mardi 20 janvier 2015

Lecture critique de Steve Keen (L’imposture économique)



SAMIR AMIN
Lecture critique de Steve Keen (L’imposture économique ; Debunking Economics)
1.      Je dois tout d’abord dire que j’ai lu l’ouvrage de Steve Keen (L’imposture économique) avec la plus grande délectation, et de surcroît j’y ai appris beaucoup. Je n’ai rien lu d’aussi convaincant concernant l’absurdité, l’absence de réalisme élémentaire, les hypothèses absurdes et les fautes impardonnables de logique de toute l’économie vulgaire, le mainstream auto-qualifié d’économie « néo-classique ». J’étais pour ma part, convaincu du caractère idéologique au sens le plus péjoratif du terme, de tout ce fatras qui encombre l’enseignement universitaire. Pour cette raison je n’avais jamais cru utile de perdre du temps à en faire la démonstration par un examen détaillé et précis des développements des « prix Nobel ». Je m’étais donc contenté de signaler rapidement l’absurdité et les fautes de logique  de  toutes les écoles de l’économie conventionnelle, dont la seule préoccupation réelle était d’opposer à l’analyse scientifique du capitalisme amorcée par Marx une alternative « anti Marx ». Le  lecteur de mon livre précoce L’accumulation à l’échelle mondiale (écrit sous forme de thèse de doctorat en 1954-1955 et présentée en 1957) comprendra que ma préoccupation était d’emblée de poursuivre l’œuvre de Marx par une analyse du capitalisme moderne mondialisé dans les formes et les conditions qui les caractérisaient à l’époque, c’est-à-dire aux lendemains de la seconde guerre mondiale dans les années 1950. Je ne donnais pas beaucoup d’importance à la critique de l’économie académique conventionnelle de l’époque qui venait en marge de ma préoccupation majeure d’intellectuel engagé, soucieux de contribuer à renforcer les luttes progressistes par la meilleure analyse possible de la réalité capitaliste. Dans ce cadre il me paraissait essentiel de placer l’accent dans cette analyse de la réalité sur les mécanismes de la reproduction inégale du capitalisme mondialisé, c’est-à-dire du contraste centres impérialistes dominants/périphéries dominées en lutte pour leur émancipation.
Cela étant une critique sérieuse de l’économie conventionnelle demeurait nécessaire. Car les idées fausses véhiculées par celle-ci ne limitent pas leurs effets ravageurs aux économistes professionnels et aux pouvoirs de décisions de la classe dirigeante bourgeoise ; elles ont inculqué le « virus libéral » (titre d’un de mes ouvrages publié en 2003) aux classes populaires elles-mêmes. Je suis donc personnellement reconnaissant à Steve Keen de l’avoir fait, brillamment.
2.      Il ne me serait pas difficile de signaler nos convergences fondamentales, même si mes formulations de celles-ci étaient rapides.
(i)     J’avais commencé ma carrière universitaire par des études de mathématiques et de physique que j’ai abandonnées pour choisir « l’économie » de manière à me garantir une vie professionnelle en meilleure consonance avec ma volonté militante. Mes compétences mathématiques (un peu oubliées depuis !) m’avaient fait voir que les économistes prétendus mathématiciens n’étaient que de fort mauvais mathématiciens. J’ai écrit que les professions scientifiques ne les auraient pas employés, tant leurs insuffisances étaient éclatantes. Par exemple assimiler le terme d’une courbe qui tend vers zéro à zéro revient à ignorer les effets réels de la forme décisive et particulière de la courbe en question.
(ii)    J’affirmais que la règle générale n’est pas celle de coûts croissants mais décroissants ; et que, de ce fait, les firmes cherchent naturellement à grandir, condition nécessaire pour elles de conserver leur place sur le marché et donc de faire du profit. « Size is decisive », j’écrivais. L’accumulation conduit naturellement à la firme géante, à l’oligopole (ou au monopole).
       (iii)J’affirmais que le système économique capitaliste réel se déplace de déséquilibre en déséquilibre sans jamais « tendre à l’équilibre ». Chacun des déséquilibres successifs est le produit des luttes sociales des travailleurs, des conflits entre segments du capital, des Etats-nations du système mondialisé, dont les résultats modifient les conditions de la poursuite de l’accumulation.
