SAMIR AMIN
Chine 2013
Les
débats concernant le présent et l’avenir de la Chine – puissance
« émergente » – me laissent toujours peu convaincu. Les uns
considèrent que la Chine a définitivement opté pour la « voie
capitaliste » et envisage même d’accélérer son insertion dans la
globalisation capitaliste contemporaine. Ils s’en félicitent et souhaitent
seulement que ce « retour à la normale » (le capitalisme étant la
« fin de l’histoire ») soit accompagné par une évolution démocratique
sur le mode occidental (pluripartisme, élections, droits humains). Ceux là
croient – ou doivent croire – à la possibilité pour la Chine de
« rattraper » (en termes de revenu par tête) par ce moyen, fût-ce
progressivement, les sociétés opulentes de l’Occident – ce que je ne crois pas
possible. La droite chinoise partage ces points de vue. D’autres le déplorent
au nom des valeurs du « socialisme trahi ». Certains s’associent avec
les formulations dominantes en Occident des sportifs du China bashing. Les autres – les pouvoirs en place à Beijing –
qualifient la voie choisie de « socialisme aux couleurs de la
Chine », sans guère plus de précision. Mais on peut découvrir ces
spécificités en lisant attentivement les textes officiels, en particulier les
Plans quinquennaux, précis et pris au sérieux.
En
fait la question (la Chine est-elle capitaliste ou socialiste ?) est mal
posée, trop générale et abstraite pour que la réponse dans les termes de cette
alternative absolue fasse sens. Car la Chine est effectivement engagée sur une
voie originale depuis 1950 et peut être même depuis la révolution des Taipings
au XIXe siècle. Je tenterai donc ici de préciser le contenu de cette voie
originale à chacune des étapes de son déploiement de 1950 à aujourd’hui (2012).
La question agraire
La
nature de la révolution conduite en Chine par son parti communiste a été
qualifiée par Mao de révolution anti impérialiste/antiféodale s’inscrivant dans
une perspective socialiste. Mao n’a jamais prétendu qu’après avoir réglé ses
comptes avec l’impérialisme et le féodalisme le peuple chinois avait
« construit » une société socialiste. Il a toujours caractérisé cette
construction de phase première sur la longue route au socialisme.
Il
me paraît nécessaire de souligner le caractère tout à fait particulier de la
réponse donnée par la révolution chinoise à la question agraire. La terre
(agricole) partagée n’a pas été privatisée ; elle est demeurée la
propriété de la nation représentée par les communautés villageoises et
seulement donnée en usage aux familles rurales. Cela n’avait pas été le cas en
Russie où Lénine, mis devant le fait accompli par l’insurrection des paysans en
1917, a reconnu la propriété privée des bénéficiaires du partage.
Quelles
sont les raisons qui expliquent qu’en Chine (et au Vietnam) la mise en œuvre du
principe selon lequel la terre agricole n’est pas une marchandise ait été
possible ? On répète que les paysans du monde entier aspirent à la
propriété et n’aspirent qu’à celle-ci. Si cela avait été le cas en Chine la
décision de nationaliser la terre aurait entraîné une guerre paysanne sans fin,
comme cela avait été le cas lorsque la collectivisation forcée fût mise en
route en Union Soviétique par Staline.
L’attitude
des paysans de Chine et du Vietnam (et de nulle part ailleurs) ne s’explique
pas par une prétendue « tradition » qui leur aurait fait ignorer la
propriété. Elle est le produit d’une ligne politique intelligente et
exceptionnelle mise en œuvre par les Partis communistes de ces deux pays.
La
IIe Internationale n’avait pas imaginé autre chose que l’aspiration
incontournable des paysans à la propriété, réelle dans l’Europe du XIXe siècle.
Car au cours de la longue transition européenne du féodalisme au capitalisme
(1500-1800) les formes féodales antérieures d’institutionnalisation de l’accès
au sol par la propriété partagée entre le Roi, les Seigneurs et les paysans
serfs avaient progressivement été rongées au bénéfice de l’affirmation de la
propriété privée bourgeoise moderne qui traite la terre comme une marchandise –
un bien dont le propriétaire peut disposer librement (acheter et vendre) sans
restriction. Les socialistes de la IIe Internationale acceptaient le fait
accompli par cette « révolution bourgeoise », fut-ce pour le
déplorer.
Ils
pensaient également que la petite propriété paysanne n’avait pas d’avenir, qui
appartient à la grande entreprise agricole mécanisée sur le modèle de
l’industrie. Ils pensaient que le développement capitaliste par lui-même
conduirait à cette concentration de la propriété et aux formes plus efficaces
de son exploitation qu’elle permettrait (voir à ce sujet les écrits de
Kautsky). L’histoire leur a donné tort. L’agriculture paysanne a cédé la place
à l’agriculture familiale capitaliste au sens double qu’elle produit pour le
marché (l’autoconsommation devenant insignifiante) et qu’elle met en œuvre des
équipements modernes, utilise des intrants industriels et recourt au crédit
bancaire. Et cette agriculture familiale capitaliste s’avère efficace, par
comparaison avec celle des grandes exploitations, en termes de volume de la
production d’un hectare par travailleur/an. Cette observation n’exclut pas que
le travail de l’agriculteur capitaliste moderne est désormais exploité par le
capital des monopoles généralisés qui contrôle en amont la fourniture des
intrants et du crédit et en aval la commercialisation des produits, et
transformé de ce fait en sous traitant de ce capital dominant.
Persuadés
donc (à tort) que la grande exploitation est toujours plus efficace que la
petite dans tous les domaines – industries, services et agriculture – les
socialistes radicaux de la IIe Internationale imaginaient donc l’abolition de
la propriété du sol (la nationalisation de la terre) permettant la création de
grandes exploitations agricoles socialistes (analogue à ce que seront les sovkhozes
et kolkhozes soviétiques). Mais ils n’ont pas eu l’occasion de tester la
possibilité d’une telle mesure, la « révolution » n’étant pas à
l’ordre du jour dans leurs pays (les centres impérialistes).
Les
bolcheviks avaient fait leur ces thèses jusqu’en 1917. Ils envisageaient donc
la nationalisation des grands domaines de l’aristocratie russe, tout en
laissant aux paysans la propriété des terres communales. Mais ils ont été par
la suite prise de court par l’insurrection paysanne qui s’est emparé des grands
domaines.
