lundi 13 mai 2013

interview SAMIR AMIN biographie politique




INTERVIEW DE SAMIR AMIN, Président du Forum du Tiers Monde

A. A. Dieng : Dès la soutenance de votre thèse en 1957 à Paris, vous avez
adopté une prise de position intellectuelle qui vous a amené à considérer le
capitalisme comme un système mondial. Pouvez-vous nous retracer votre
trajectoire personnelle, intellectuelle et politique ?

Samir Amin :
 Je suis un animal politique et je ne peux pas séparer ma
trajectoire personnelle de ma réflexion intellectuelle, et de mes
comportements et options politiques. J'ai rappelé dans mes mémoires qui ont
été publiés en anglais :  "A Life looking forward", comment se sont combinés
ces attitudes et trajectoires personnelles, la réflexion intellectuelle et
les comportements politiques.

Je dois dire que j'ai très tôt,  dès l'adolescence, pris une triple position
inséparable pour moi, qui a constitué ma base de départ. D'abord, un refus
de l'injustice sociale que je voyais autour de moi dans la société
égyptienne, de la misère des classes populaires face à l'opulence et au
gaspillage des classes riches. Je les ai toujours refusés. Cela été un point
de départ de ma révolte sociale.

Deuxièmement, mon adolescence se trouvait être pendant la Deuxième Guerre
mondiale. Et sans doute, ma famille a joué un rôle. J'avais adopté une
attitude résolument anti-fasciste, anti-nazi, n'acceptant pas du tout  ce
que certains autres Egyptiens acceptaient, en considérant que l'ennemi de
mon ennemi était mon ami et donc que l'ennemi de la Grande Bretagne était
mon ami. J'étais résolument anti-nazi et anti-fasciste, ce qui m'a amené à
développer très tôt beaucoup de sympathie pour l'Union Soviétique qui
conduisait la guerre contre les nazis.

Troisième dimension : la révolte contre la domination impérialiste
britannique.

L'association des trois m'a amené très rapidement sur les positions qui sont
toujours restées les miennes depuis. Mais ceci étant la base de départ,
c'est dès la période pendant laquelle j'ai fait mes études supérieures à
Paris, immédiatement après la Guerre qui a été décisive; j'étais un militant très actif dans
les mouvements anticolonialistes de l'époque.

 Mais aussi, j'ai développé
très tôt une vision du monde qui, bien que se situant dans le cadre du
marxisme auquel j'adhérais et auquel je continue à adhérer, était une vision
tout à fait en rupture avec la vision dominante du marxisme de l'époque, qui
s'est traduite dans ma thèse de doctorat. Celle-ci a été soutenue en 1957,
donc pratiquement rédigée entre 1954 et 1956. Et le titre lui-même :
"L'accumulation à l'échelle mondiale", résumait, d'une certaine manière,
cette prise de position intellectuelle, qui était à l'époque tout à fait
nouvelle. C'est-à-dire de considérer le capitalisme comme un système
mondial. Et de considérer donc, que développement et sous-développement
étaient l'endroit et l'envers de la même expansion du capitalisme mondial et
non pas du tout le sous-développement vu comme un retard.

Je dirais, sans fausse modestie, que j'étais un anti-Rostow avant que Rostow
n'écrive son livre sur les étapes du développement. Et je dirais aussi que
les positions prises par André Gunder Frank et Wallerstein ont rejoint les
miennes. J'ai conservé ce point de vue. Ça a été la ligne centrale, l'axe
central de tout ce que j'ai pu produire comme réflexion sur l'évolution du
système mondial, sur les défis du développement, sur l'appréciation des
expériences, quelles soient socialistes ou autres face à ce défi. Ça, c'est
mon idée centrale, j'insiste là-dessus. Non seulement le capitalisme est un
système mondial. Mais c'est un système mondial qui est impérialiste par
nature, en ce sens qu'à toutes les étapes de son développement, depuis la
conquête des Amériques au XVIe siècle, c'est un système qui a produit,
reproduit et approfondi, de période en période, la polarisation, ce que j'ai
appelé le contraste "centre-périphérie".

