gauche
entrent dans ce jeu manipulé.
Pour ma part, je dis qu’il n’y a rien à attendre du projet
européen, qui ne peut être transformé de l’intérieur ; il faut le
déconstruire pour éventuellement le reconstruire par la suite sur d’autres
bases. Parce qu’ils se refusent à rejoindre cette conclusion, beaucoup des
mouvements en conflit avec l’ordo-libéralisme demeurent dans l’hésitation pour
ce qui est des objectifs stratégique de leurs combats : sortir ou rester
dans l’Europe (ou dans l’Euro) ? Dans ces conditions les arguments
invoqués par les uns et les autres sont divers à l’extrême, portant souvent sur
des questions insignifiantes, parfois sur les faux problèmes orchestrés par les
médias (la sécurité, les immigrants), conduisant à des choix nauséabonds,
rarement sur les défis véritables. La sortie de l’Otan par exemple est rarement
invoquée. Il reste que la vague montante qui s’exprime dans le rejet de
l’Europe (comme le Brexit) reflète
l’effacement des illusions sur la possibilité de sa réforme.
Néanmoins la confusion effraie. La Grande Bretagne n’entend
certainement pas mettre en œuvre sa souveraineté pour s’engager dans une voie
qui s’écarterait de l’ordo-libéralisme. Au contraire Londres souhaite s’ouvrir
encore davantage sur les Etats Unis (la Grande Bretagne ne retient pas les
réticences de certains Européens à l’endroit du traité de libre-échange
transatlantique), les pays du Commonwealth et les pays émergents du Sud, se
substituant à la priorité européenne. Rien d’autre ; et certainement pas
un meilleur programme social. Par ailleurs pour les Britanniques, l’hégémonie
allemande est moins acceptable qu’elle ne semble l’être pour d’autres, en
France et en Italie.
Les fascistes européens proclament leur hostilité à l’Europe
et à l’Euro. Mais on doit savoir que leur concept de souveraineté est celui de
la bourgeoisie capitaliste ; leur projet est celui de la recherche de la
compétitivité nationale dans le système de l’ordo-libéralisme, associé à des
campagnes nauséabondes contre les immigrés. Les fascistes ne sont jamais les
défenseurs de la démocratie, pas même électorale (sauf par opportunisme),
encore moins d’une démocratie plus avancée. Confronté au défi, la classe
dominante n’hésitera pas : elle préfère la sortie fasciste de la crise.
Elle en a donné la preuve en Ukraine. L’épouvantail du rejet de l’Europe par
les fascistes paralyse les luttes engagées contre l’ordo-libéralisme.
L’argument invoqué fréquemment est : comment pouvons-nous faire cause
commune contre l’Europe avec les fascistes ? Ces confusions font oublier que le succès des
fascistes est précisément le produit de la timidité de la gauche radicale. Si
celle-ci avait défendu avec audace un projet de souveraineté, explicitement son
contenu populaire et démocratique, associé à la dénonciation du projet de
souveraineté démagogique et menteur des fascistes, elle aurait engrangé les
voix qui vont aujourd’hui à l’extrême droite. La défense de l’illusion d’une
réforme impossible de l’Europe ne permet pas d’éviter l’implosion. Le projet
européen se détricotera alors au bénéfice d’une ré- émergence de ce qui
ressemble hélas beaucoup avec l’Europe des années 1930 et 1940 : une
Europe allemande ; la Grande Bretagne et la Russie en dehors de celle-ci,
la France hésitante entre Vichy (en place aujourd’hui) ou de la Gaulle (encore
invisible) ; l’Espagne et l’Italie navigant dans le sillage de Londres ou
de Berlin ; etc…
La souveraineté nationale au service des peuples
La souveraineté nationale est l’instrument incontournable
d’avancées sociales et de progrès de la démocratisation, au Nord comme au Sud
de la planète. Ces avancées sont commandées par des logiques qui se situent
au-delà du capitalisme, dans une perspective favorable à l’émergence d’un monde
polycentrique et à la consolidation de l’internationalisme des peuples.