Mao
a tiré les leçons de cette histoire et développé une toute autre ligne d’action
politique. Pendant la longue guerre civile de libération, dans les régions du
Sud à partir des années 1930, Mao a fondé la pénétration du parti communiste sur
une alliance solide avec les paysans pauvres et sans terre (en majorité),
amicale à l’égard des paysans moyens, isolant sans nécessairement les
antagoniser à toutes les étapes de la guerre les paysans riches. Le succès de
cette ligne préparait la grande majorité des ruraux à imaginer et accepter une
solution à leurs problèmes ne passant pas par la propriété privée de lopins
acquis par partage. Je pense que les idées de Mao, et le succès de leur mise en
œuvre, trouvent leurs racines lointaines dans ce que fut la révolution des
Taipings au XIXe siècle. Mao est donc parvenu à réaliser ce que le parti
bolchévique a échoué à faire : fonder une alliance solide avec la grande
majorité rurale. En Russie le fait accompli de l’été 1917 a annihilé les chances
ultérieures d’une alliance avec les paysans pauvres et moyens contre les riches
(les koulaks), car les premiers tenaient à défendre la propriété privée acquise
et préféraient de ce fait suivre les koulaks plutôt que les bolchéviks.
Cette
« spécificité chinoise» – dont les effets sont d’une ampleur majeure
– interdit rigoureusement de qualifier la Chine actuelle (encore en 2012) de
« capitaliste ». Car la voie capitaliste est fondée sur la
transformation de la terre en bien marchand.
Présent et Avenir
de la petite production
Mais
une fois le principe acquis, les modes d’usage de ce bien commun (la terre des
communautés villageoises) peuvent faire l’objet de modalités diverses. Pour le
comprendre il faut savoir distinguer petite production et petite propriété.
La
petite production – paysanne et artisanale – avait dominé la production dans
toutes les sociétés du passé. Elle a conservé une place importante dans le
capitalisme moderne, associée désormais à la petite propriété – dans
l’agriculture, les services et même certains segments de l’industrie. Certes
dans la triade dominante du monde contemporain (Etats Unis, Europe, Japon) elle
recule. En témoigne par exemple la disparition du petit commerce au profit des
grandes surfaces. Mais il n’est pas dit que cette évolution constitue un
« progrès », même en terme d’efficacité, a fortiori si les dimensions
sociales culturelles et civilisationnelles sont prises en considération. Il
s’agit en fait d’une distorsion produite par la domination des monopoles
généralisés garantissant la croissance de ses rentes. Il n’est donc pas dit que
dans un socialisme à venir la place de la petite production ne soit pas appelée
à reprendre de l’importance.
Dans
la Chine actuelle en tout cas la petite production – qui n’est pas associée
nécessairement à la petite propriété – conserve une place considérable dans la
production nationale, non seulement dans l’agriculture, mais encore dans des
segments importants de la vie urbaine.
La
Chine a fait l’expérience de formes d’utilisation de la terre/bien commun fort
diverses et même contrastées, dont il faut discuter d’une part de l’efficacité
(volume de la production d’un hectare par travailleur/an) et d’autre part de la
dynamique des transformations qu’elle véhicule. Car ces formes peuvent
renforcer les tendances d’une évolution dans la voie capitaliste, qui finirait
par remettre en question le statut non marchand de la terre, ou au contraire
s’inscrire dans une évolution à vocation socialiste. On ne peut répondre à ces
questions que par un examen concret des formes en question mises en œuvre dans
les moments successifs de la construction chinoise de 1950 à nos jours.
A
l’origine, dans les années 1950, le mode adopté était celui de la petite
production familiale associée à des formes « inférieures » de coopération
pour la conduite des travaux d’irrigation et d’aménagement ou l’utilisation de
certains équipements et à l’insertion dans une économie d’Etat se réservant le
monopole de l’achat des productions destinées au marché et de la fourniture du
crédit et des intrants, le tout sur la base de prix planifiés (décidés par le
centre).
L’expérience
des communes qui a suivi dans les années 1970 la mise en place de coopératives
de production est riche d’enseignements. Il ne s’agissait pas nécessairement de
passer de la petite production à la grande exploitation, même si l’idée de la
supériorité de cette dernière inspirait certains de ses promoteurs. L’essentiel
dans cette initiative procédait de l’ambition de la construction socialiste
décentralisée. Les Communes n’avaient pas seulement la responsabilité de gérer
la production agricole d’un gros village ou d’un collectif de villages et de
hameaux (cette gestion étant elle-même un mix de formes de petite production
familiale et d’exploitation spécialisée plus ambitieuse) ; elles
fournissaient un cadre pour lui associer des activités industrielles employant
les ruraux disponibles dans certaines saisons ; elles articulaient ces
activités de production économique à la gestion de services sociaux (éducation,
santé, logement) ; elles amorçaient la décentralisation de
l’administration politique de la société. Comme l’avait conçu la Commune de
Paris l’Etat socialiste était appelé à devenir, au moins partiellement, une
fédération de communes socialistes. Sans doute par beaucoup de ses aspects les
Communes étaient-elles en avance sur leur temps et la dialectique
décentralisation des pouvoirs de décision/centralisation assumée par
l’omniprésence du parti communiste ne fonctionnait pas sans grincement. Mais
les résultats enregistrés sont loin d’avoir été catastrophiques comme la droite
voudrait le faire croire. Une Commune de la région de Beijing, qui a résisté à
la directive de dissolution du système, continue à enregistrer de beaux succès
économiques associés à la persistance de débats politiques de bonne tenue,
disparus ailleurs. Les projets en cours (2012) de « reconstruction
rurale » – mis en œuvre par des collectivités rurales présentes dans
plusieurs régions de Chine me paraissent inspirés par l’expérience des Communes.
La
décision de dissolution des Communes prise par Deng Xiaoping en 1980 a renforcé
la petite production familiale, qui demeure la forme dominante durant les trois
décennies qui ont suivi cette décision (de 1980 à 2012). Mais l’éventail des
droits des usagers (les Communes villageoises et les unités familiales) s’est
élargi considérablement. Il est devenu possible pour les détenteurs de ces
droits d’usage de la terre de « louer » celle-ci (mais jamais de
« vendre » la terre), soit à d’autres petits producteurs – facilitant
de la sorte l’émigration vers les villes notamment de jeunes éduqués qui ne
veulent pas rester ruraux – soit à des firmes organisant une plus grande
exploitation modernisée (jamais latifundiaire – cela n’existe pas en Chine –
mais néanmoins considérablement plus grande que ne le sont les exploitations
familiales). Cette modalité est le moyen de favoriser des productions
spécialisées (comme le bon vin pour lequel la Chine a fait appel à des
Bourguignons), ou de tester des méthodes scientifiques nouvelles (OGM et
autres).
« Approuver »
ou « rejeter » a priori la diversité de ces formules n’a guère de
sens, à mon avis. Encore une fois l’analyse concrète de chacune d’elles – dans
sa conception et dans la réalité de sa mise en œuvre – est incontournable.