Par conséquent, l'impérialisme n'est pas un phénomène récent, par exemple
lié au passage au monopole du capitalisme à la fin du XIXe siècle, comme
Lénine l'a analysé. Mais un phénomène généralement beaucoup plus ancien.
C'est une idée fondamentale, parce que, pour moi, l'expansion mondiale du
capitalisme réellement existant - j'oppose le capitalisme réellement
existant au capitalisme imaginaire des économistes libéraux- est associée à
toutes les étapes de son développement à la polarisation. Bien sûr, le
capitalisme, dans son expansion mondiale, et l'impérialisme sont passés par
des phases successives, chacune avec leurs particularités. Et donc les
formes de la "polarisation centre-périphérie" et les formes de
l'impérialisme par lequel elles s'expriment ont changé, ont évolué. Mais,
jamais dans le sens d'une réduction de la polarisation,  toujours dans le
sens d'une aggravation de la polarisation. Ainsi le système a toujours été
un système impérialiste.

J'insiste sur ce point parce que je ne suis pas le seul à le soutenir, c'est
la raison pour laquelle je me suis retrouvé proche de ce qu'on appelait
"l'école dépendantiste" de l'Amérique latine. Mais celle-ci ne s'est
constituée que dans les années 70, comme le courant de l'économie monde
développé par Immanuel Wallerstein. Je me suis retrouvé proche de ces deux
courants de pensée parce que j'avais déjà eu cette idée que j'ai toujours.
Dans mes écrits, à partir des années 60, j'ai toujours tenté d'analyser les
défis auxquels étaient confrontées les politiques de développement dans ce
cadre. Le développement ne peut pas être une stratégie de rattrapage, le
"catching up" dans le cadre de la logique capitaliste parce que la logique
capitaliste l'interdit. La logique de l'expansion impérialiste rend
impossible le "catching up". Et par conséquent, il faut voir - et j'ai
toujours essayé de le voir de cette manière - le développement comme étant
l'invention d'une autre voie que celle du capitalisme. Et à partir de là,
s'est imposé le concept de la déconnexion, le "delinking" qui n'est pas
l'autarcie, mais une manière de penser le développement dans une autre
perspective que celle du rattrapage dans le cadre du capitalisme.

Je dois dire que je suis rejoins aujourd'hui par beaucoup de courants de
pensée, notamment par tous les courants écologistes qui disent que le
rattrapage est impossible et inacceptable parce qu'il conduirait à la
destruction de la planète. Je suis rejoins également par tous les courants
qui aujourd'hui mettent l'accent sur la destruction de l'être humain par la
logique du marché, l'appauvrissement de l'être humain, la critique du
consumérisme, du gaspillage, etc. Pour moi, le développement n'étant pas un
processus de rattrapage dans le capitalisme, est un processus d'invention
d'une autre civilisation. A ce moment là, le problème du développement n'est
pas seulement le problème de la solution du sous-développement des pays de
la périphérie. C'est également le problème des pays développés qui doivent
se transformer, changer de système. Je ne crois pas qu'il y ait d'autres
termes pour désigner cet autre avenir possible nécessaire que le socialisme.
A condition de comprendre le mot comme étant sujet à débat permanent sur
"quel est son contenu ?", et "comment peut-on le construire?" et non pas
l'adhésion nécessaire, automatique soit à une vision social-démocrate, soit
à une vision du communisme de la Troisième Internationale, de la nature du
défi. Voilà en ce qui concerne ma trajectoire.

Il y a donc une certaine continuité dans cette trajectoire. Je ne suis pas
de ceux qui, après l'effondrement du socialisme réellement existant,
pensaient que nous étions parvenus à la fin de l'Histoire, et que nous
étions dans un système capitaliste qui est destiné à survivre pour
l'éternité. Et je ne suis pas de ceux qui pensent que d'ailleurs ce système
ne serait pas si mauvais, qu'il garantirait au moins, qu'il produirait la
démocratie et peut-être le progrès social, même dans l'inégalité. Je ne suis
pas de ceux qui seront revenus sur leurs illusions comme on dit. Je suis de
ceux qui pensent que la critique du passé doit toujours être vue comme une
contribution à la transformation de l'avenir et pas du tout une
capitulation.

A. A. Dieng : Negri apporte-t-il des changements dans les conceptualisations
avec son travail sur L'Empire ? En d'autres  termes, qu'y a-t-il de nouveau
avec l'Empire ? Comme l'empire peut-il être conceptuellement clarifié à
partir de la globalisation et du néolibéralisme ?

