SAMIR
AMIN
A
propos du « commerce équitable »
A
partir du livre de Ndongo Samba Sylla
Le
scandale du commerce équitable, L’Harmattan-Sénégal
2012
Je ne saurais que
fortement recommander la lecture de ce livre à tous ceux qui ne savent pas trop
si les initiatives prises au cours des dernières années en faveur de ce
« commerce équitable » méritent d’être soutenues ou pas.
Ndongo Samba SYLLA a
donné la réponse à cette question par la conduite d’un travail de recherche
absolument sérieux, une enquête très approfondie et la lecture critique d’une
documentation sur le sujet qui paraît exhaustive. Ce qui en est résulté
constitue le meilleur ouvrage dans ce domaine, à ma connaissance.
Ce sont donc les
conclusions de cette recherche convaincante que je reprends dans ce qui suit.
1. Les initiatives en faveur de la
promotion de formes de commerce dit équitable s’inscrivent parfaitement dans la
logique de déploiement du « néo-libéralisme », dominante depuis trois
décennies.
Cette logique est
définie par l’adoption du principe de « retrait de l’Etat » de toute
intervention active dans la gestion de la vie économique des nations en faveur
d’une liberté sans restriction donnée aux « marchés ». Et, lorsque la
liberté des marchés – dont le principe général n’est pas remis en question –
vient à produire des effets sociaux déplorables (mais toujours considérés comme
« transitoires », la liberté des marchés étant supposée devoir
produire nécessairement à plus long terme la meilleure solution aux questions
sociales), alors il appartiendrait à la « société civile », et non à
l’Etat, de corriger ces effets. Telle est la logique de principe des politiques
dites de « réduction de la pauvreté » entreprises dans un cadre
général qui ne remet pas en question les principes fondamentaux du néo-libéralisme,
mais au contraire, souhaite leur donner leur pleine vigueur censée être
« favorable » à la solution correcte des problèmes sociaux.
Ndongo Samba Sylla
apporte la preuve que le libéralisme constitue bien le cadre de référence des
acteurs du commerce équitable et il le fait par son analyse précise et
scrupuleuse des méthodes mises en œuvre pour le calcul du « prix
équitable d’une production durable» (pages 124 et suivantes). J’y renvoie
tout simplement le lecteur de cette note brève.
2. Dans ces conditions on ne peut que
poser la question qui en découle : qui sont les bénéficiaires de
l’expansion du commerce dit équitable ? Les producteurs, les
consommateurs, les agents qui délivrent les labels de qualité, les
intermédiaires commerciaux ?
Ici encore Ndongo Samba
Sylla procède à une analyse fine de la répartition de la valeur des produits en
question entre les partenaires énumérés. Il accompagne ce travail de recherche
empirique par un retour sur l’histoire de l’émergence et de la constitution du
réseau des organisations qui certifient les produits du commerce équitable en
question et délivrent les autorisations aux producteurs concernés de faire
usage de leurs labels. Ces organisations ont été mises en place dans les pays
du Nord au cours des dernières décennies. Elles constituent ensemble,
aujourd’hui, un « lobby » important qui, de surcroît, bénéficie d’une
résonance médiatique sonore.
Pour réussir dans leur
entreprise, ces « producteurs de labels » ont été amenés d’une part à
identifier dans les régions productrices des candidats possibles, capables de
se conformer aux prescriptions labellisées et auxquels des prix garantis
préférentiels sont offerts en contrepartie ; et d’autre part à négocier
avec les intermédiaires qui opèrent dans le commerce mondialisé des produits en
question (les « traders » qui achètent en masse le café, les bananes
etc.) et avec les grandes chaines de distribution (les supermarchés).
Concernant ces derniers
– les traders et les chaines de distribution – il va de soi que les raisons qui
les motivent pour entrer dans le jeu sont celles d’opérateurs ordinaires sur
les marchés. Ils n’entrent donc dans le jeu que si celui-ci est rentable,
c'est-à-dire leur procure des profits analogues à ceux qu’ils tirent du
commerce des produits ordinaires, non labellisés « équitable ». Ndongo Samba Sylla constate – études
empiriques précises à l’appui – qu’il en est bien ainsi et que les marges que
s’octroient ces intermédiaires absorbent une proportion majeure des valeurs
ajoutées produites au cours du cycle entier qui va du producteur au
consommateur final.