Toujours est-il que le résultat de la diversité inventive des formes d’usage de
la terre bien commun a donné des résultats prodigieux. D’abord en termes
d’efficacité économique puisque la Chine, dont la population urbaine est passée
de 20 à 50 % de sa population totale, est parvenue à faire croître la
production agricole au rythme des besoins gigantesques de l’urbanisation. La
Chine est parvenue à ce résultat remarquable et exceptionnel, sans pareil dans
les pays du Sud « capitalistes ». Elle a conservé et renforcé sa
souveraineté alimentaire, alors qu’elle souffre d’un handicap majeur : son
agriculture nourrit correctement 22% de la population mondiale alors qu’elle ne
dispose que de 6% des terres arables de la Planète. Ensuite en termes de mode
(et niveau) social de vie des ruraux : les villages chinois n’ont plus
rien de commun avec ce qu’on peut voir encore dominant ailleurs dans le tiers
monde capitaliste. Constructions en dur confortables, dotées de moyens, font
contraste avec non pas seulement l’ancienne Chine de la faim et de l’extrême
pauvreté mais avec les formes suprêmes de la misère qui domine toujours dans
les campagnes de l’Inde ou de l’Afrique.
Le
principe double des principes et des politiques mis en œuvre (la terre bien
commun, le soutien de la petite production sans petite propriété) est à
l’origine de ces résultats sans pareils. Car il a permit un transfert
relativement maîtrisé de la migration rurale/urbaine. Comparez avec la voie
capitaliste, au Brésil par exemple. La propriété privée du sol agraire a vidé
les campagnes du Brésil – aujourd’hui 11% de la population du pays. Mais 50% au
moins des urbains vivent dans des bidonvilles (les favélas), et ne survivent
que par la grâce de « l’économie informelle » (crime organisé inclus).
Rien de pareil en Chine, dont la population urbaine est dans l’ensemble,
correctement employée et logée, même en comparaison avec bien des « pays
développés », sans parler de ceux dont le PIB per capita est du niveau
chinois !
Le
transfert de population des campagnes chinoises terriblement densément peuplées
(seuls analogues : le Vietnam, le Bangladesh, l’Egypte) s’imposait. Il a
permis une meilleure petite production rurale, moins pauvres en terres. Ce
transfert, bien que relativement maîtrisé (encore une fois rien n’est parfait
ni en Chine ni ailleurs et dans l’histoire de l’humanité) menace peut être de
devenir trop rapide. On en discute en Chine.
Le capitalisme
d’Etat chinois
La
première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise
est : capitalisme d’Etat. Soit, mais cette qualification demeure vague et
superficielle tant qu’on en n’analyse pas les contenus précis.
Il
s’agit de capitalisme au sens que le rapport auquel les travailleurs sont
soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui
caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de sur
travail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs – dans
les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient
de la main d’œuvre féminine – existent en Chine. C’est un scandale pour un pays
qui se prétend vouloir avancer sur la route du socialisme. Néanmoins la mise en
place d’un régime de capitalisme d’Etat est incontournable ; et le
demeurera partout. Les pays capitalistes développés ne pourront pas eux-mêmes
s’engager dans une voie socialiste (qui n’est pas à l’ordre du jour du visible
aujourd’hui) sans passer par cette étape première. Elle constitue la phase
préliminaire à l’engagement éventuel de la société qui se libère du capitalisme
historique sur la longue route au socialisme/communisme. La socialisation et la
réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de l’entreprise
(l’unité élémentaire) à la nation et au monde exigent la poursuite de longs
combats pendant un temps historique qui ne peut être raccourci.
Au-delà
de cette réflexion préliminaire il nous faut donc qualifier concrètement le
capitalisme d’Etat en question, par la mise en relief de la nature et du projet
de l’Etat concerné. Car il y a non pas un mais des capitalismes d’Etat
différents. Le capitalisme d’Etat de la France de la Ve République de 1958 à
1975 par exemple était conçu pour servir et renforcer les monopoles privés
français, pas pour engager le pays sur la voie du socialisme.
Le
capitalisme d’Etat chinois a été construit pour la réalisation de trois
objectifs : (i) la construction d’un système productif industriel moderne
intégré et souverain ; (ii) la gestion du rapport de ce système avec la
petite production rurale ; (iii) le contrôle de l’insertion de la Chine
dans le système mondial, lui-même dominé par les monopoles généralisés de la
triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon). La poursuite de ces trois
objectifs prioritaires est incontournable. Elle permet éventuellement d’avancer
sur la longue route au socialisme ; mais simultanément elle renforce des
tendances à sortir de celle-ci pour s’engager dans la voie d’un développement
capitaliste tout court. Il faut accepter que ce conflit soit inévitable et
toujours présent. La question qui se pose est alors : les options
concrètes de la Chine favorisent-elles l’engagement dans l’une ou l’autre de
ces deux voies ?
Le
capitalisme d’Etat chinois est passé, dans sa première phase (1954-1980), par
la nationalisation de toutes les entreprises de production (associée à la
nationalisation des terres agricoles), grandes et mêmes petites. Il s’est
ensuite ouvert à l’initiative de l’entreprise privée, nationale et/ou
étrangère, et a procédé à la libéralisation de la petite production rurale et
urbaine (petite entreprises, commerce, services). Mais il n’a pas dé-
nationalisé les grandes industries de base et le système du crédit mis en place
à l’étape maoïste, même s’il en a révisé les formes de l’organisation de son
insertion dans une économie de « marché ». Cette option est allée de
pair avec la mise en place de moyens de « contrôle » de l’initiative
privée et de l’association éventuelle avec le capital étranger. Il reste à
savoir dans quelle mesure ces moyens remplissent les fonctions qui leur ont été
attribué, ou au contraire s’ils ne sont pas devenus des coquilles vides, la
collusion avec le capital privé (par la « corruption » des cadres)
l’ayant emporté.
Toujours
est-il que ce que le capitalisme d’Etat chinois a réalisé entre 1950 et 2012
est tout simplement fabuleux. Il est en effet parvenu à construire un système
productif moderne intégré souverain à la mesure de ce pays gigantesque,
qui ne peut plus être comparé qu’avec celui des Etats Unis. Il est parvenu à
sortir de la dépendance technologique étroite des origines (importations de
modèles soviétiques puis occidentaux) par le développement de sa propre
capacité de générer l’invention technologique. Mais il n’a pas (encore ?)
amorcé même la réorganisation du travail dans la perspective de la
socialisation de la gestion économique. Le Plan – et non pas
« l’ouverture » – est demeurée le moyen central de la mise en œuvre
de cette construction systématique.
