Samir AMIN
TRIOMPHE ET DECLIN DU LIBERALISME
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Wallerstein,
Vol 4, Centrist Liberalism Triumphant 1789-1914
Ce quatrième volume de Wallerstein
répond parfaitement à son titre. L'auteur produit une analyse remarquable de la
naissance puis du triomphe du "centre libéral" dans l'Europe du
XIXe siècle. Il n'est pas dans mon
intention ici de résumer cet ouvrage riche, dont les thèses sont soutenues par
des argumentations fortes. Lisez-le et, quelle que soit votre opinion, vous y
apprendrez beaucoup. Je reprendrai donc les quatre axes majeurs de cette
contribution à la connaissance de notre monde, qui sont: (i) la centralité de
la révolution française; (ii) le long conflit idéologique et politique à
travers lequel émerge la cristallisation du centre libéral; (iii) le parallèle
que Wallerstein dresse entre la France et l'Angleterre, producteurs majeurs de
cette cristallisation; (iv) la naissance de la science sociale qui en est un
des produits principaux. Je me propose de cette manière de poursuivre le débat
ininterrompu qui nous a associé depuis quatre décennies, Wallerstein et moi-même,
sans omettre nos deux co-équipiers disparus, Frank et Arrighi.
La centralité de la révolution
française
Je partage pleinement cette
affirmation qui aujourd'hui est celle d'un courant minoritaire de la pensée
historique, où nous nous retrouvons certainement avec Marx et Hobsbawm (et
quelques autres!), contestée par le courant post moderniste contemporain qui
s'emploie à dévaluer la portée de la révolution française, au bénéfice
principalement des révolutions américaine et anglaise. Pourtant la révolution
française initie le parcours de la politique des temps modernes bien davantage
que les autres.
La question centrale est ici,
selon moi, l'articulation entre d'une part les luttes de classes (au sens large
du terme, c'est à dire en les saisissant dans toutes les dimensions de leurs
expressions politiques et idéologiques et d'autre part le conflit des
"nations" (ou des Etats), en l'occurrence la France et l'Angleterre,
dans le façonnement de l'histoire globale, entendue comme celui de
l'économie-monde capitaliste. En simplifiant, le premier volet pourrait être
qualifié de facteur interne (à chacune des deux nations), le second de facteur
externe. Wallerstein considère cette seconde dimension comme déterminante: la
révolution française, dit-il, n'est pas un évènement français, mais le produit
du déploiement du conflit entre la France et l'Angleterre pour l'hégémonie dans
l'économie-monde capitaliste. Mais, s'il tord trop le bâton dans ce sens (c'est
mon avis), Wallerstein a le mérite par là même de donner toute sa place au
positionnement de la révolution française dans la construction du système
mondial moderne.
Je reviendrai plus loin sur
l'articulation centrale luttes de classes/façonnement du capitalisme mondialisé
qui commande, à mon avis, les développements de la critique radicale du
capitalisme, tant au XIXe siècle (l'objet strict de ce volume) qu'au XXe et
sans doute au XXIe siècle (sur lesquels Wallerstein envisage de produire son
volume à venir).
La révolution française substitue
la souveraineté du peuple à celle du monarque, qui est l'acte de naissance même
de la politique moderne et de la démocratie qui lui devient consubstantielle.
Certes la déclaration
d'indépendance puis la Constitution des Etats Unis avaient déjà fait cette
déclaration de principe ("We, the people"). Mais elles n'en
avaient pas tiré les conclusions; et, tout à l'opposé, les efforts des Pères
fondateurs avaient poursuivi l'objectif d'annihiler la portée de cette
déclaration. Au contraire les péripéties par lesquelles la révolution française
est passée (sa radicalisation jacobine puis son recul) s'ordonnent autour de
cette question centrale: comment comprendre et définir la souveraineté du
peuple, comment institutionnaliser sa mise en œuvre. La révolution anglaise de
1687 ne se préoccupe pas de donner une réponse à cette question, qu'elle ne se
pose pas, se contentant de limiter les pouvoirs du souverain par l'affirmation
concrète de ceux de la bourgeoisie montante, sans nier ceux de l'aristocratie.
Je distingue de cette manière la
catégorie des "grandes révolutions", qui se projettent loin dans
l'avenir, de celle des "révolutions ordinaires" qui se contentent
d'ajuster l'organisation des pouvoirs aux exigences immédiates de l'évolution
des rapports sociaux. La révolution française appartient, comme plus tard
celles de la Russie et de la Chine, à la première catégorie.