Concernant les premiers
– les agriculteurs recrutés pour fournir les produits labellisés objets du
commerce équitable - Ndongo Samba Sylla constate leur concentration sur
quelques produits (en particulier le café et la banane) et quelques pays, situés
principalement en Amérique latine (Mexique par exemple) et beaucoup plus
rarement en Afrique et en Asie.
Ce choix de facto
est-il le produit des hasards de l’histoire de l’intervention des personnes et
des organisations qui ont initié le mouvement ? On pourrait le penser
quand on sait qu’il s’agissait souvent d’hommes de religion – en particulier
associés au courant que la théologie de la libération anime – plus présents en
Amérique latine qu’ailleurs. Mais il ne s’agit là que d’un trompe l’œil. Car ce
choix révèle en définitive ce que sont les conditions véritables qui permettent
à certains producteurs d’entrer dans les circuits du commerce équitable, tandis
que d’autres sont éliminés.
Deux caractères majeurs
favorisent une région productive plutôt qu’une autre que Ndongo Samba Sylla met
en relief avec des arguments convaincants.
On trouve en effet dans
certaines régions de l’Amérique latine des agriculteurs qui sont déjà
accoutumés à s’organiser en coopératives ou en groupements de producteurs.
Ceux-ci ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres mais se situent plutôt
dans la frange des relativement mieux lotis.
On constate également
que les produits labellisés proviennent principalement de pays du Sud qui ne
sont pas à titre principal des exportateurs de ce type de produits agricoles
tropicaux mais sont des exportations d’une gamme de productions diversifiées,
en particulier de produits manufacturés. Le Mexique, l’un des champions du
commerce équitable, en constitue le plus bel exemple. Par contre les PMA (ceux
que l’ONU qualifie de « moins avancés ») qui pour beaucoup d’entre
eux dépendent exclusivement ou principalement des exportations de ces produits
agricoles tropicaux, sont à la traine et occupent dans le volume global du
commerce équitable des positions mineures. Or c’est ici que se retrouvent les
paysans les plus pauvres de la Planète, dans les plus pauvres des pays du
monde.
Pour ces pays
l’intervention des organisations qui promeuvent le commerce équitable s’inscrit
donc dans une logique qui ne se propose pas de faire sortir les pays et les
paysanneries concernés de leur spécialisation internationale dans ces
productions. Au contraire cette intervention contribue à les enfermer davantage
dans cette condition. Or, en sortir constitue le préalable incontournable à
toute amorce d’un développement quelconque. De cette manière encore on voit que
le commerce équitable s’inscrit parfaitement dans la stratégie globale de
déploiement de la mondialisation libérale.
Les consommateurs
finaux des pays relativement opulents font-ils réellement le choix d’un
sacrifice (en termes de prix payés) motivé par les raisons éthiques que les
médias invoquent pour les convaincre ? Certainement, en toute bonne conscience,
ces consommateurs sont motivés dans leurs choix par d’honorables considérations
éthiques et par leur souci de contribuer à la sauvegarde de ce qu’ils pensent
garantir une reproduction écologique saine des terroirs concernés. Mais l’enfer
est pavé de bonnes intentions. Car les bénéficiaires réels du système sont les
traders et les chaines de distribution qui savent qu’il existe une tranche de
consommateurs qui donneront leur préférence à des produits labellisés et qui
tirent des profits additionnels de l’expansion du marché de ces produits, même
si le commerce équitable ne constitue qu’une fraction négligeable du commerce
mondial des produits de l’agriculture tropicale d’exportation.
Finalement donc les
bénéficiaires majeurs du système ne sont pas les paysans concernés. Comme on le
verra un autre système de commercialisation de leurs productions, qui a existé
dans le passé avant d’être abrogé par le triomphe du libéralisme et qui
pourrait être reconstitué à l’avenir – en meilleur – a pu être – et pourrait
être – bien plus avantageux pour les paysans du Sud, toujours victimes, y
compris du « commerce équitable ».
Les bénéficiaires réels
appartiennent à deux catégories d’agents d’intervention économique. D’abord les
traders et les chaines de distribution, c'est-à-dire des groupes oligolistiques
qui sont à l’origine du néo-libéralisme imposé contre le développement. Ensuite
la nébuleuse des « ONG » – des
agents qui promeuvent ce commerce. Ici encore, au sein de cette nébuleuse, les
individus qui en toute bonne conscience sont parfaitement honnêtes se comptent
certainement en grand nombre. Cela n’exclut pas que ces ONG
« vivent » de cette activité, devenue professionnelle.