Dans les pays du Sud le projet souverain national doit
« marcher sur ses deux jambes » :
(i) s’engager dans la construction d’un système industriel
autocentré et intégré dans lequel les différentes branches de la production
deviennent les fournisseurs et les débouchés les uns des autres. L’ordo
libéralisme ne permet pas cette construction. Il conçoit en effet la
« compétitivité » comme celle de chaque établissement industriel
considéré par lui-même. La mise en œuvre de ce principe donne alors la priorité
à l’exportation et réduit les industries des pays du Sud au statut de
sous-traitants dominés par les monopoles des centres impérialistes, lesquels
s’approprient par ce moyen une large part de la valeur créée ici et la
transforme en rente impérialiste de monopole. En contrepoint la construction
d’un système industriel exige la planification d’Etat et la maîtrise nationale
de la monnaie, du système fiscal, des échanges extérieurs.
(ii) s’engager dans une voie originale de rénovation de
l’agriculture paysanne, fondée sur le principe que la terre agricole constitue
un bien commun de la nation, géré de manière à garantir l’accès au sol et aux
moyens de l’exploiter à toutes les familles paysannes. Des projets doivent être
conçus sur cette base pour assurer la croissance de la production par
famille/hectare, et des industries prioritaires mises en place pour le
permettre. L’objectif de cette stratégie est d’assurer à la nation sa
souveraineté alimentaire et de maîtriser les flux migratoires des campagnes
vers les villes, d’en ajuster le rythme à celui de la croissance de l’emploi
urbain.
L’articulation des avancées sur chacun de ces deux terrains
constitue l’axe principal de politiques d’Etat qui garantissent la
consolidation de larges alliances populaires « ouvrières et
paysannes ». Celle-ci crée alors un terrain favorable pour des avancées de
la démocratie participative.
Dans les pays du Nord la souveraineté populaire doit
également rompre avec l’ordo libéralisme, ce qui implique ici des politiques
audacieuses allant jusqu’à la nationalisation des monopoles et la mise en route
des moyens de la socialisation de leur gestion. Cela implique évidemment la
maîtrise nationale de la gestion de la monnaie, du crédit, de la fiscalité, des
échanges extérieurs.
Le système impérialiste en place met en œuvre un éventail
différencié de moyens par lesquels il exerce sa domination sur les nations des
périphéries du système mondialisé et leur exploitation. Dans les pays du Sud
avancés dans l’industrialisation les segments du système mondialisé
délocalisés, contrôlés par le capital des monopoles financiarisés de la triade
impérialiste (Etats Unis, Europe occidentale et centrale, Japon), réduits au
statut de sous-traitants, offrent le moyen majeur par lequel une masse
grandissante de la valeur générée dans les économies locales dépendantes est
transformée en rente des monopoles impérialistes. Dans de nombreux pays du Sud,
les modes d’exploitation prennent également la forme du pillage brutal des
ressources naturelles (hydrocarbures, minerais, terres agricoles, ressources en
eau et en soleil) d’une part, celle de la mise en œuvre de razzias financières
qui s’emparent de l’épargne nationale des pays en question. La contrainte d’assurer
en priorité le service de la dette extérieure constitue le moyen par lequel ces
razzias opèrent. Le déficit structurel des finances publiques de ces pays offre
l’occasion aux monopoles impérialistes de placer fructueusement leurs excédents
financiers grandissants produits par la crise du système impérialiste
mondialisé et financiarisé, en contraignant les pays du Sud à s’endetter dans
des conditions léonines. La razzia financière exerce ses effets
destructeurs tout également dans les centres impérialistes. La croissance
continue du volume de la dette publique par rapport au PIB est activement
recherchée et soutenue par le capital financier national et international dont
elle permet le placement fructueux des excédents. Le service de la dette
publique contractée auprès du marché financier privé donne l’occasion d’une
ponction opérée sur les revenus des travailleurs imposés, permettant ainsi la
croissance de la rente des monopoles. Elle alimente ainsi la croissance
continue de l’inégalité dans la répartition des revenus et des richesses. Le
discours officiel qui prétend déployer des politiques destinées à réduire la
dette est parfaitement mensonger : leur objectif est en réalité
l’augmentation et non la réduction de la dette.