L'émergence du centre libéral
La révolution française se
heurte d'emblée à des forces sociales
conservatrices/réactionnaires que j'ai définies comme celles qui refusent la
modernité, celle-ci s'entendant comme fondée sur la proclamation que
"l'homme" (l'être humain aujourd'hui) fait son histoire tandis que les
réactionnaires réservent le droit à l'initiative à Dieu (et à son Eglise) et
aux ancêtres (en particulier aristocrates). De ce fait, dans la révolution, les démocrates
modérés (pour lesquels la démocratie est indissociable de la défense de la
propriété) et les radicaux (qui découvrent le conflit entre les valeurs de la
liberté et celles de l'égalité) entrent dans des rapports de conflictualité que
les conditions objectives de l'époque ne permettent pas de sortir de certaines
limites et confusions. Les radicaux - devenant socialistes - ne prendront leur
autonomie vis à vis de la tradition jacobine de la révolution radicale qu'à
partir de 1848. Les batailles se livrent autour de la distinction citoyen
actif/citoyen passif faite par Sièyes (et mise en relief par Wallerstein) et du
dépassement de la démocratie électorale représentative censitaire (puis au
suffrage universel) comme du mode de gestion de l'économie (régie par la
propriété privée et la compétition).
Dans la présentation que j’ai
proposée de ce conflit j’ai placé l’accent sur le débat philosophique amorcé
par les Lumières concernant la « rationalité ». Le projet de société
qui se cristallise, celui de la bourgeoisie, déconnecte la gestion de la
politique (confiée à la démocratie électorale censitaire puis universelle) de
celle de l’économie (régie par la propriété privée et la compétition). Mais il
reconnecte ces deux dimensions de la réalité par l'affirmation artificielle -
et fausse - de la convergence "naturelle" des rationalités: celle des
choix politiques et celle du marché.
Néanmoins, et bien que les luttes
sociales des désavantagés contre le pouvoir des bénéficiaires exclusifs du
nouveau libéralisme (associé au conservatisme devenant progressivement lui même
modéré, acceptant l'évolution et la modernité) imposent graduellement des
avancées simultanément politiques (le suffrage universel) et sociales (les
libertés d'organisation des travailleurs niés au départ au nom du libéralisme),
le socialisme européen qui se cristallise dans ce cadre sera à son tour
progressivement intégré par l'évolution du libéralisme qui devient de ce fait
"centriste", capable d'adopter des postures sociales. Le conservatisme d'Etat lui-même - le
bonapartisme du troisième Empire et Bismarck - s'emploie à accélérer
l'évolution des libéraux eux-mêmes. Il reste qu'à mon avis cette évolution, qui
couronne le succès du libéralisme centriste à la fin du XIXe siècle, ne peut
être dissociée de la position impérialiste des centres concernés dans le
système mondial du capitalisme/impérialisme.
Wallerstein nous propose sur ces
questions des analyses importantes, qui,
à mon avis, complètent avec bonheur les écrits de Marx et de Hobsbawm,
entre autres. Je n'y reviens pas. Le
libéralisme centriste triomphant en Europe et aux Etats Unis se déploie alors
dans toutes les dimensions de sa réalité: (i) il est l'expression achevée de
l'idéologie toujours dominante jusqu'à ce jour ("le virus libéral");
(ii) il formule le mode de gestion de la pratique politique de la démocratie
électorale (le suffrage devenant universel) représentative, de la définition
des partages des pouvoirs et des droits du citoyen; (iii) il associe cette
formulation à celle de la gestion économique fondée sur le respect de la
propriété; (iv) il donne sa légitimité aux inégalités sociales fondamentales
nouvelles (salariés versus capitalistes et propriétaires); (v) il associe cet
ensemble de droits et devoirs à l'affirmation de "l'intérêt national"
dans ses rapports avec les autres
nations du capitalisme central; (vi) il associe l'ensemble de ces pratiques
mises en œuvre dans la nation libérale centriste à celles de la domination
exercée à l'égard des "autres" (la dimension impérialiste du projet).
Le parallèle France/Angleterre
Ici encore Wallerstein se détache
avec originalité des discours toujours dominants qui opposent les
évolutions de la France et de l'Angleterre au XIXe siècle. Il propose, en
contrepoint et avec des arguments convaincants une lecture parallèle de ces
évolutions dans les deux patries
majeures de la modernité libérale centriste.