        (iv)Je déduisais de la proposition précédente la vanité – et non pertinence – de la recherche des conditions d’un équilibre général des marchés. Je critiquais Walras pour sa tentative de le faire et faisais observer que la condition pour qu’il en soit ainsi était l’existence d’un « Commissaire-Priseur », véritable Dieu qui sait tout à l’avance, connait toutes les réactions de tous et tous leurs effets. L’équilibre général serait alors le produit instantané de cette connaissance parfaite de tous les agents opérant sur les marchés.
          (v)J’ai par la suite affiné cette observation en appelant l’attention sur la distinction au moins entre deux familles de marchés : les marchés de biens d’investissement réels (production et achat de machines nouvelles) et les marchés des titres de propriété du capital (actions entre autres). Il n’y a pas de marché généralisé qui permette de les confondre, sauf à considérer la monnaie comme inexistante. La financiarisation est immanente au capitalisme.
            (vi)J’ai également affiné ma critique de l’économie conventionnelle en tournant en dérision son recours aux « anticipations » et, encore plus, aux « anticipations rationnelles ». Celles-ci, à la limite, conduisent à l’absurdité de Debreu : imaginer un monde d’individus tous égaux à Dieu, connaissant à l’avance tout l’avenir. Alors seulement la décision de chacun d’entre eux et de tous ensemble produirait instantanément l’équilibre général, le seul possible et donc le meilleur.
             (vii)J’ai tourné également en dérision l’hypothèse nécessaire à la théorie conventionnelle de l’équilibre général qui suppose au départ une distribution des cartes (les avoirs constitués par des titres propriétés individuelles) ; et derrière cette hypothèse, celle d’un « despote juste » qui en décide, sans qu’on sache comment le qualificatif moral de juste se traduit par une distribution particulière des cartes.
Toutes ces considérations fondamentales procèdent simplement de mon  refus de faire de l’économie une science intemporelle et transhistorique. Avec Marx, je plaçais le matérialisme historique – l’histoire réelle- en amont de l’analyse des formes économiques propres aux époques successives et aux lieux différents dans le cadre desquels opèrent ces formes économiques. « Theory is History » ais-je écrit.
3.      La convergence entre mes écrits et ceux de Steve Keen va au-delà des observations rapides de la section précédente.
(i)     J’ai mis en relief – dès l’Accumulation, et précisé par la suite – ce que j’entends par ce que j’ai qualifié de « rôle actif de la monnaie (du crédit) dans l’accumulation ». Celle-ci exige pour chacune des phases de son déploiement (correspondant au temps commandé par l’usage d’équipements jusqu’à ce que ceux-ci deviennent vétustes et doivent être remplacés par des équipements nouveaux plus efficaces) une avance de crédit dont j’ai donné la formule permettant son calcul précis. La demande (sociale) de monnaie (crédit) détermine son offre. Il n’y a pas d’offre de monnaie indépendante de sa demande.
(ii)    J’ai fait apparaître la relation qui liait le taux des salaires réels apparemment  nécessaires pour permettre le fonctionnement de l’accumulation définie par la répartition du travail et des équipements entre le département I de production de biens d’équipements et le département II de production de biens de consommation. J’en ai déduit que la satisfaction de cette adéquation ne produisait pas de baisse tendancielle du taux de profit. Cela étant j’ajoutais immédiatement que les luttes sociales (autour du salaire réel) n’agissaient pas comme un révélateur magique du taux de salaire réel nécessaire (l’équivalent donc de la main invisible des défenseurs du marché). J’ai rejoint sur cette question les analyses de Baran et Sweezy : la tendance normale dominante dans le capitalisme est de ne pas permettre aux salaires réels d’augmenter en proportion des progrès de la productivité du travail social, et que de ce fait, aux deux départements de Marx il faut ajouter un département III d’absorption du surplus. Le capitalisme ne peut pas fonctionner autrement.
          (iii)J’ai complété (et même « révisé ») Marx dans deux domaines : celui concernant la détermination des niveaux de la rente foncière et minière, celui concernant la détermination du taux de l’intérêt, distinct du profit. Mais ces deux questions n’intéressent pas directement mon appréciation de Steve Keen qui est l’objet de cette note.
4.      Sur un point fondamental je diffère de Steve Keen, et entend rester sur mes positions, n’ayant pas été convaincu par les développements consacrés par Steve Keen à la critique de Marx et aux erreurs de logique qu’il lui attribue.