Dans
la phase maoïste de cette planification du développement le Plan demeurait
impératif dans tous ses détails : nature et localisation des implantations
nouvelles, objectifs de production, prix. A ce stade il n’y avait pas de choix
alternatif raisonnable possible. Je signalerai ici – sans plus – le débat
intéressant concernant la nature de la loi de la valeur qui sous tendait la
planification de l’époque. Le succès même – et non l’échec – de cette première
phase exigeait une révision des moyens de la poursuite du projet de
développement accéléré. Et « l’ouverture » – à l’initiative privée –
à partir de 1980 mais surtout de 1990 – était nécessaire, si l’on voulait éviter
l’enlisement qui a été fatal à l’URSS. En dépit
du fait que cette ouverture ait coïncidé avec le triomphe mondialisé du
néo-libéralisme – avec tous les effets négatifs de cette coïncidence sur
laquelle je reviendrai – l’option en faveur d’un « socialisme de
marché », ou mieux d’un « socialisme avec marché » comme fondement de cette seconde phase de
développement accéléré se justifie largement, à mon avis.
Le
résultat de ce choix est, encore une fois, simplement fabuleux. En quelques
décennies la Chine a construit une urbanisation industrielle et productive qui
rassemble 600 millions d’êtres humains – dont les deux tiers ont été urbanisés
au cours des deux dernières décennies (presque la population de
l’Europe !). Redevable au Plan et non au marché. La Chine dispose
désormais d’un véritable système productif souverain. Aucun pays du Sud (sauf
la Corée et Taïwan) n’y est parvenu. En Inde, au Brésil, il n’existe que quelques
éléments disparates d’un projet souverain de même nature ; rien de plus.
Les
modalités de conception et de mise en œuvre du Plan, dans les conditions
nouvelles, ont été transformées. Le Plan reste impératif pour ce qui concerne
les gigantesques investissements d’infrastructure exigées par le projet :
loger 400 millions d’urbains nouveaux dans des conditions convenables,
construire un réseau d’autoroutes, de routes, de chemins de fer, de barrages et
de centrales électriques, sans pareils. Désenclaver toutes les campagnes
chinoises ou presque. Transférer le centre de gravité du développement des
régions côtières à l’Ouest continental. Il reste impératif – en partie au moins
– pour ce qui concerne les objectifs et les moyens des entreprises qui relèvent
de la propriété publique (Etat, provinces, municipalités). Mais pour le reste
il est devenu indicatif des objectifs possibles et probables d’expansion de la
petite production marchande urbaine et des activités industrielles et autres
privées. Néanmoins ces objectifs sont pris au sérieux, et les moyens de
politique économique que leur réalisation exige sont précisés. Dans l’ensemble
les résultats ne se sont pas trop écartés de ces prévisions
« planifiés ».
Le
capitalisme d’Etat chinois a intégré dans son projet de développement des
dimensions sociales (je ne dis pas « socialistes ») visibles. Ces
objectifs étaient déjà présents à l’époque maoïste : éradication de
l’illettrisme, santé élémentaire pour tous etc. Dans le premier moment de la
phase post maoïste (les années 1990) la tendance a été sans doute à négliger la
poursuite de ces efforts. Mais on doit constater que la dimension sociale du
projet a depuis reconquis sa place et que, en réponse aux mouvements sociaux –
actifs et puissants – elle est appelée à progresser davantage. La nouvelle
urbanisation n’a de pareil dans aucun autre pays du Sud : il y a certes
des quartiers « chics » et d’autres qui ne le sont pas ; mais il
n’y a pas de bidonvilles dont l’extension est continue partout ailleurs dans
les villes du tiers monde.
L’insertion de la
Chine dans la mondialisation capitaliste
On
ne peut pas poursuivre l’analyse du capitalisme d’Etat chinois (qualifié de
« socialisme de marché » par le pouvoir) sans prendre en
considération son insertion dans la mondialisation.
Le
monde soviétique avait imaginé une déconnexion du système capitaliste mondial,
voire de la compléter par la construction d’un système socialiste intégré
englobant l’URSS et l’Europe de l’Est. L’URSS a réalisé sa déconnexion dans une grande mesure, au demeurant imposé
par l’hostilité de l’Occident, voire le blocus accusant son isolement. Mais le
projet d’intégrer l’Europe de l’Est n’a jamais beaucoup avancée, en dépit des
initiatives du Comecom. Les Nations de l’Europe de l’Est sont restées sur des
positions incertaines et vulnérables, partiellement déconnectées – mais sur des
bases strictement nationales – et partiellement ouvertes sur l’Europe de
l’Ouest à partir de 1970. Il n’a jamais été question d’une intégration
URSS-Chine que non seulement le nationalisme chinois n’aurait guère accepté,
mais encore plus parce que les tâches prioritaires de la Chine ne l’impliquait
pas. La Chine maoïste a pratiqué la déconnexion à son échelle. Doit-on dire
qu’en réintégrant la mondialisation à partir de 1990 elle a renoncé
intégralement et définitivement à la déconnexion ?
La
Chine est entrée dans la mondialisation à partir de 1990 par la voie du
développement accéléré des exportations manufacturées que son système productif
permettait, en donnant la priorité première à l’exportation dont les taux de
croissance dépassaient alors ceux de la croissance du PIB. Le triomphe du
néo-libéralisme favorisait le succès de cette option pendant une quinzaine
d’années (de 1990 à 2005). Sa poursuite non seulement est discutable par ses
effets politiques et sociaux, mais encore menacée par l’implosion du
capitalisme mondialisé néo libéral, amorcée à partir de 2007. Le pouvoir
chinois en paraît conscient et a amorcé très tôt le correctif, en donnant une
importance grandissante au marché intérieur et au développement de l’Ouest
chinois.
Dire,
comme on l’entend ad nauseam, que le succès de la Chine doit être attribué à
l’abandon du maoïsme (dont « l’échec » aurait été patent), à
l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers, est tout
simplement idiot. La construction maoïste a mis en place les fondements sans
lesquels l’ouverture ne se serait pas soldée par le succès qu’on connait. La
comparaison avec l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le
démontre. Dire que le succès de la Chine est principalement (et même
« intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger est
non moins idiot. Ce n’est pas le capital des multinationales qui a construit le
système industriel chinois, réalisé les objectifs de l’urbanisation et de
l’infrastructure. Le succès est redevable à 90% au projet chinois souverain.
Certes l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions utiles :
accélérer l’importation des technologies modernes. Mais par ses formules de
partenariat la Chine a absorbé ces technologies et en maîtrise désormais le
développement. Rien d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori
en Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres.