S. Amin :
 Quoi de neuf ? Ma réponse à cette question n'a rien à voir avec
celle que Negri donne.

Sur la nouvelle conception, "quoi de neuf ? " : j'ai dit, et je ne veux pas
le répéter, le "quoi de neuf ?" se situe toujours dans le cadre de quelque
chose qui me paraît ancien, c'est-à-dire dans le cadre de la réflexion sur
l'expansion capitaliste réellement existant et impérialiste par nature. J'ai
dit tout à l'heure que cette expansion capitaliste réellement existant et
impérialiste était passée par des phases successives. Nous sommes
certainement entrés dans une nouvelle phase. Et chacune de ces phases
successives comporte ses nouveautés et donc ses spécificités qui exigent une
conceptualisation nouvelle. Je ne suis pas de ceux qui pensent que rien ne
change, que c'est toujours la même musique depuis toujours. Même s'il y a
quelque chose d'inchangé, il y a un invariant qui est l'impérialisme, il y a
évidemment des variations dans ses modes d'expression.

Ce qu'il y a de nouveau donc, à mon avis, je le résumerai en deux points.
Premièrement, nous sommes passés d'un système mondial impérialiste dans
lequel l'impérialisme était conjugué au pluriel à une nouvelle étape du
déploiement impérialiste. Dans le passé, il s'agissait de puissances
impérialistes (au pluriel) en conflit permanent et violent entre elles. Nous
sommes passés de ce système à un autre caractérisé par la convergence des
intérêts et les stratégies des puissances impérialistes. C'est-à-dire à une
sorte d'impérialisme collectif, de ce que l'on peut appeler la "triade" des
puissances capitalistes développées, centrales : les Etats-Unis plus le
Canada et l'Australie, l'Europe occidentale et centrale, et le Japon. Un
impérialisme "collectif" dans mon langage, qu'on pourrait appeler "super
impérialisme" comme Kautsky l'avait déjà imaginé en 1912. Peu importe
l'appellation et le fait que certains l'auraient imaginé il y a longtemps ou
pas. C'est quelque chose de nouveau qui s'est constitué graduellement après
le Deuxième Guerre mondiale, qui éclate aujourd'hui comme une évidence.
Cet impérialisme collectif dispose de ses instruments collectifs de gestion
de la planète qu'il s'agisse des instruments économiques (Banque mondiale,
Fonds monétaire, OMC) ou de ses instruments de la gestion politique voire
militaire (le G7, l'OTAN). Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de
contradictions à l'intérieur de ce collectif impérialiste. Il y a des
contradictions de toute nature. Mais, à mon avis, ce sont des contradictions
qui trouvent leur terrain de développement sur le plan politique et culturel
(au sens de la culture politique), plutôt qu'au niveau de la divergence ou
le conflit des intérêts économiques du capital dominant. Ça c'est quelque
chose de nouveau.

Deuxièmement, l'autre chose nouvelle : le Sud est éclaté. Certes le Sud n'a
jamais été homogène. Les périphéries ont toujours été diverses. Et
d'ailleurs, elles ont été façonnées d'une manière diverse pour remplir des
fonctions diverses au service de l'accumulation du capitalisme dans son
expansion mondialisée. Non seulement les périphéries, c'est-à-dire les trois
quart de l'Humanité, sont constituées de peuples qui ont des histoires
différentes antérieures au capitalisme, mais elles remplissent des fonctions
différentes dans le système capitaliste aux différentes étapes de son
développement mondialisé. Néanmois, on peut dire que jusqu'à un certain
point, dans la phase précédant la Deuxième Guerre mondiale, la phase
"classique" qui couvre une bonne partie du XIXème et la moitié du XXème
siècle, le contraste centre-périphérie était pratiquement synonyme de "pays
et régions industrialisés" versus "pays et régions non entrés dans
l'industrialisation", donc demeurées agricoles et minières soumises à la
spécialisation de la production agricole et minière, dans le cadre du
système global.