La transformation des valeurs en prix de production, faite correctement (c’est-à-dire en exprimant la contribution des entrants productifs eux-mêmes en prix de production et non en valeurs) ne permet pas au taux de profit dégagé du système des prix de production d’être égal à celui fourni par le système des valeurs. Tous les critiques bourgeois de Marx – Bohm Bawerk puis tous les néoclassiques – en ont conclu à « l’erreur de Marx » et l’échec de sa tentative de considérer le travail comme source des valeurs à partir desquels les prix peuvent être déterminés. Sraffa et Keen, eux-mêmes critiques de l’économie néoclassique, partagent ce point de vue des marxiens sraffistes dont Keen reprend les développements (Ian Steedman, Ronald Meek, Arun Bose).
Cette critique de Marx n’a pour moi, aucun sens. La différence entre les deux taux de profit considérés est normale ai-je toujours dit ; elle reflète le phénomène de l’aliénation économiste (parfois qualifiée d’aliénation marchande) propre au capitalisme. Car si les deux taux de profit étaient égaux cela signifierait que le phénomène de l’exploitation du travail par le capital est transparent – comme l’était par exemple l’exploitation du paysan serf : le paysan travaille trois jours pour lui-même sur la terre qui lui est allouée et trois jours pour le seigneur maître du sol. Le propre du capitalisme est précisément d’opacifier l’exploitation, puisque le salarié qui vend sa force de travail croît vendre son travail. La critique de Marx en question procède d’une philosophie empiriste – dominante dans la  culture anglo-saxonne – qui ne connaît et ne retient que l’apparence immédiate des phénomènes, en l’occurrence les prix constatés.
Ayant fait sienne cette critique, Keen se rabat sur Sraffa qui développe un modèle de marché généralisé exprimé directement en prix. Malheureusement le modèle de Sraffa (voir la critique que j’en fais dans La loi de la valeur mondialisée) ne prouve rien ; elle illustre seulement la réalité immédiate. Dans le modèle de Sraffa les prix dégagés du système dépendent de la répartition du revenu entre les salaires et les profits ; alors que dans celui de Marx les valeurs sont indépendantes de celle-ci.
Chez Sraffa bien entendu la production des marchandises (et les prix qu’elle permet de dégager) est bel et bien une production qui met en œuvre le travail et des marchandises (les équipements et les matières premières). L’observation est triviale. Marx n’a jamais assimilé le travail à la prononciation de paroles magiques qui par elles-mêmes produiraient des « choses », comme le font les sorciers. Le travail met en œuvre d’autres marchandises – les équipements et les matières premières – qu’il transforme en de nouvelles valeurs d’usage (des biens de consommation et d’autres équipements).
L’argument de Sraffa est que finalement la transformation (la déduction des prix à partir des valeurs) implique un regard en arrière sans fin. Car les biens d’équipements utilisés aujourd’hui ont été produits hier et ceux-ci avec d’autres biens d’équipements produits avant-hier. La série sans fin remontera jusqu’à Adam et Eve. Replacée dans cette série sans fin les marchandises sont des objets qui sont donc bien toujours produits avec d’autres objets et du travail. L’observation est correcte, mais triviale : oui, nous ne serions pas capables aujourd’hui de fabriquer ce qui nous produisons sans la contribution de nos ancêtres. Cette observation ne nous aide pas beaucoup à comprendre comment les marchandises sont produites aujourd’hui, dans le cadre des rapports sociaux propres au capitalisme, fort différents de ceux qui régissaient l’organisation de la société des chasseurs d’il y a dix mille ans qui utilisaient eux également des objets pour leur chasse – des flèches par exemple.
L’argument de Sraffa n’est pas différent de celui de l’économie vulgaire qui se veut intemporelle et transhistorique. En apparence directe, le travail, les équipements et la nature contribuent bien à la production. La nature, ajoutée ici, n’est pas non plus extérieure au résultat du travail : le même travail avec les mêmes équipements donnera plus de blé sur une terre arrosée par des pluies suffisantes que sur une terre aride non irriguée. Mais encore une fois cette observation triviale ahistorique ne nous dit rien sur le fonctionnement de l’agriculture d’aujourd’hui, dans le capitalisme.