Je partage certainement le point
de vue de Wallerstein, selon lequel l'avantage comparatif de l'Angleterre ne
tient pas tant à son avance dans le
domaine dit de la révolution industrielle,
mais bien plus à sa maitrise d'un empire colonial gigantesque, fondé sur la conquête de l'Inde en
particulier. La réalité anglaise, plus que celle de tout autre pays du nouveau
centre du système mondial, est indissociable de cet Empire. L'Empire britannique
constitue le sous système modèle du nouveau système du
capitalisme/impérialisme. Les communistes sud africains qui, dans les années
1920, avaient centré leurs analyses des défis sur cette réalité, comme les
écrits d'Amiya Bagchi, de Giovanni Arrighi et de quelques autres, ont contribué
à la mise en relief indispensable de cette considération.
Doit-on pour autant réduire à
néant la spécificité de la révolution industrielle en la réduisant au statut
d'une grappe d'innovations technologiques analogues à celles qu'on avait connues
dans des temps antérieurs et ailleurs? Je ne le crois pas: la nouvelle
"machino facture" fait
contraste avec les "manufactures" des temps antérieurs; elle
amorce la déqualification massive du travail qui ira en s'amplifiant jusqu'au
taylorisme des "temps modernes" décrit par Harry Braverman (et
Charlie Chaplin!). La nouvelle révolution industrielle s'articule à son tour
sur un mode de développement de l'agriculture particulier fondé sur
l'expropriation rapide des majorités rurales. Le déploiement de ce modèle de
capitalisme aurait été insoutenable sans la soupape de sureté de l'émigration
massive vers les Amériques. Le modèle capitaliste "européen" façonné
de cette manière - inexportable - n'était certainement pas la seule voie
historique d'avancées possibles. La "révolution industrieuse" de la
Chine, redécouverte par les travaux récents de Kenneth Pomeranz et de Giovanni
Arrighi, fondée sur le maintien de l'accès au sol de la majorité des paysans,
démontre que d'autres voies de cheminement du progrès étaient à l'œuvre, que la
pensée euro-centriste dominante peine à imaginer.
Il n'empêche que le triomphe du
modèle européen a bousculé l'histoire et donné lieu, de ce fait, à des
simplifications en cascade, sur lesquelles Wallerstein appelle notre attention.
L'économie de l'Angleterre reposait encore largement sur l'agriculture au
milieu du XIXe siècle et le système industriel français n'était pas en retard
sur celui de son concurrent anglais, nous rappelle Wallerstein.
Mais si dans les domaines
concernant le cheminement économique du déploiement capitaliste la similitude
des évolutions en Angleterre et en France parait s'imposer, on ne saurait en
dire autant concernant les luttes politiques qui ont accompagné ces
cheminements. La voie anglaise est caractérisée par des compromis successifs
entre la bourgeoisie, qualifiée de ce fait de "middle class",
et l'aristocratie de l'Ancien Régime, amortissant de la sorte les effets de
l'entrée des classes populaires sur la scène politique. Dans la révolution
française la confrontation entre ces dernières et les pouvoirs mis en place au
bénéfice de la bourgeoisie est incomparablement plus visible. Le facteur
"irlandais", produit d'un mode particulier de colonialisme interne
propre à l'Angleterre, a contribué, à son tour, à retarder la maturation d'une
conscience socialiste radicale en Angleterre. Ce n'est donc pas un hasard si le
moment le plus avancé dans l'expression de cette radicalisation est celui de la
Commune de Paris, difficile à imaginer en Angleterre.
Aux Etats Unis la composante
populaire radicale n'est pas parvenue, jusqu'aujourd'hui, à se distinguer de la
démocratie libérale. La raison en est, selon moi, les effets dévastateurs des
vagues successives de l'immigration, qui ont substitué la construction de
communautarismes, eux mêmes hiérarchisés, à la maturation d'une conscience
socialiste.
Et pourtant, en dépit des différences
sur lesquelles j'ai porté ici mon attention le résultat final est identique: le
même centre libéral et le même compromis historique capital/travail qui conditionne
son existence se sont imposé comme la forme de gestion par excellence de la
société moderne, au terme du XIXe siècle, non seulement en Angleterre, en
France, aux Etats Unis mais encore, bien que dans des formes atténuées,
ailleurs en Europe. La raison majeure qui explique cette convergence n'est
autre que la position dominante (impérialiste) que l'Europe et les Etats Unis
occupent dans le système mondial dont la construction est parachevée au XIXe
siècle. Cecil Rhodes avait parfaitement
compris que l'alternative était "impérialisme ou révolution", mieux
sans doute que beaucoup de socialistes européens. La portée des luttes de
classes dans chacune des formations sociales du système et celle des conflits
des Etats concernant leur position dans la hiérarchie globale sont
indissociables.