Il y avait donc un dénominateur commun, qui était le fait que ces pays
n'étaient pas entrés dans l'ère de l'industrialisation. Cela s'est
transformé après la Deuxième Guerre mondiale. Les luttes de libération
nationale et les victoires des mouvements de libération nationale, qu'elles
aient été radicales (comme en Chine ou au Vietnam), ou qu'elles aient été
modérées (se donnant l'objectif simplement de réaliser l'indépendance
nationale comme c'était le cas dans les autres pays d'Asie et d'Afrique),
ont mis à l'ordre du jour le "développement". On se souvient des années
1960/1970, les décennies du développement et du rôle que ces pays ont joué
au sein du système des Nations- Unies pour imposer une prise en compte du
développement. Le développement en question était d'ailleurs défini à
l'époque comme un processus de rattrapage dans le système (par la plupart
des pays en question) ou de rattrapage hors du système en apparence, comme
c'était le cas pour les pays du socialisme réellement existant. Ces
victoires et non pas ces défaites comme on dit aujourd'hui (ou ces
absurdités) des luttes de libération nationale et des révolutions
socialistes sont à l'origine de la préoccupation de développement.
Ces victoires, au nom du socialisme, au nom de l'indépendance nationale, ont
contraint à l'époque l'impérialisme à s'ajuster aux exigences de
l'engagement des pays du Sud dans l'industrialisation. A l'époque, c'est
l'impérialisme qui était contraint s'ajuster à des exigences qui entraient
en conflit avec la logique de l'expansion du capitalisme mondial. Alors que
l'ajustement structurel à l'heure actuelle est exactement l'inverse :
l'ajustement des plus faibles aux exigences de l'accumulation commandée par
les plus forts. Ces victoires ont produit ce qu'elles ont produit. Elles ont
produit une différenciation grandissante au sein du Tiers Monde. Certains
pays se sont avancés dans la voie de l'industrialisation, allant plus loin,
alors que d'autres avançaient moins loin. On peut prendre deux exemples
extrêmes.

La Chine : le miracle chinois commence en 1950. C'est la déconnexion et la
construction maoïste d'une conscience nationale à travers une réforme
agraire radicale et l'industrialisation de base, qui ont jeté les bases du
miracle ultérieur de l'accélération du développement industriel. Les
décennies antérieures à 1980 n'ont pas été une période de stagnation,
jusqu'au moment où on aurait découvert la solution à travers le marché.

Par contre, d'autres pays (et nous qui sommes ici en Afrique le savons bien)
ne se sont avancés dans l'industrialisation qu'avec timidité.

C'est une deuxième caractéristique du système actuel, "une cassure" dans
l'ensemble des périphéries en deux ensembles. On aura d'une part, un
ensemble de sociétés porteuses de projets. C'est le cas non seulement des
grands pays comme l'Inde, la Chine, le Brésil, mais aussi d'autres de taille
moyenne comme la Malaisie en Asie ou certains pays d'Amérique latine. Et
d'autre part, on a des sociétés non porteuses de projets propres (le reste
du Tiers Monde que l'on appelle aujourd'hui "marginalisé"). Je reviendrai
sur ce terme qui est à mon avis tout à fait critiquable bien qu'il cache
quelque chose de réel. C'est un défi nouveau.

La littérature dominante présente les pays porteurs d'un projet comme des
"pays émergents" et les gratifie très rapidement de la qualité qu'ils
seraient en passe de rattraper, en voie de développement réel et de
rattrapage. Il y a une littérature sur le miracle chinois, sur le "danger
chinois", sur la Chine devenant la principale puissance économique,
militaire et impérialiste du XXIème siècle. Je crois que l'on doit discuter
de la nature de ces projets sous différents angles. D'abord, sous l'angle
des conflits sociaux internes : s'agit-il de projets destinés à instaurer un
capitalisme national s'inscrivant dans une perspective d'accentuation des
contrastes de classe et de la cristallisation de classes antagonistes ? Ou
bien de projets qu'il faut nuancer davantage, qui combinent des formes d'un
développement capitaliste et des éléments d'un développement social en
conflit avec la logique capitaliste ? Il faut le discuter, ce n'est pas
l'objet de cette interview : on ne peut pas mettre dans le même sac la
Chine, l'Inde, la Malaisie, le Brésil, l'Afrique du Sud, en disant que ce
sont des pays émergents. Ils sont très différents les uns des autres. Et
leurs perspectives aussi. On doit donc, et c'est ce à quoi je tente de
m'attacher actuellement, analyser et critiquer les projets de ces pays du
Tiers Monde, mais d'un autre point de vue que celui qui domine la
littérature sur les "pays émergents. D'un point de vue qui associe l'analyse
du contenu social du projet et le jugement sur leur capacité de "rattraper".
Sur ce plan, mon opinion est que ces pays sont largement engagés dans une
impasse. Celle précisément du rattrapage qu'ils ne pourront pas réaliser.
L'impérialisme s'est reconstitué pour faire face à ce nouveau défi. La
militarisation de l'impérialisme et le choix par le leader du camp
impérialiste de la guerre préventive et du contrôle militaire de la planète
a pour objectif de rendre possible ce rattrapage. Cette stratégie des
Etats-Unis, de contrôle militaire de la planète, n'est pas une stratégie qui
était dirigée contre le peuple irakien seulement, mais elle est dirigée
aussi contre la Chine. C'est ça la perspective.