Bohm Bawerk était le premier à avoir vu que le modèle de Sraffa (qu’il ne connaissait pas, évidemment ; il parlait d’un modèle général des marchés, à la façon de son époque) impliquait finalement le recours à une série projetée sur un passé sans fin. « Dater » le travail, comparer la valeur du travail d’aujourd’hui à celle d’hier, d’avant-hier, d’avant-avant-hier. Pour cela il faut un taux de dépréciation du passé, ou, si on se place dans le passé, de dépréciation du futur. Mais quel taux choisir ? Si on veut remonter à Adam et Eve, un pour mille ou un pour dix mille peut-être paraîtrait convenable. Dans ce sens le « temps » est « productif » au sens banal que le passé permet le présent. Encore une fois observation triviale : la production exige du temps, elle n’est jamais instantanée comme l’est la création sortie des paroles magiques du sorcier. Ou bien on donnera au taux de dépréciation du futur la valeur que lui attribuent les êtres humains d’aujourd’hui : 10% par exemple, ou 50% ? Mais là encore il n’existe pas de règle rationnelle valable pour tous les êtres humains d’aujourd’hui qui permette la mesure précise et égale pour tous de cette dépréciation. Pour l’individu affamé un pain aujourd’hui vaut plus que mille pains demain, quand il sera mort ; pour le riche sûr de son avenir un pain aujourd’hui et un pain demain se valent.
Marx évite le recours à toutes ces trivialités d’une anthropologie de café du commerce. Il décide donc d’examiner comment la production est organisée aujourd’hui dans le capitalisme par la répartition du travail et des équipements disponibles aujourd’hui entre les deux séries de productions concomitantes : celle des biens de consommation et celle des biens d’équipement nécessaires à les produire dans les conditions d’aujourd’hui.
Lorsque nous disons – avec Marx – « aujourd’hui » nous  n’entendrons pas l’instant du moment, comme le suppose toujours la théorie de l’équilibre général,  mais une phase définie par l’usage de certains équipements – ceux que les connaissances scientifiques et technologiques de la société permettent de mettre en œuvre efficacement. Dans un modèle de reproduction simple (stationnaire) la valeur des biens de consommation et celle des biens d’équipement sont intégralement le produit de cette connaissance technologique et de la répartition des équipements et du travail entre les deux départements de production ; il s’agit de productions concomitantes et non successives. Mais dans un modèle de reproduction élargie (de croissance de la production) les avancées des connaissances technologiques permettent pour la période suivante une plus grande production de biens de consommation et de biens d’équipements avec la même quantité de travail direct total, employé dans les deux départements. Dans ce sens les biens d’équipement successifs inventés et mis en œuvre ont des valeurs d’usage différentes d’une phase à l’autre. Keen a, sur ce point, parfaitement raison : Marx n’ignore pas la valeur d’usage ; il la combine avec la valeur d’échange. Keen a parfaitement raison de dire que le marxisme simplifié et vulgarisé qui gomme l’existence de la valeur d’usage trahit ce que Marx pense et écrit. Sans la prise en considération de cette valeur d’usage la phrase de Marx affirmant que le capitalisme « révolutionne en permanence la production » n’aurait pas de sens.
En choisissant de partir, pour construire le modèle de la reproduction, du volume des équipements disponibles aujourd’hui, qui sont appropriés à titre privé par chacun des capitalistes, qui sont divers à l’extrême (des machines différentes ayant des valeurs d’usage spécifiques), et qui seront réparties convenablement pour la production de chacun des deux départements, Marx paraît éluder la question de l’origine de ces biens d’équipements et de la répartition de leur appropriation. Keen a, sur le sujet, parfaitement raison de dire que cette question se pose également à tous les fabricants de modèles de fonctionnement du marché. Keen a parfaitement raison de faire observer que l’économie conventionnelle doit, pour donner une légitimité à la répartition de ce stock, recourir au « despote » qui distribue les cartes de départ. Marx évite cette hypothèse irréaliste et incongrue. Il lui substitue une analyse historique des moyens par lesquels certains (devenant la bourgeoisie moderne) ont dépossédé les autres (les producteurs directs anciens) de la propriété de leurs moyens de production. Les enclosures expropriant les paysans pauvres et les condamnant à émigrer vers les villes pour vendre leur force de travail, et par la suite la concurrence permettant à certains capitalistes d’en éliminer d’autres, constituent la trame de cette histoire réelle, qui fait contraste avec les élucubrations concernant la répartition des cartes de départ.