La formation des sciences sociales
Le tableau dressé par Wallerstein
de la naissance des sciences sociales au XIXe siècle constitue une
démonstration convaincante du rapport incontournable entre la cristallisation des
définitions des objets nouveaux que constitue chacune de ces sciences d'une
part et le déploiement du capitalisme libéral du XIXe siècle d'autre part.
La naissance d'une pensée sociale
qui se propose de répondre aux critères de l'objectivité scientifique ne
pouvait être, par définition même que le produit de la modernité, fondée sur la
reconnaissance que les hommes font leur histoire. Dans les temps antérieurs la
pensée la plus avancée possible se donnait le seul objectif de concilier la foi
et la raison, alors que le projet scientifique moderne abandonne cette
préoccupation métaphysique de recherche de l'absolu aux théologiens pour se
consacrer à la seule découverte de vérités relatives et limitées. Cependant des
éléments de pensée sociale rationnelle affranchie de la dogmatique religieuse
émergent avant les temps modernes, particulièrement en Chine et dans le monde
musulman (Ibn Khaldoun). C'est que la modernité, loin de s'être constituée
"miraculeusement" et tardivement dans le triangle Londres-Paris-Amsterdam
au XVIe siècle, avait amorcé sa naissance cinq siècles plus tôt en Chine, puis
dans le Khalifat musulman. Il reste que c'est seulement au XIXe siècle, comme
le démontre Wallerstein, que la pensée des Lumières parvient à faire éclater la
raison philosophique en disciplines distinctes.
L'économie politique occupe une
place dominante dans l'ensemble de ces nouvelles sciences sociales, traduisant
par là même le renversement de la dominance dans la hiérarchie des instances, passant de la politique dans
les modes tributaires antérieurs à l'économique dans le capitalisme. Mon
insistance sur cette dimension que l'aliénation marchande moderne constitue
complète, à mon avis, l'apport du chapitre concerné ici de l'ouvrage de
Wallerstein. Elle permet de lire l'histoire de la formation de la pensée
sociale moderne à vocation scientifique comme celle d'un déploiement conduisant
à Marx. Par la suite la préoccupation exclusive de la nouvelle
"économique" (Wallerstein nous rappelle que le terme economics
est introduit pour la première fois par Alfred Marshall en 1881) sera de
substituer à la méthode historique matérialiste de Marx une définition de
"l'économique" qui la transforme en une anthropologie anhistorique.
La nouvelle science s'emploie à tenter de démontrer que dans "l'économie
de marché" imaginaire inventée en réponse à Marx les marchés en question
sont auto régulés, tendent à la production d'un équilibre (optimal de
surcroit), et méritent de ce fait d'être considérés comme l'expression d'une
rationalité transhistorique. Walras au XIXe siècle, Sraffa au XXe siècle qui
sont les penseurs majeurs qui se sont donnés cet objectif, ont échoué dans
cette tentative impossible.
Le système - celui de
l'économie-monde (du capitalisme historique) - se déplace de déséquilibre en
déséquilibre au gré des évolutions des rapports de force entre classes et
Nations, sans jamais tendre à un équilibre définissable à l'avance.
"L'économique", néanmoins toujours constitutive de l'axe majeur de la
pensée sociale du capitalisme, remplit une fonction idéologique décisive sans
laquelle le pouvoir du centre libéral en place perd sa prétention à la
rationalité, c'est à dire sa légitimité.
Le XIXe siècle, apogée du
capitalisme historique
Le capitalisme n'est pas un
système fondé sur une rationalité transhistorique, qui lui permettrait de se
renouveler indéfiniment, devenant ainsi l'expression de la "fin de
l'histoire". En contrepoint de cette vision idéologique inspirée par
"l'économique" du capitalisme imaginaire, je lis la trajectoire
historique du capitalisme comme constituée d'une longue préparation (huit
siècles de l'an 1000 en Chine à 1800 en Europe), d'une courte apogée (le XIXe
siècle), s'ouvrant sur un déclin amorcé dès le XXe siècle.
Les deux concepts
"d'économie-monde européenne" et de "capitalisme
historique" sont-ils interchangeables? Ma définition du capitalisme
historique intègre sa vocation mondiale, progressant par inclusion de régions
extérieures à partir de 1492, achevée seulement à la fin du XIXe siècle. Sur ce
point essentiel les analyses de chacun des quatre coéquipiers (Wallerstein,
Arrighi, Frank à l’origine et moi-même) convergent et en cela se séparent de la
vision conventionnelle dominante qui, pour le moins qu'on puisse dire, sous
estime la dimension mondialisée du capitalisme, qu'elle se contente de
juxtaposer à l'analyse des formations diverses qui composent le système
mondial.