L’insertion
de la Chine dans la mondialisation est demeurée, au demeurant, partielle et
contrôlée (ou au moins contrôlable si on le veut). La Chine est demeurée en
dehors de la mondialisation financière. Son système bancaire est intégralement
public et replié sur le marché du crédit interne au pays. La gestion du yuan
relève toujours de la décision souveraine de la Chine. Le yuan n’est pas soumis
aux aléas des changes flexibles que la mondialisation financière impose.
Beijing peut dire à Washington : « le yuan est notre monnaie, c’est votre
problème », comme Washington avait dit en 1971 aux Européens :
« le dollar est notre monnaie, c’est votre problème ». De surcroît la
Chine conserve une réserve considérable de déploiement de son système de crédit
public. La dette publique reste négligeable comparée aux taux d’endettement
jugés intolérables aux Etats Unis, en Europe, au Japon comme dans beaucoup de
pays du Sud. La Chine peut donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques
sans danger grave d’inflation.
L’attraction
des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié n’est pas à l’origine du
succès de son projet. C’est au contraire le succès de ce projet qui a rendu
l’investissement en Chine attractif pour les transnationales occidentales. Les
pays du Sud qui ont ouvert leurs portes bien plus largement que la Chine et
accepté sans condition leur soumission à la mondialisation financière ne sont
pas devenus attractifs au même degré. Le capital transnational n’est guère
attiré ici que pour piller les ressources naturelles du pays. Ou pour y
délocaliser des productions et bénéficier de la main d’œuvre à bon marché. Sans
pour autant qu’il n’y ait transfert de technologie, effets d’entraînement et
insertion des unités délocalisées dans un système productif national, toujours
inexistant (comme au Maroc et en Tunisie). Ou encore pour y opérer une razzia
financière et permettre aux banques impérialistes de déposséder les épargnants
nationaux, comme ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du Sud est.
En Chine par contre les investissements étrangers peuvent certes bénéficier de
la main d’œuvre à bon marché et faire de beaux profits, à condition que leurs
projets s’insèrent dans celui de la Chine et permette le transfert de
technologie. Des profits somme toute « normaux », mais aussi
davantage si la collusion avec les autorités chinoises le permet !
La Chine puissance
émergente
Personne
ne doute que la Chine soit une puissance émergente. Et l’idée circule que la
Chine ne fait que retrouver la place qui était la sienne pendant des siècles et
qu’elle n’avait perdu qu’au XIXe siècle. Mais cette idée – certainement
correcte, et flatteuse de surcroît – ne nous aide pas beaucoup à comprendre en
quoi consiste cette émergence et quelles sont ses perspectives réelles dans le
monde contemporain. Au demeurant les propagateurs de cette idée générale et
vague ne se préoccupent pas de savoir si la Chine émergera par son ralliement
aux principes généraux du capitalisme (ce qu’ils pensent probablement
nécessaire) ou si elle prendra au sérieux son projet de « voie socialiste
aux couleurs de la Chine ». Pour ma part j’avance que si la Chine est bien
une puissance émergente c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la voie
capitaliste de développement pure et simple ; et que, en conséquence, si
elle venait à s’y rallier son projet d’émergence lui-même serait mis en danger
sérieux d’échec.
La
thèse que je soutiens implique le refus de l’idée que les peuples ne peuvent
pas « sauter » par-dessus la succession nécessaire d’étapes
successives nécessaires et donc que la Chine doit passer par celle d’un
développement capitaliste avant que ne se pose la question de son avenir
socialiste éventuel. Le débat sur cette question entre les différents courants
du marxisme historique n’a jamais été conclu. Marx était resté hésitant sur
cette question. On sait qu’au lendemain même des premières agressions
européennes (les guerres de l’opium) il écrivait : la prochaine fois que
vous enverrez vos armées en Chine elles seront accueillies par une banderolle :
« Attention, vous êtes aux frontières de la République bourgeoise de
Chine ». Intuition magnifique et confiance dans la capacité du peuple
chinois à répondre au défi, mais en même temps erreur car en fait :
« vous êtes aux frontières de la République populaire de Chine ».
Mais on sait que, concernant la Russie, Marx ne rejetait pas l’idée de sauter
l’étape capitaliste (voir sa correspondance avec Vera Zassoulich). Aujourd’hui
on pourrait croire que le premier Marx avait raison et que la Chine est bien
sur la route du développement capitaliste.
Mao
a compris – mieux encore que Lénine – que la voie capitaliste ne mènerait à
rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait qu’être l’œuvre des
communistes. Les Empereurs Qing de la fin du XIXe siècle, puis Sun Yatsen et le
Kuo Min Tang avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en réponse
au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas d’autre voie que celle du
capitalisme et ne disposaient pas de l’équipement intellectuel qui leur aurait
permis de comprendre ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie
était fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du système
capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant d’esprit, l’a compris. Et plus
que cela, Mao a compris que cette bataille n’était pas gagnée d’avance – par la
victoire de 1949 – et que le conflit entre l’engagement sur la longue route du
socialisme, condition de la renaissance de la Chine et le retour au bercail
capitaliste occuperait tout l’avenir visible.
J’ai
personnellement toujours partagé cette analyse de Mao et je renverrai sur ce
sujet à quelques unes de mes réflexions concernant le rôle de la Révolution des
Taipings, que je situe à l’origine lointaine du maoïsme, la révolution de 1911
en Chine et les autres révolutions du Sud qui ouvrent le XXe siècle, les débats
à l’origine de Bandung, l’analyse des impasses dans lesquels se sont enfermés
les pays du Sud dits « émergents » engagés sur la voie capitaliste.
Toutes ces réflexions sont les corollaires de ma thèse centrale concernant la
polarisation (la construction du contraste centres/périphéries) immanente au
déploiement mondial du capitalisme historique. Cette polarisation annihile la
possibilité pour le pays de la périphérie de « rattraper » dans le
cadre du capitalisme. Il faut en tirer la conclusion : si le
« rattrapage » des pays opulents est impossible, il faut faire autre
chose, qui s’appelle s’engager sur la route du socialisme.
La
Chine n’est pas engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais
depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases contrastées par
beaucoup d’aspects. La Chine a développé un projet souverain cohérent qui lui
est propre et qui n’est certainement pas celui du capitalisme dont la logique
exige que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce projet
demeure souverain tant que la Chine reste hors de l a mondialisation financière contemporaine.
Que
le projet chinois ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il
« est » socialiste ; mais seulement qu’il permet d’avancer sur
la longue route du socialisme. Néanmoins il est également toujours menacé de
dérive qui l’en éloigne et finisse par l’intégrer dans un retour pur et simple
au capitalisme.