La mondialisation néolibérale poursuit une attaque
massive contre l'agriculture paysanne en Asie, en Afrique et en Amérique
latine. Accepter cette composante majeure de la mondialisation conduit à
l'énorme paupérisation / exclusion / misère de centaines de millions d'êtres
humains sur les trois continents. Ce serait en fait mettre un terme à toute
tentative de nos sociétés de s'affirmer dans la société mondiale des nations. L'agriculture
capitaliste moderne, représentée à la fois par l'agriculture familiale riche et
/ ou par des sociétés agro-industrielles, cherche à attaquer massivement la
production paysanne mondiale. L'agriculture capitaliste régie par le principe
de la rentabilité du capital, localisée en Amérique du Nord, en Europe, dans le
cône sud de l'Amérique latine et en Australie, n'emploie que quelques dizaines
de millions d'agriculteurs, alors qu'elle a la productivité la plus élevée au
niveau mondial; alors que les systèmes d'agriculture paysanne occupent encore
près de la moitié de l'humanité - soit trois milliards d'êtres humains. Que se
passerait-il si "l'agriculture et la production alimentaire" étaient
traitées comme toute autre forme de production capitaliste, soumise aux règles
de la concurrence dans un marché ouvert déréglementé? Ces principes
favoriseraient-ils l'accélération de la production? En effet, on peut imaginer
une cinquantaine de millions de nouveaux agriculteurs modernes supplémentaires,
produisant ce que les trois milliards de paysans présents peuvent offrir sur le
marché en plus de leur propre (et faible) autosubsistance. Les conditions du
succès d'une telle alternative nécessiteraient des transferts importants de
superficies arables aux nouveaux agriculteurs (terres prises sur celles
qu'occupent actuellement les sociétés paysannes), l'accès aux marchés des
capitaux (pour acheter des équipements) et l'accès aux marchés des
consommateurs. Ces agriculteurs concurrenceraient facilement les milliards de
paysans actuels. Et qu'arriverait-il à ces derniers? Des milliards de
producteurs non compétitifs seraient éliminés dans le délai historique court de
quelques décennies. Le principal argument de la légitimation de l'alternative
"concurrentielle" est que ce genre de développement a eu lieu en
Europe au XIXe siècle et a contribué à la formation de sociétés industrielles
et urbaines riches, puis postindustrielles capables de nourrir les nations et
même d'exporter des surplus agroalimentaires. Pourquoi ne pas répéter ce modèle
dans les pays du tiers monde contemporain? Non, car cet argument ne tient pas
compte de deux principaux facteurs qui rendent aujourd'hui la reproduction du
modèle presque impossible dans les pays du tiers monde. Le premier est que le
modèle européen s'est développé pendant un siècle et demi avec des technologies
industrielles intensives en main d'œuvre. Les technologies contemporaines le
sont beaucoup moins. Et par conséquent, si les nouveaux venus du tiers monde
veulent être compétitifs sur les marchés mondiaux pour leurs exportations
industrielles ils doivent adopter ces technologies. Le second est qu'au cours
de sa longue transition l'Europe pouvait faire émigrer massivement le surplus
de sa population vers les Amériques.
Pouvons-nous imaginer d'autres alternatives fondées sur l'accès à la terre pour tous les paysans? Dans ce cadre il est implicite que l'agriculture paysanne doit être maintenue et simultanément engagée dans un processus de changement et de progrès technologique et social continus. Et cela à un rythme qui permettrait un transfert progressif vers l'emploi non agricole au fur et à mesure du développement du systéme. Un tel objectif stratégique implique des politiques qui protègent la production alimentaire paysanne de la concurrence inégale des agricultures modernisées nationales et de l'agro-business international. Il remet en question les modèles de développement industriel et urbain - qui devraient être moins fondés sur les exportations et les bas salaires (qui impliquent à leur tour les bas prix de l'alimentation) et être plus attentifs à l'expansion d'un marché intérieur socialement équilibré. En plus une telle stratégie faciliterait l'intégration dans l'ensemble des politiques qui assurent la souveraineté alimentaire nationale, condition indispensable pour un pays d'être un membre actif de la communauté internationale, en renforçant sa marge nécessaire d'autonomie et sa capacité de négociation.
Compléments de lectures
Par souci de brièveté je n’ai pas abordé ici des
questions adjacentes importantes : l’émergence du capitalisme des
monopoles généralisés, la nouvelle prolétarisation généralisée, la
militarisation de la mondialisation et les conflits pour l’accès aux ressources
naturelles, la mondialisation financière maillon faible du système, la
reconstruction de la solidarité entre les pays du Sud, la stratégie des luttes
en cours, les exigences de l’internationalisme anti impérialiste des peuples.
Je renvoie le lecteur à mon livre L’implosion du capitalisme contemporain
et attire l’attention sur les constructions institutionnelles que j’ai
proposées destinées à consolider le contenu populaire de la gestion de
l’économie de la transition au-delà du capitalisme (pages 123-128 du livre
cité).
27 juin 2016