Mon approche de la formation du
capitalisme part de la spécificité de ce mode de production par opposition au
mode précédant dominant, que j'ai qualifié de tributaire. Ce dernier n'exige
pas la formation d'un pouvoir politique opérant sur un espace vaste. Celle-ci
reste l'exception dont la Chine constitue le modèle, par opposition aux
avortements successifs des constructions impériales dans la région
Moyen-Orient/Méditerranée/Europe.
Wallerstein choisit pour
identifier la naissance de l'économie-monde européenne soit la date de 1492,
soit un siècle et demi plus tôt, en Europe. Je propose ici une approche plus
ambitieuse fondée sur la thèse que les mêmes contradictions traversaient toutes
les sociétés tributaires, en Asie comme en Europe. Je lis, dans cette
perspective, l'amorce de la modernité capitaliste comme engagée beaucoup plus
tôt, à partir du siècle des Sung en Chine, pénétrant le Khalifat abbasside puis
les villes italiennes. Néanmoins Wallerstein et moi-même nous retrouvons dans
la critique de la thèse ultérieure de Frank (formulée dans Re-Orient)
qui abolit la spécificité capitaliste.
Le tableau du XIXe siècle que
dessine Wallerstein est bien celui de l'apogée (courte) du capitalisme: l'ordre
social est stabilisé et les classes populaires ont cessé d'être dangereuses, la
domination de l'Europe sur "le reste du monde" est établie et parait
indestructible. Il s'agit là de l'endroit et de l'envers de la même médaille.
Mais cette apogée sera de brève durée.
L'apogée du capitalisme entraine
en Europe l'affirmation de nouvelles "nations" que les modèles de la
France, de l'Angleterre, des Pays Bas et de la Belgique inspirent à des degrés
divers. Les unités allemande et italienne, amorcées en 1848, achevées en 1870,
sont façonnées par ce type de "renaissance nationale" qui tient lieu
de révolution bourgeoise; l'affirmation des nations de l'Est et du Sud est
européen, également proclamées en 1848, complète ce tableau. Ces processus
complexes associant les aspirations des classes moyennes éduquées, à défaut de
bourgeoisies établies, et celles de la paysannerie, ont fait l'objet de débats
animés, notamment au sein de l'austro-marxisme et du bolchévisme naissant de la
fin du siècle. Ces mouvements dits du "printemps des nations" (des peuples?) sont
évidemment distincts de ceux des peuples victimes du colonialisme interne - un
phénomène particulier et propre à l'Angleterre (la question irlandaise) et aux
Etats Unis (la question des Afro-américains). Des mouvements analogues de
réveil des peuples victimes de colonialismes internes se déploient dans les
régions indiennes de l'Amérique latine (la révolution mexicaine de 1910-1920
constitue le premier exemple de ce réveil), et en Afrique du Sud.
Le succès même du déploiement de
cette apogée va néanmoins conduire rapidement à la première grande crise
systémique du capitalisme. Le défi de cette grande et longue crise amorcée en
1973 et qui ne trouvera sa solution - provisoire - qu'après la seconde guerre
mondiale provoquera une triple réponse du capital: le passage au capitalisme
des monopoles, la financiarisation et la mondialisation. Cette transformation
qualitative du capitalisme historique marque la fin de l'apogée du système et
amorce son long déclin tout au long du XXe siècle, qui se prolonge au XXIe
siècle.
D'une première longue crise
(1873-1945/1955) à la seconde (amorcée en 1971 et toujours en cours
d'approfondissement), ce long déclin - "l'automne du capitalisme" -
coïncidera-t-il avec "le printemps des peuples"? Ce défi est au cœur
des luttes sociales et des conflits internationaux (la révolte des périphéries)
à l'œuvre depuis une centaine d'années.
On comprend que le XIXe siècle
inspire toujours une nostalgie à peine dissimulée chez tous les défenseurs de
l'ordre capitaliste dit "libéral" (libéral centriste).
L'impossible stabilisation du
centre libéral dans les périphéries du système mondial capitaliste/impérialiste
Le triomphe du centre libéral n'a
concerné que l'Europe et les Etats Unis, et peut être, mais beaucoup plus tard,
le Japon. Dans les périphéries du système l'ordre capitaliste n'a jamais pu
être stabilisé sur la base d'un consensus quelconque emportant la conviction de
sa légitimité. Dès le départ, c'est à dire à partir du milieu du XIXe siècle,
les Etats, les nations et les peuples des périphéries ont amorcé leurs combats
contre ce système. Je me contenterai ici de signaler trois des grands
mouvements qui, déployés au XIXe siècle, annoncent le XXe siècle et le déclin
du système monde capitaliste impérialiste.