Le
succès de l’émergence de la Chine est intégralement le produit de ce projet
souverain. Dans ce sens la Chine est le seul pays authentiquement émergent
(avec la Corée et Taïwan dont on dira un mot plus loin). Aucun des nombreux
autres pays auxquels la Banque Mondiale a décerné un certificat d’émergence ne
l’est réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec persévérance un projet
souverain cohérent. Tous adhérent aux principes fondamentaux du capitalisme pur
et simple, y compris pour ce qui est de segments éventuels de leur capitalisme
d’Etat. Tous ont accepté de se soumettre à la mondialisation contemporaine dans
toutes ses dimensions, y compris financière. La Russie et l’Inde font encore
exception – partiellement – sur ce dernier point, mais ni le Brésil, ni
l’Afrique du Sud et les autres. Il y a parfois des segments de
« politiques industrielles nationales », mais rien de comparable avec
le projet chinois systématique de construction d’un système industriel complet,
intégré et souverain (notamment au plan de la maîtrise technologique).
Pour
ces raisons tous ces autres pays qualifiés trop rapidement d’émergents
demeurent vulnérables à des degrés divers certes, mais toujours bien plus
marqués que ne l’est la Chine. Pour toutes ces raisons les apparences
d’émergence – taux de croissance honorables, capacités d’exporter des produits
manufacturés – sont toujours associés ici à des processus de paupérisation qui
frappent la majorité de leur population (en particulier les paysans), ce qui
n’est pas le cas de la Chine. Certes la croissance de l’inégalité se manifeste
partout – y compris en Chine ; mais cette observation reste superficielle
et trompeuse. Car une chose est inégalité dans la répartition des bénéfices
d’un modèle de croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même s’accompagne
de la réduction des poches de pauvreté – c’est le cas en Chine) ; autre
chose est l’inégalité associée à une croissance qui ne profite qu’à une
minorité (de 5 à 30% de la population selon les cas) tandis que le sort des
autres demeure désespéré. Les sportifs du China
bashing ignorent – ou font semblant d’ignorer – cette différence décisive.
L’inégalité qui se manifeste par l’existence de quartiers de villas luxueuses
d’une part et d’ensembles de logements convenables pour les classes moyennes et
les classes populaires d’autre part n’est pas celle qui se manifeste par la
juxtaposition de quartiers riches, d’ensembles réservés aux classes moyennes et
de bidonvilles pour la majorité. Les coefficients de Gini sont valables pour
mesurer le changement d’une année sur l’autre dans un système dont la structure
est donnée. Mais dans la comparaison internationale entre des systèmes de
structures différentes ils perdent leur sens, comme toutes les autres mesures
des grandeurs macro-économiques de la comptabilité nationale. Les pays émergents (autres que la Chine) sont
bien des « marchés émergents », ouverts à la pénétration des
monopoles de la triade impérialiste. Ces marchés permettent à ceux-ci de soutirer
à leur bénéfice une part considérable de la plus value produite dans les pays
en question. La Chine est autre ; c’est une nation émergente dont le
système permet de conserver en Chine l’essentiel de la plus value qui y est
produite.
La
Corée et Taïwan sont les deux seuls exemples de succès d’une émergence
authentique dans et par le capitalisme. Ces deux pays doivent ce succès à des
raisons géostratégiques qui ont conduit les Etats Unis à accepter qu’ils
réalisent ce que Washington interdisait aux autres. La comparaison entre le
soutien des Etats Unis au capitalisme d’Etat de ces deux pays, combattu avec la
violence la plus extrême dans l’Egypte nassérienne ou l’Algérie de Boumediene
est, à ce titre, éclairante.
Je
ne discuterai pas ici d’éventuels projets d’émergence, qui me paraissent tout à
fait possibles au Vietnam et à Cuba, ni des conditions d’une reprise possible
d’avancées dans cette direction en Russie. Je ne discuterai pas davantage des
objectifs stratégiques de lutte des forces progressistes ailleurs dans le Sud
capitaliste, en Inde, en Asie du Sud Est, en Amérique latine, dans le monde
arabe et en Afrique, qui pourraient favoriser le dépassement des impasses
actuelles et l’émergence de projets souverains amorçant la rupture avec les
logiques du capitalisme dominant.
Grands succès,
défis nouveaux
La
Chine n’est pas aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle l’a été chaque jour
depuis 1950. Des forces sociales et politiques de droite et de gauche,
présentes dans la société et le parti se sont affrontées en permanence.
D’où
vient la droite chinoise ? Certes les anciennes bourgeoisies compradore et
bureaucratique du Kuo Min Tang avaient été exclues du pouvoir. Cependant au
cours de la guerre de libération des segments entiers des classes moyennes,
professionnels, fonctionnaires, industriels, déçus par l’inefficacité du Kuo
Min Tang face à l’agresseur japonais s’étaient rapprochés du parti communiste,
voire y avaient adhéré. Beaucoup d’entre eux – mais certainement pas tous –
étaient demeurés nationalistes sans guère plus. Par la suite, à partir de 1990
avec l’ouverture à l’initiative privée une nouvelle droite, autrement plus
puissante, a fait son apparition, qui ne se réduit pas aux « hommes
d’affaires » qui ont réussi et fait fortune (parfois colossale), renforcés
par leur clientèle – dont des responsables de l’Etat et du parti, confondant
contrôle et collusion, voire corrompus.
Ce
succès, comme toujours, inspire des adhésions aux idées de droite dans les
classes moyennes éduquées, en expansion. C’est dans ce sens que la croissance
de l’inégalité – même si elle n’a rien à voir avec celle qui caractérise les
autres pays du Sud – constitue un danger politique majeur, le véhicule de la
progression des idées de droite, de la dépolitisation et des illusions naïves.
Je
ferai ici une observation complémentaire qui me paraît importante : la
petite production, notamment paysanne, n’inspire pas des idées de droite comme
Lénine le pensait (cela était juste dans les conditions russes). La situation
de la Chine fait ici contraste avec celle de l’ex URSS. La paysannerie
chinoise, dans l’ensemble, n’est pas réactionnaire car elle ne défend pas le
principe de la propriété privée, faisant contraste avec la paysannerie
soviétique, que les communistes ne sont jamais parvenus à détacher de leur
alignement sur les koulaks pour la défense de la propriété privée. Au contraire
la paysannerie chinoise de petits producteurs (sans être des petits
propriétaires) est aujourd’hui une classe qui ne propose pas des solutions de
droite, mais au contraire se situe dans le camp des forces en mouvement pour
l’adoption de politiques plus courageuses aux plans sociaux et écologiques. Le
puissant mouvement de « rénovation de la société rurale » en
constitue le témoignage. La campagne chinoise se situe largement dans le camp
de la gauche, avec la classe ouvrière. La gauche a ses intellectuels organiques
et elle exerce une certaine influence sur les appareils de l’Etat et du parti.