Autre raison qui rend le rattrapage peu réaliste, c'est qu'au fur et à
mesure que ces pays s'engagent dans cette voie, les contradictions sociales
internes grandissent et par conséquent, les situations deviennent de plus en
plus explosives socialement. On le voit dans le cas de la Chine et d'autres
pays émergents. Et dans ces conditions, je ne crois pas que la perspective
d'un de ces projets soit aussi glorieuse qu'on peut le penser.

A. A. Dieng : Quels sont les problèmes fondamentaux qui sont posés par la
notion d'empire en matière de théorie et de pratique du développement ?

S. Amin :
 Pour répondre à cette question, il faut considérer les autres pays
du Tiers Monde, ceux qui n'ont pas de projets et par conséquent, sont
contraints et acceptent de s'ajuster unilatéralement à "l'Empire" dit-on,
c'est-à-dire à la mondialisation impérialiste. Cette catégorie de pays n'ont
pas de projet, mais il y a un projet impérialiste pour eux. On peut parler
du projet américain pour le Grand Moyen Orient parce qu'il n'y a pas de
projet arabe, on peut parler du projet de l'Union européenne pour l'Afrique
subsaharienne à travers les soi-disant "accords de partenariat" parce qu'il
n'y a pas de projet ou de contre projet africain à proprement parler. Ce
sont de situations par conséquent très différentes de celles des pays qui
ont des projets et qui sont en conflit (même si ce conflit est limité) avec
les logiques de l'expansion impérialiste.

Ceci me conduit directement aux questions qui concernent le développement en
théorie et en pratique. Je suis de ceux qui pensent qu'il n'est pas possible
de séparer la théorie de la pratique du développement. Je ne me considère
pas comme un "théoricien du développement",  mais comme un praticien du
développement qui a toujours pensé qu'il n'y a pas de pratique sans théorie,
qu'il faut approfondir la théorisation au service d'une pratique qui dit
clairement quels sont ses objectifs et qui explicite les raisons du choix
des objectifs. C'est dans ce cadre que je reviens sur la question de la
déconnexion. Si ce que j'ai dit jusqu'à présent est juste, c'est-à-dire si
le processus de rattrapage dans la logique de l'expansion mondiale du
capitalisme est impossible, alors, il faut bien considérer une autre
perspective.

Et cette autre perspective exige de déconnecter au sens politique et
idéologique du terme, avoir d'autres objectifs de construction d'un autre
monde, déconnecter dans la pratique de la gestion de la société économique.
Cela peut conduire à réduire l'importance des relations externes avec le
système dominant pour autant que ce système dominant reste impérialiste.
Mais ce n'est pas ça l'essentiel de la déconnexion. L'essentiel de la
déconnexion, c'est de se donner une perspective autre que celle du
rattrapage dans le système. Le terme déconnexion n'a pas beaucoup plu parce
qu'il inspire l'idée d'autarcie, alors qu'il ne s'agit pas de cela du tout.