Ndongo Samba Sylla est
parvenu à ces conclusions que traduit le sous titre de son ouvrage – « le
marketing de la pauvreté au service des riches » – et parle donc du
« scandale du commerce équitable ». Je n’hésiterai pas, pour ma part
à qualifier ces pratiques de véritables escroquerie politique.
- Quelle est donc l’alternative d’une politique d’intervention qui pourrait être mise au service à la fois de la réduction de la misère des producteurs paysans, du respect de la reproduction écologique et de l’amorce d’un développement digne de ce nom pour les paysanneries ?
On
doit ici commencer par relire l’histoire du passé antérieur au triomphe
néolibéral. Il y a eu dans ce passé, qu’on veut faire oublier, ici des
Centrales d’achat ou des Caisses de compensation (publiques) garantissant des
prix réels de facto meilleurs que les prix payés aujourd’hui à ces mêmes
producteurs, y compris aux moins mal placés d’entre eux, bénéficiaires du
commerce équitable. Il y a eu des amorces de constitution de groupements
internationaux de pays producteurs, toujours combattus par les forces du
capitalisme dominant, dont les échecs ne peuvent être attribués exclusivement à la « bureaucratisation
irrationnelle » de leur gestion comme le discours libéral veut le faire
croire. Ces modes d’intervention dans le commerce international étaient parfois
parvenu à atténuer la volatilité des prix et à réduire les effets destructeurs
de la spéculation. Ici encore le discours néolibéral, qui prétend que le
« marché libre » atténue l’ampleur des fluctuations s’inscrit contre
toutes les constations de faits. Comme d’habitude ce discours idéologique
dogmatique ne mérite en rien d’être qualifié de réaliste.
Je
ne suggère pas de « retourner au passé ». Avec plus d’ambition je
propose de faire mieux. On le peut si on part de la nécessité incontournable de
concevoir dans les pays concernés la mise en route d’un projet souverain, qui s’inscrit contre le
libéralisme et contraint ses défenseurs au repli, ou tout au moins à la
négociation. Dans cette perspective on pourrait penser des politiques de
développement agricole et rural radicales, fondées sur l’objectif
d’amélioration continue de la productivité du travail social associé à une
amélioration parallèle et continue du revenu réel des paysans concernés. On
pourrait – et devrait – articuler ces politiques sur des stratégies
d’industrialisation et de sortie des spécialisations imposées par
l’impérialisme contemporain. Et envoyer promener les illusions du
« commerce équitable ».
Dans
mon ouvrage L’implosion du capitalisme contemporain (Delga, 2012, page 123 et
suivantes) je suggère des formules de négociations collectives entre les
paysans (dont les productions seraient réorientées en priorité vers le vivrier
pour assurer la souveraineté alimentaire du pays), les consommateurs urbains
nationaux, les fournisseurs d’inputs et les chaines de distribution qui
permettraient d’offrir des prix convenables socialement et favorables au
développement. Dans la mesure où, dans cette reconstruction sociale certains
inputs devraient être importés (du Nord ou du Sud émergent industrialisé) et
dans la mesure où le pays concerné continue à être exportateur de produits
agricoles spécifiques, la meilleure réponse au défi passe par la négociation
internationale conduite par l’Etat reprenant ses droits souverains.
Les
Etats exportateurs des produits agricoles spécifiques (café, thé, coton,
bananes etc.) doivent imposer aux consommateurs étrangers des prix convenables.
A ces consommateurs à se retourner à leur tour contre leur Etat pour lui
imposer de réduire sa taxation lourde de ces consommations, contre ses traders
et ses chaines de distribution pour leur imposer de réduire leurs marges. La
mise en œuvre de l’internationalisme des travailleurs et des peuples passe par
cette voie, pas par celle de la charité.
Bien
entendu rien de cela n’est pensable si on ne se libère pas des dogmes libéraux
qui exercent encore leurs ravages. Le thème de « l’Etat contre la
nation », repris sans réfléchir par des segments importants des mouvements
de protestations, produit de l’anarchisme de droite nord américain anti Etat,
est ici au cœur de notre critique. La pratique réelle de la liberté
émancipatrice associée à l’égalité et à la solidarité exige l’intervention d’un
Etat fort (non au sens policier) engagé dans la démocratisation de la société,
non sa dissolution au profit d’une prétendue « société civile »
amorphe, incapable par elle-même de transformer les rapports sociaux
d’exploitation et d’oppression.
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