Le
conflit permanent entre la droite et la gauche en Chine a toujours trouvé son
reflet dans les lignes politiques successives mises en œuvre par la direction
du parti et de l’Etat. A l’époque maoïste la ligne de gauche ne l’a pas emporté
sans combat. Prenant la mesure de la progression des idées de droite au sein du
parti et de sa direction, un peu sur le modèle soviétique, Mao a déclenché la
Révolution Culturelle pour la combattre. « Feu sur le Quartier Général »,
c'est-à-dire les instances dirigeantes du Parti, là où se constitue « la
nouvelle bourgeoisie ». Mais si la Révolution Culturelle a répondu aux
attentes de Mao durant les deux premières années de son déploiement, elle a par
la suite dérivé dans l’anarchie, associée à la perte de contrôle de la gauche
du parti et de Mao sur la succession des évènements. Cette dérive a favorisé
une reprise en main de l’Etat et du parti qui a donné ses chances à la droite.
Depuis la droite est toujours fortement présente dans toutes les instances
dirigeantes. Mais la gauche reste présente sur le terrain, contraignant la
direction suprême à des compromis de « centre » – centre droit ou
centre gauche ?
Pour
comprendre la nature des défis auxquels la Chine est confrontée aujourd’hui il
est indispensable de savoir que le conflit entre le projet souverain chinois
tel qu’il est et celui de l’impérialisme nord américain et de ses alliés
subalternes européens et japonais est appelé à croître en intensité au fur et à
mesure de son succès. Les domaines du conflit sont multiples : le contrôle
par la Chine des technologies modernes, l’accès aux ressources de la Planète,
le renforcement des capacités militaires de la Chine, la poursuite de
l’objectif de reconstruction de la politique internationale sur la base de la
reconnaissance des droits souverains des peuples à choisir leur système
politique et économique. Chacun de ces objectifs entre en conflit direct avec
ceux poursuivis par l’alliance de la triade impérialiste.
La
stratégie politique des Etats Unis s’est assigné l’objectif du contrôle
militaire de la Planète, seul moyen pour Washington de conserver les avantages
que lui confère son hégémonie. Les guerres préventives engagées au Moyen Orient
poursuivent cet objectif, et dans ce sens elles constituent le préliminaire à
la guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée froidement comme
éventuellement nécessaire par l’establishment nord américain, « avant
qu’il ne soit trop tard ». Tenir au chaud l’hostilité à l’égard de la
Chine par le soutien aux esclavagistes du Tibet et du Sinkiang, le renforcement
de la présence navale américaine en Mer de Chine, l’encouragement prodigué au
Japon engagé dans la construction de sa force militaire, est indissociable de
cette stratégie globale hostile à la Chine. Les sportifs du China bashing contribuent à entretenir
cette hostilité.
Simultanément
Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les ambitions éventuelles de la
Chine et des autres pays qualifiés d’émergents par la création du G 20, destiné
à donner aux pays concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation
libérale servirait leurs intérêts. Le G2 (Etats Unis/Chine) constitue – dans
cet esprit – un piège, qui en faisant de la Chine le complice des aventures
impérialistes des Etats Unis, ferait perdre toute sa crédibilité à la politique
extérieure pacifique de Beijing.
La
seule réponse efficace possible à cette stratégie doit marcher sur deux
jambes : (i) renforcer les capacités militaires de la Chine et les doter
d’une puissance de riposte dissuasive ; (ii) poursuivre avec ténacité
l’objectif de la reconstruction d’un système politique international
polycentrique, respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans
ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par l’OTAN. J’insisterai
sur l’importance décisive de cet objectif qui implique la reconstruction
prioritaire d’un « front du Sud » (Bandung 2 ?) capable de
soutenir les initiatives indépendantes des peuples et des Etats du Sud. Il
implique à son tour que la Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens
d’un éventuel absurde alignement sur les pratiques prédatrices de
l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la Planète), faute de
puissance militaire analogue à celle des Etats Unis, laquelle constitue en
dernier ressort la garantie du succès des projets impérialistes. La Chine par
contre a beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à
l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des « donateurs »
impérialistes s’emploie à rendre impossible.
Le
langage tenu par les autorités chinoises concernant les questions
internationales, retenu à l’extrême (ce qu’on peut comprendre) ne permet pas de
savoir dans quelle mesure les dirigeants du pays sont conscients des défis analysés
plus haut. Plus grave ce choix renforce dans l’opinion l’illusion naïve et la
dépolitisation.
L’autre
volet du défi concerne la question de la démocratisation de la gestion
politique et sociale du pays.
Mao
avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion politique de la
Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les termes suivants : rassembler la
gauche, neutraliser (j’ajoute : et non éliminer) la droite, gouverner au
centre gauche. Il s’agit là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir
d’une manière efficace la progression par avancées successives, comprises et
soutenues par les grandes majorités. Mao avait donné de cette manière un
contenu positif au concept de démocratisation de la société, associé au progrès
social sur la longue route au socialisme. Il en avait formulé la méthode de
mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les
masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du pouvoir). Lin Chun a
analysé avec précision la méthode et les résultats qu’elle a permis.
La
question de la démocratisation associée au progrès social – par contraste avec
la « démocratie » dissociée du progrès social (et même fréquemment
associée à la régression sociale) – ne concerne pas seulement la Chine, mais
tous les peuples de la Planète. Les méthodes à mettre en œuvre pour y parvenir
ne peuvent être résumées dans une formule unique, valable en tout temps et tous
lieux. En tout cas la formule offerte par la propagande médiatique occidentale
– pluripartisme et élections – est tout simplement à rejeter. Et la
« démocratie » qu’elle permet tourne à la farce, même en Occident, a
fortiori ailleurs. La « ligne de masse » constituait le moyen de
produire le consensus sur des objectifs stratégiques successifs, en progression
continue. Elle fait contraste avec le « consensus » obtenu dans les
pays occidentaux par la manipulation médiatique et la farce électorale, ce
consensus n’étant rien d’autre que l’alignement sur les exigences du pouvoir du
capital.
Mais
aujourd’hui par où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle
ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La tâche
n’est pas facile. Car le pouvoir de direction passé largement aux droites dans
le parti communiste assoit la stabilité de sa gestion sur la dépolitisation et
sur les illusions naïves qui l’accompagnent. Le succès même des politiques de
développement renforce la tendance spontanée à aller dans cette direction. On
croit largement en Chine, dans les classes moyennes, que la voie royale au
rattrapage du mode de vie des pays opulents est désormais ouverte sans
obstacle ; on croit que les Etats de la triade (Etats Unis, Europe, Japon)
ne s’y opposent pas ; on admire même les modes américaines sans
critique ; etc. En particulier pour les classes moyennes urbaines, en
expansion rapide et dont les conditions de vie se sont prodigieusement
améliorées. Le lavage de cerveaux auquel sont soumis les étudiants chinois aux
Etats Unis, particulièrement en sciences sociales, associé au repoussoir de
l’enseignement officiel du marxisme, scolaire et ennuyeux, ont contribué à
rétrécir les espaces de débats critiques radicaux.