On retrouve les idées de la déconnexion dans les courants
altermondialistes d'aujourd'hui. Ces courants altermondialistes disent qu'il
faut construire "un autre monde meilleur." Donc qu'il faut déconnecter
d'avec les logiques de l'expansion capitaliste dans ce monde tel qu'il est.
Il faut rompre avec cette logique et non pas seulement  résister aux
offensives du système tel qu'il est. Il faut opposer à ces offensives une
vision alternative positive et différente. C'est cela l'altermondialisme.
Bien entendu, on peut donner des contenus variés dans la conception de
l'objectif mais aussi la formulation des stratégies pour y parvenir.

Le capitalisme impérialiste parvenu au stade actuel est obsolète. La preuve,
c'est qu'il a besoin pour se maintenir du contrôle militaire de la planète.
C'est-à-dire qu'il fait face à une "zone des tempêtes" comme le disaient
les Chinois autrefois. Pour cette "minorité" de 75 % de l'humanité - tous
les Asiatiques, les Africains, les Latino-Américains - le système en place
est intolérable. Et par conséquent, la révolte (ou le potentiel de révolte)
est permanente. Mais révolte ne signifie pas malheureusement avancée
alternative positive. Se révolter, c'est résister, refuser.

 Passer de la
révolte à l'alternative positive est un exercice difficile. Et c'est ce que
j'appelle entrer dans la longue transition du capitalisme impérialiste
mondial au socialisme mondialisé. Je dis longue transition parce que ce
n'est pas une transition "courte" ouverte par des "révolutions" qui
prétendent être capables de résoudre tous les problèmes dans un temps
historique court de quelques années. Il s'agit de progresser par des
"avancées révolutionnaires" permettant d'aller plus loin dans la
cristallisation de l'alternative socialiste à l'échelle mondiale. Et ceci,
tant chez les peuples du Nord que chez les peuples du Sud qui sont les
victimes principales, mais pas les seules, de l'expansion du capitalisme
mondial. Pour moi, déconnexion est synonyme de stratégie de développement
conçue dans cette perspective de la longue transition socialiste mondiale.

A. A. Dieng : Quelles sont les alternatives que vous proposez ? Quels sont
les types de nouvelles initiatives de développement, de solidarité, de
formes d'action collective qui émergent en réponse à l'empire ? De quelles
manières représentent-ils des visions et des alternatives ?

S. Amin :
 Ce que je viens de dire m'amène naturellement à la question
concernant l'alternative. Cette alternative, il se trouve qu'on lui a donné
un nom depuis peu de temps, depuis deux ou trois ans. C'est le ""socialisme
du XIXème siècle". Je ne trouve pas mauvais cette qualification. Ce qu'elle
a de positif est qu'elle rompt complètement avec la nostalgie du passé. Il
ne s'agit pas de tenter de revenir aux expériences du socialisme du passé.
Pas du tout. Ces expériences ont été ce qu'elles ont été. Elles ne sont pas
non plus le diable, comme on les présente aujourd'hui, pad plus que le paradis !
Elles ont permis des réalisations assez gigantesques. Elles ont transformé
le monde d'une certaine manière. L'idéologie dominante dit que ces
expériences étaient des échecs et que, par conséquent, il nous faut accepter
le capitalisme comme système éternel. Je crois que cette vision est
complètement erronée.

Au contraire, la violence que connaît actuellement l'expansion du
capitalisme invite à penser davantage la nécessité d'une nouvelle vague
socialiste. Il faut oser comparer la naissance du socialisme à celle du
capitalisme. La première vague de projets capitalistes a eu lieu dans les
villes italiennes à partir du XIIIème siècle. Cette première vague a avorté.
Et la deuxième vague n'est venue que plusieurs siècles plus tard en
Angleterre, dans le nord ouest de la France et aux Pays Bas. C'est elle qui
a donné le capitalisme réellement existant. Il faut en dire autant du
socialisme : la première vague, avortée, sera suivie d'une autre. Dans
l'histoire une grande réussite est souvent précédée par des tentatives qui
sont des avortements, mais qui indiquent néanmoins la nature des défis. Il
faut voir la construction du socialisme de la même façon.