La Chine n'avait été intégrée
dans ce système qu'à partir des guerres de l'opium (1840). Mais à peine une
décennie plus tard - de 1850 à 1865 - son peuple s'engageait dans la Révolution
des Taiping (qui n'est pas une "révolte" comme l'historiographie
dominante continue à la qualifier), étonnamment moderne dans son projet qui
s'adresse au défi nouveau, et n'est pas de ce fait l'équivalent d'un de ces
mouvements millénaristes des époques tributaires antérieures. La Révolution des
Taiping associe une critique radicale du système tributaire-impérial chinois à
celle de l'ordre impérialiste nouveau qui vient à peine de commencer à être mis
en place. Elle ouvre la voie au maoïsme du XXe siècle.
En Russie - une
"semi-périphérie" peut-on dire- le débat entre Slavophiles et
Occidentalistes pose, dans des termes analogues, même si passablement confus,
la même question: comment refuser l'ordre mondial nouveau? Par un retour au
passé ou par l'adoption des valeurs occidentales? Le conflit se mue en un autre
débat portant sur les moyens de refuser à la fois le passé et l'ordre nouveau,
où s'opposent les Narodniks et ceux qui donneront le bolchévisme.
Dans le monde arabe la Nahda par
contre propose une toute autre perception du défi impérialiste nouveau et
suggère une réponse passéiste appelant au rétablissement de l'Islam dans sa
première grandeur des origines. La Nahda, qui amorce les révolutions
arabes du XXe siècle, engage les peuples concernés dans l'impasse.
On pourrait illustrer la diversité
des exemples et les analyser de plus près: une opération indispensable pour
comprendre comment le déclin du capitalisme ("l'automne du
capitalisme") pourrait devenir, ou ne pas devenir, synonyme des
"printemps des peuples", à quelles conditions pourrait s'amorcer une
évolution "au-delà du capitalisme" et du système mondial dans le
cadre duquel il se déploie.
Le triomphe du centre libéral lui-même
s'est avéré plus fragile qu'il ne semblait l'être aux yeux des Européens et des
Etats Unis. Le centre libéral n'avait d'ailleurs progressé que lentement dans ses
centres majeurs, plus lentement encore dans la majeure partie de l'Europe. Il
avait été remis en cause par la Commune de Paris (1871) qui a démontré en
théorie et en pratique qu'un autre ordre social était nécessaire et possible:
le socialisme, ou le communisme, entendu comme une étape supérieure du
déploiement de la civilisation humaine. Mais dira-t-on la Commune vaincue,
l'ordre du centre libéral semble avoir gagné une légitimité définitive. La
réalité, qui se déploiera à travers les convulsions du XXe siècle, est plus
nuancée. Le heurt des réactions antilibérales (les fascismes) et de projets
plus radicaux que ceux du centre libéral (les fronts populaires) occupera le
devant de la scène dans l'entre-deux guerres. Mais dira-t-on encore, cette page
tournée, l'ordre du centre libéral parait bien bénéficier enfin d'un consensus
solide en Europe et aux Etats Unis. Certes mais ce constat n'est pas suffisant.
Car l'approfondissement de la crise systémique ("la crise de
civilisation") qui accompagne le passage du capitalisme des monopoles
(1880-1960) au capitalisme des monopoles généralisés en place aujourd'hui,
entraine à son tour le déclin de l'ordre du centre libéral, la dérive de la
vision et de la pratique démocratiques sur lesquels reposait sa
légitimité.
Le triomphe, encore une fois
exclusivement en Europe et aux Etats Unis, du centre libéral n'aura été
qu'imparfait, instable, vulnérable, incapable de répondre au défi que je
définis par l'affrontement des forces désormais conservatrices, qui défendent
le maintien de l'ordre impérialiste en place, et des ambitions des peuples des
périphéries, ouvertement anti-impérialistes et potentiellement anticapitalistes.
Le XXe siècle amorce une première
vague d'avancées des mouvements d'émancipation des périphéries: 1905 en Russie
(qui prépare 1917), 1911 en Chine (qui prépare 1949), 1910-1920 au Mexique et
d'autres évènements de même nature. Les Européens qui avaient bénéficié de
l'exclusivité dans l'initiative de la construction du monde moderne depuis 1492
cèdent la place aux peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Ce
retournement constitue le fait majeur dans ma lecture du déclin du capitalisme
historique. Je l'analyse comme la manifestation historique concrète des
propositions centrales du maoïsme: (i) que les périphéries constituent la
"zone des tempêtes" où l'ordre
capitaliste/impérialiste (ces deux dimensions de la réalité étant indissociables) ne bénéficie d'aucune
légitimité stable; (ii) que la remise en cause de cet ordre opère simultanément
aux trois niveaux dans lesquels se manifeste la réalité sociale - les Etats
(les classes dirigeantes), les nations, les peuples (les classes travailleuses)
- et que, de ce fait, les luttes de classes et les conflits internationaux
s'enchevêtrent dans des rapports de complémentarité et de conflits complexes et
fluctuants; (iii) que le mouvement porte en lui la capacité potentielle d'aller
au-delà de la libération nationale et du développement dans et par le
capitalisme en direction de la remise en cause de l'ordre social du
capitalisme.