Le
pouvoir en Chine n’est pas insensible à la question sociale. Non pas seulement
par tradition d’un discours fondé sur le marxisme mais tout également parce que
le peuple chinois qui a appris à lutter et continue à le faire l’y oblige. Et
si, dans les années 1990 cette dimension sociale avait reculé devant les
priorités immédiates de l’accélération de la croissance, aujourd’hui la
tendance est inversée. Au moment même où les conquêtes sociale-démocrates de la
sécurité sociale sont rongées dans l’Occident opulent, la Chine pauvre met en
œuvre son expansion, dans ses trois dimensions – santé, logement, retraites. La
politique du logement populaire de la Chine, vilipendée par le « China bashing » des droites et
gauches européennes, ferait pourtant baver d’envie, non seulement en Inde ou au
Brésil, mais tout autant dans les banlieues de Paris, Londres ou Chicago !
La
sécurité sociale et le système de retraite couvre déjà 50% de la population
urbaine (passée, rappelons-le de 200 à 600 millions d’habitants !) et le
Plan (toujours exécuté en Chine) prévoit de porter cette population à 85% dans
les années à venir. Que les journalistes du China
Bashing nous donne des exemples comparables dans les « pays engagés
sur la voie démocratique » sur lesquels ils ne tarissent pas d’éloges.
Néanmoins le débat reste ouvert sur les modalités de mise en œuvre du système.
La gauche préconise le système français de la répartition fondé sur le principe
de la solidarité entre ces travailleurs et les générations – et prépare le
socialisme à venir – la droite évidemment l’odieux système américain des fonds
de pension, qui divise les travailleurs et transfert le risque du capital au
travail.
Cependant
l’acquisition de bénéfices sociaux ne suffit pas si elle n’est pas associée à
la démocratisation de la gestion politique de la société, de sa re-politisation
par des moyens qui renforce l’invention créatrice de formes d’avenir socialiste/communiste.
L’adhésion
aux principes avancés ad nauseam par les medias occidentaux et les sportifs du China Bashing, défendue par des
« dissidents » présentés comme d’authentiques « démocrates »
- le pluripartisme électoral – ne répond pas au défi. Au contraire la mise en
œuvre de ces principes ne pourrait produire en Chine, comme le démontrent
toutes les expériences du monde contemporain (en Russie, en Europe orientale,
dans le monde arabe), que l’auto-destruction du projet d’émergence et de
renaissance sociale, qui est en fait l’objectif poursuivi, masqué par une
rhétorique creuse (« on ne connaît pas d’autre solution que les
élections pluripartites» !). Mais il ne suffit pas d’opposer au refus de
cette recette mauvaise le repli sur les positions rigides de défense de
privilège du « parti », lui-même sclérosé et transformé en
institution destinée au recrutement des responsables de la gestion de l’Etat.
Il faut inventer du nouveau.
Les
objectifs de la re-politisation et la création des conditions favorables à
l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par des campagnes de
« propagande ». Ils ne peuvent être impulsés qu’à travers la
poursuite des luttes sociales, politiques et idéologiques. Cela implique la
reconnaissance préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée
sur les droits collectifs – d’organisation, d’expression et de prises
d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même s’engage dans ces
luttes ; autrement dit ré-invente la formule maoïste de la ligne de masse.
La re-politisation n’a pas de sens si elle n’est pas associée à des procédures
qui favorisent la conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la
gestion de leur société à tous les niveaux – l’entreprise, la localité, la
nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la reconnaissance des droits de
la personne individuelle. Au contraire il en suppose l’institutionnalisation.
Sa mise en œuvre permettrait de ré-inventer des formules nouvelles de l’usage
de l’élection pour le choix des responsables.
NOTES
1.
Ce papier doit beaucoup aux débats organisés en
Chine (Novembre-Décembre 2012) par Lau Kin Chi (Linjang University, Hong Kong),
en association avec la South West University de Chongqing (Wen Tiejun), les
Universités Renmin et Xinhua de Beijing (Dai Jinhua, Wang
Hui), la CASS (Huang Ping), et aux rencontres avec des groupes d’activistes du
mouvement rural dans les provinces du Shanxi, Shaanxi, Hubei, Hunan et Chongqing.
A eux tous mes remerciements et l’espoir que ce papier soit utile à la poursuite
de leurs discussions. Il doit beaucoup aussi à ma lecture des écrits de Wen
Tiejun et de Wang Hui.
2. China bashing. J’entends par là, ce sport favori des medias
occidentaux de toutes tendances – gauche compris hélas – qui consiste à
dénigrer systématiquement, voire criminaliser tout ce qui se fait en Chine. La
Chine exporte de la pacotille pour les marchés pauvres du Tiers Monde (c’est
vrai). Ignoble crime. Mais elle produit aussi des trains à grande vitesse, des
avions, des satellites, dont on vante les qualités technologiques merveilleuses
en Occident, mais auxquels la Chine n’aurait pas droit ! On fait comme si
la construction en masse de logements populaires n’était pas autre chose que
l’abandon des travailleurs aux bidonvilles et on assimile « l’inégalité »
en Chine (les logements populaires ne sont pas des villas opulentes) et en Inde
(villas opulentes et bidonvilles) etc. Le China
bashing flatte l’opinion infantile que l’on retrouve dans certains courants
de la « gauche » impuissante occidentale : si ce n’est pas le
communisme du XXIIIe siècle, c’est une trahison ! Le China bashing participe de la campagne systématique d’entretien de
l’hostilité à l’égard de la Chine, en vue d’une agression militaire éventuelle.
Il s’agit de détruire les chances d’une émergence authentique d’un grand peuple
du Sud ; rien de moins.
REFERENCES
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la question agraire
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Kautsky ; The Agrarian Question,
1899.
Samir
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Samir
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La mondialisation
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Samir
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contemporain, 2012, Chap.2, Le Sud : émergence et lumperdeveloppement.
Samir
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2006 (The project of the American ruling class ; China, market
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Multipolarity in the 20th century).
Samir
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Chap. 5, the militarisation of the new collective imperialism.
André
Gunder Frank; Re-Orient
Yash
Tandon; Aid as dependency (find correct title please)…, Pambazuka.
Le défi
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Samir
Amin ; The democratic fraud,
Monthly Review, October 2011.
Lin Chun;
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