Alors quoi de neuf dans cette perspective du socialisme du XXIème siècle ?
Je dirais une chose fondamentale : il n'y aura pas d'avancée socialiste sans
démocratie au sens plein du terme. Je ne parle pas de la "petite démocratie"
réduite à des élections pluripartites. Sans démocratisation de la société
dans toutes ses dimensions, depuis le lieu de travail, depuis la gestion des
entreprises jusqu'à la gestion de la politique, en passant par la gestion
des relations de la famille et des relations de genre, en passant par tous
les aspects de la vie et la laïcisation (la séparation de la religion et de
la politique) etc., pas de progrès. Pas d'avancée sociale dans la direction
du socialisme du XXIème siècle sans démocratie.

Mais inversement et en complément : pas de démocratisation possible sans
progrès social. L'idéologie actuelle prétend que le système n'est pas
tellement mauvais puisqu'au moins, il apporte la démocratie. Je ne vais pas
vous donner une réponse trop facile en disant : une démocratie "farce" dans
la plupart du temps. Quelle démocratie en Irak ? Ou en Palestine occupée par
les Israéliens ? Quelle démocratie dans la majorité des pays où nous avons
des élections (comme souvent en Afrique), mais des élections "farce" qui ne
produisent aucun changement. La démocratisation implique le progrès social.
Pas de démocratie sans qu'elle ne soit associée (et non dissociée) au
progrès social.

L'idéologie dominante nous présente la démocratie comme un mode de gestion
de la politique dissocié du social qui est, lui, géré à travers l'économie
de marché. Il faut associer ce qu'on a dissocié. La preuve que cela est
nécessaire, les peuples d'Asie et d'Afrique ne veulent pas de cette
démocratie dissociée du progrès social qu'on leur propose. C'est la raison
pour laquelle ils s'engagent dans les impasses et les illusions de
dictatures ethniques et para-ethniques, religieuses et para-religieuses. Car
la démocratie qu'on leur propose est pour eux (ils le voient par leur propre
expérience) une farce qui ne leur apporte rien. C'est ça qui est neuf :
associer avancée révolutionnaire et démocratie, associer démocratisation et
progrès social.

C'est mon opinion, mais tout le monde ne la partage pas. Par exemple, il y a
tout un courant représenté au sein de l'éventail du monde altermondialiste
qui pense qu'il n'est pas nécessaire de tenter d'orienter, de construire une
alternative positive. Cela comporterait, selon eux, trop de graves dangers.
Il vaudrait mieux laisser faire les choses, car elles se font par
elles-mêmes et elles vont dans le bon sens. Tel est le sens par exemple des
écrits récents de Negri.

A. A. Dieng : La théorie développée par Negri dans son ouvrage Empire
est-elle valable ? S'il en est ainsi, dans quelles circonstances peut-on
parler de l'impérialisme comme étant potentiellement porteur de certains
avantages comme la démocratisation et le développement économique et social
?
S. Amin :
 Negri a théorisé ce courant de pensée dont les racines se trouvent
dans l'autonomisme italien selon lequel les peuples, par leur propre
comportement, transforment le monde. Je crois que c'est très optimiste. Cela
a aussi été théorisé, un moment, par les néo-zapatistes du Mexique, en
particulier par le sous-commandant Marcos qui dit : "Nous transformerons le
monde sans prendre le pouvoir". Je crois que malheureusement, il faut penser
également en terme de pouvoir.

Les avancées qu'il y a eu en Amérique Latine sont les changements les plus
positifs dans le monde actuel, que ce soit le Brésil, l'Argentine, le
Venezuela, l'Equateur, la Bolivie, l’Uruguay, etc. Or ces changements ont
remis en cause l'existence des gouvernements tels qu'ils sont. Cette idée
que le monde peut changer par lui-même sans une stratégie politique
cohérente me semble illusoire. Malheureusement, Negri en est le
porte-parole. Sans faire de fausse polémique, je dirai que Negri est passé
d'une position ultra gauchiste, ouvriériste, que je critiquais à l'époque, à
une position droitière que je critique aujourd'hui encore.