Je lis donc le XIXe siècle comme
le moment bref d'apogée de la longue histoire du capitalisme. Et, tout comme la
voie capitaliste s'était frayé son chemin à travers une longue maturation
multiséculaire par vagues successives, je lis le déclin du capitalisme comme
associé à des vagues successives d'avancées possibles dans la direction du
socialisme à venir. Et c'est exactement ici que se situe l'objet de ma
question: l'automne du capitalisme et le printemps des peuples
coïncideront-ils?
Il n'y a pas de réponse
tranchée possible à cette question.
La coïncidence est exigeante.
Elle implique la construction de convergences à l'échelle du monde entier (le
"Nord" et le "Sud"), c'est à dire celle d'un
internationalisme des peuples capable de mettre en déroute celui du capital des
monopoles généralisés. Encore une fois les luttes de classes ne peuvent être
lues come des réalités propres aux formations sociales qui constituent le
système mondial, pas plus que les conflits des classes dirigeantes opérant sur
la scène mondiale. Marx l'avait déjà dit: la classe ouvrière (peu importe sa
définition, restrictive ou élargie) n'existe que dans son conflit lucide avec
la classe bourgeoise qui l'exploite. A défaut les travailleurs restent des
pions commandés par la compétition qui les oppose les uns aux autres. De la même manière les classes ouvrières "nationales"
n'existent que par leur association dans la lutte contre le capital dominant à
l'échelle mondiale. A défaut elles restent des otages manipulés par leurs
classes dirigeantes nationales engagées dans la compétition entre elles.
La pensée conventionnelle
dominante est économiciste, linéaire et déterministe: il n'y a pas
d'alternative à la soumission aux
exigences du marché, celle-ci de surcroit produit finalement le progrès,
martèle-t-elle. En contrepoint Marx analyse les contradictions d'un système
vieillissant en termes dialectiques qui ouvrent le champ à des avenirs
différents, également possibles. Soit que les victimes d'un système devenu
obsolète agissent avec lucidité pour le dépasser. C'est la "voie
radicale", que l'on donne à cette qualification le sens de la
"révolution" ou celui d'avancées révolutionnaires par des réformes
radicales par étapes. Soit que le système s'effondre par le seul jeu de ses
propres contradictions internes. C'est la voie de "l'autodestruction"
dont Marx n'ignore pas la possibilité.
Face au défi du capitalisme
obsolète des monopoles généralisés, dont la poursuite de l'accumulation est
désormais simplement destructive de l'être humain et de la nature avec une
puissance sans cesse grandissante, les sociétés de la triade de l'impérialisme
collectif (Etats Unis, Europe, Japon) sont actuellement engagées dans cette
voie de l'auto destruction. Les résistances et les luttes des victimes, bien
que réelles, demeurent sur la défensive,
sans projet alternatif positif lucide. Elles se nourrissent de "vœux
pieux", au sens précis que les propositions qu'elles soutiennent
exigeraient pour leur mise en œuvre l'accord des deux parties - les victimes et
le pouvoir dominant - conformément au dogme idéologique du consensus. La
"régulation des marchés financiers" appartient à cette famille de
"solutions" illusoires, en réalité donc de "non solutions".
L'avancée radicale exige, elle, des ruptures audacieuses: "nationaliser
les monopoles", dans la perspective de faire progresser la socialisation
par la démocratie se substituant à la socialisation par le marché. La spirale
descendante dans laquelle le système de l'Euro est engagé nous offre un exemple
caricatural en opération de cette voie du chaos, à défaut d'alternative
positive, laquelle implique la dé-construction du système" en place.
Les Etats Unis, l’Europe et le
Japon sont engagés dans un mouvement de spirale descendante. Jusqu’à ce jour le
capital des monopoles généralisés conserve l’initiative et poursuit
inlassablement son objectif unique : l’accumulation croissante de la rente
des monopoles, qui produit à son tour la croissance galopante de l’inégalité
dans la répartition du revenu, lui-même en croissance affaiblie. Cette
inégalité approfondit l’impossibilité pour la rente des monopoles de trouver
son débouché dans l’expansion du système productif et conduit à la fuite en
avant dans la croissance de la dette publique qui offre un débouché possible
pour le placement de l’excédent de sur-profits. Les politiques d’austérité
mises en œuvre ne permettent pas la réduction de la dette (qui est leur
objectif proclamé) mais au contraire produisent sa croissance continue (qui est
l’objectif réel, bien qu’inavoué). En dépit des protestations des victimes, les
majorités électorales (gauche incluse) ne remettent pas en question l’économie
des monopoles et permettent de ce fait au mouvement descendant de se poursuivre
indéfiniment. Bien entendu l’inégalité croissante appelle une gestion politique
toujours plus autoritaire à l’intérieur et militariste à l’échelle mondiale. Ce
processus de dégradation du système par l’effet exclusif du déploiement de ses
contradictions internes propres est encore renforcé à l’échelle européenne et à
celle du sous-système de l’euro par l’adoption constitutionnalisée des règles
de la dogmatique libérale, absurdes certes, mais néanmoins parfaitement
fonctionnelles pour perpétuer la gestion économique des monopoles généralisés.
Face à ce même défi les sociétés
du Sud sont-elles engagées dans des
luttes et des combats lucides? Oui, mais au mieux partiellement, comme le sont
les combats des pays émergents contre l'hégémonisme, agissant dans le sens de
la reconstruction d'un monde multipolaire, ou certains combats pour la
démocratisation de la société associée au progrès social et non dissociée de
celui-ci, notamment en Amérique latine.
Et pourtant le moment est tout à
fait favorable à une offensive des travailleurs et des peuples. La reproduction
de l’accumulation de la rente des monopoles exige en effet à la fois la
paupérisation des travailleurs des centres et celle des peuples des
périphéries. Les conditions de la construction d’un front internationaliste
sont offertes sur un plat d’argent aux travailleurs et aux peuples de toute la
planète. Mais pour mettre à profit cette conjoncture exceptionnelle il faut aux
uns et aux autres de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace.
Celle-ci semble cruellement manquer. Les
gauches radicales vont-elles alors laisser passer ce moment favorable pour
faire face demain à un chaos géré par on ne sait trop qui, sans doute les
forces les plus obscurantistes qu’on peut imaginer ?
Références :
Ce commentaire du volume 4 de
Wallerstein s’inscrit dans la poursuite de notre dialogue continu depuis des
années. Je ne reviens donc pas ici sur les questions évoquées dans cet article,
qui concernent : la formation des cultures politiques européennes et
étatsunienne, la distinction « grandes révolutions/révolutions
ordinaires », la définition de la
modernité, les colonialismes internes et externes, la question
nationale, son rapport à la question agraire, l’austro marxisme, l’idéologie
tributaire et la conciliation « foi/raison », les étapes de la
trajectoire du capitalisme historique, la question des cycles longs et des
hégémonies, les caractères du système contemporain du capitalisme des monopoles
généralisés et de l’impérialisme collectif de la triade, la nature de la crise
en cours, l’opposition « révolution ou décadence », la question de la
zone des tempêtes.
Voir à ces sujets pour un
complément de lectures possibles :
Au delà
du capitalisme sénile ; PUF Actuel Marx 2002
Le
virus libéral; Le Temps des cerises, Paris 2003
Pour
un monde multipolaire ; Syllepse 2005
Du capitalisme à la civilisation; Syllepse 2008
Modernité, Religion, Démocratie, Critique de
l'eurocentrisme,
Critique du culturalisme; Parangon, 2008
La crise, sortir
de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ;
Le Temps des Cerises, Paris
2009,
La loi de la valeur mondialisée ;
Le temps des cerises, 2011
Délégitimer le capitalisme ;
Contradictions, Bruxelles 2011
Global History ; Pambazuka 2010
The trajectory of historical capitalism; Monthly Review, feb 2011
La commune de Paris
et la révolution des Taipings; à paraître
La farce
démocratique; à paraître
Pour un retour sur les débats
Wallerstein/Arrighi/Frank/Amin, voir également :
S.Amin, The early roots of unequal exchange,
the modern world system by Immanuel Wallerstein ; Monthly Review,
n°7, 1975
S.Amin et A.G.Frank, L’accumulation
dépendante ; Anthropos 1978
Auteurs cités (autres que Marx et
Hobsbawn) :
A.G. Frank, Re Orient
Amiya Bagchi, Perilous passages; Oxford
UPress, 2006
Giovanni Arrighi, The long XX th century
Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing
Kenneth Pomeranz, Une grande divergence
Harry Braverman
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