Ce n'est pas un hasard si, dans cette conceptualisation, Negri se trouve
contraint d'abandonner le terme "impérialisme" et de dire qu'il n'y a plus
qu'un Empire, c'est-à-dire un grand système mondial qui se transforme par
lui-même sans qu'on ne puisse localiser le centre. Les événements quotidiens
depuis les guerres décidées et entreprises par les Etats-Unis démontrent que
cette vision est tout à fait naïve. Mais elle a sa popularité dans les
classes moyennes du monde occidental. Des classes moyennes qui sont, d'une
certaine manière, victimes du système en ce sens qu'elles sont conscientes
de l'appauvrissement que représente le marché par rapport aux valeurs
culturelles qu'elles voudraient défendre, mais qui ne sont pas dans une
situation aussi tragique que ceux qui sont condamnés à mourir de faim ou du
Sida en Afrique par exemple. Dans ces conditions, l'idée que le monde peut
se transformer sans trop grand effort est très attractive. Malheureusement,
elle n'est pas réaliste.

Cela m'amène tout droit à la conclusion : Le rôle des intellectuels ou de
l'intelligentsia. Il n'y a pas d'intellectuels à la Banque mondiale, comme
l'indique le questionnaire que vous m'avez soumis. L'intellectuel n'est pas
le technocrate au service du système, mais celui qui exerce ses fonctions
critiques à l'égard du système. Et par conséquent, il ne se trouve pas
pouvoir être un fonctionnaire dans ce genre d'institutions. La
responsabilité des intellectuels est celle d'être toujours critiques du
système. C'est pourquoi que je préfère parler d'"intelligentsia" car ce
n'est pas une question de diplôme, ni de capacité technique de bureaucrate
ou de technocrate, c'est une question de capacité intellectuelle à prendre
des positions qui sont, par nature, inséparables du politique. C'est une
position critique par nature.

Cette responsabilité des intellectuels est grande. Je ne crois pas que ce
soit les intellectuels qui transforment le monde. Mais je ne crois pas que
le monde puisse se transformer sans un apport décisif de l'intelligentsia.
Par exemple, on n'aurait pas pu penser la Révolution française, qui a été la
grande révolution de l'histoire bourgeoise, sans le siècle des Lumières. On
n'aurait pas pu penser la Révolution russe et la révolution chinoise sans la
IIIème Internationale, sans le mouvement ouvrier et le marxisme. A mon avis,
on ne peut pas non plus penser l'avenir sans que l'intelligentsia ne
remplisse à nouveau son rôle, prenne en main ses propres responsabilités.

La dernière question me fait sourire. Ceux qui me disent : "Est-ce que,
malgré tout, l'impérialisme n'est pas si mal puisqu'il amène la démocratie
et le progrès social ?" La démocratie en question, comme je le disais, c'est
une "farce". C'est le cas de l'Irak par exemple. Si les peuples africains et
les peuples asiatiques se réfugient derrière l'islam politique, l'hindouisme
politique, l'ethnocentrisme qui invite de pseudo peuples à se dresser les
uns contre les autres, c'est précisément parce que le modèle de démocratie
que le système leur propose leur paraît à juste titre une farce. Même si
leur réponse n'est pas la bonne, leur jugement selon lequel c'est une farce,
n'est pas erroné.

Quant au progrès social porté par cette expansion impérialiste, ça devrait
faire sourire également. Nous sommes dans une période caractérisée par
l'aggravation des inégalités sociales partout dans le monde, des pays les
plus riches jusqu'aux plus pauvres. Ce n'est pas un hasard si le slogan mis
à la mode par le système est la "lutte contre la pauvreté". Parce que cette
pauvreté est tout simplement produite par l'expansion de la logique du
système.




Amady Aly Dieng est un ancien fonctionnaire de la Banque Centrale des Etats
de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) à Dakar, chargé de cours à l'Université
Cheikh Anta Diop de Dakar et à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis du
Sénégal. Il est l'auteur de quelques publications : Hegel, Marx, Engels et
les problèmes de l'Afrique Noire, Sankoré, Dakar 1978 ; Contribution à
l'étude des problèmes philosophiques en Afrique Noire, NUBIA Paris 1983 ; Le
rôle du système bancaire dans la mise en valeur de l'Afrique de  l'Ouest,
NEA Dakar 1982 ; Blaise Diagne, premier député africain, Editions Chaka
Paris 1990 ; Le Sénégal à la veille du troisième millénaire, L'Harmattan
2000 ; La Fédération des Etudiants d'Afrique Noire en France. De l'Union
française à Bandoung (1950 - 1956), L'Harmattan 2003 ; Hegel et l'Afrique
Noire. Hegel était-il raciste ? CODESRIA 2006.

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