Au terme de la critique que j’ai proposée de Walras, de Sraffa et de toute l’économie conventionnelle j’ai mis en relief le concept – que je crois être celui de Marx – de productivité du travail social. Celle-ci n’est pas la productivité d’un travail séparé des moyens de production qu’il met en œuvre et qui de surcroît opère dans des conditions naturelles données. Marx associe les travaux concrets, les équipements permis par les connaissances du temps, les conditions naturelles de la production, ce que l’économie conventionnelle dissocie pour tenter de mesurer séparément la productivité du travail du capital, des ressources naturelles. Sachant que l’économie conventionnelle échoue à établir la mesure de ces productivités séparées les unes des autres, comme Keen le démontre brillamment.
L’association que Marx fait de ce qu’on pourrait consentir à qualifier de « facteurs » de production – travail concret, équipements particuliers, ressources naturelles disponibles – implique qu’on poursuive le travail de Marx, concernant la transformation des travaux concrets (participant à des productions de valeurs d’usage différentes) en travail abstrait. J’ai proposé dans ce domaine une réponse à cette question (voir Three essays on Marx’s Theory of Value).
L’échec de Keen – substituer aux deux théories économiques erronées, celle des néoclassiques et celle de Marx une nouvelle théorie économique plus à même de comprendre notre monde – éclate dans les dernières pages de son ouvrage. Les développements qu’il consacre à Hayek, aux écoles postkeynésiennes et sraffiennes, à la théorie de la complexité et à l’école évolutionniste sont – à mon avis – d’une grande pauvreté. Je n’y trouve rien d’important qui puisse nous aider à mieux comprendre le monde contemporain.
Bien entendu je partage le point de vue de Keen : mieux comprendre le monde actuel exige encore beaucoup d’efforts de réflexions ; et l’exégèse de Marx n’est pas un substitut efficace à la critique de l’économie conventionnelle. Il faut poursuivre l’œuvre de Marx sans hésiter à innover. Ce que j’ai tenté de faire, en toute modestie. Les modèles de chaos, associés à la théorie de la complexité (qui a toujours été celle de Marx) méritent d’être mieux étudiés qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Et je souhaite, sur ce plan, bonne chance à Keen.
Keen avait vu la crise financière venir, avec de très bons arguments. Je fais seulement observer que l’équipement marxiste qui est le mien m’avait également amené à la même conclusion d’une grande crise financière inévitable, inscrite dans la logique du nouveau capitalisme des monopoles généralisés (Ref. Samir Amin et André Gunder Frank, N’attendons pas 1984 ; 1978).Interrogé par un journaliste en 2002 je prévoyais l’effondrement financier. A quelle date, me demandera-t-il ? Dans moins de dix ans, lui ai-je répondu. Mon analyse distinguait le marché des équipements réels de celui des titres financiers de propriété du capital, une distribution refusée par principe par l’hypothèse absurde de l’économie des « anticipations rationnelles ». J’avais, pour les mêmes raisons prévue dès l’origine la non viabilité du système de l’euro, qui éclate sous nos yeux aujourd’hui.


lundi 19 janvier 2015

Révolutionnaires communistes, engagés et responsables



SAMIR AMIN

REVOLUTIONNAIRES COMMUNISTES, ENGAGES ET RESPONSABLES
Les Révolutionnaires communistes face aux défis de la réalité.
Lénine, Boukharine, Staline, Trotski pour la Russie, Mao, Zhou Enlai, Deng Xiaoping pour la Chine, ont façonné l’histoire de ces deux grandes révolutions du XXe siècle. Je me limite dans cet article à l’examen des expériences de la Russie et de la Chine, sans ignorer celles des autres révolutions socialistes du XX ième siècle (Corée du Nord, Vietnam, Cuba) qui inspireraient des réflexions analogues.
Leaders de partis communistes révolutionnaires puis responsables de l’Etat, confrontés aux problèmes de la révolution triomphante dans les pays du capitalisme périphérique, ils ont été contraints de « réviser » (j’emploie à dessein ce terme, considéré comme sacrilège par beaucoup) les thèses héritées du marxisme historique de la Seconde Internationale. Lénine et Boukharine, allant plus loin que les analyses de Hobson et Hilferding concernant le capitalisme des monopoles et l’impérialisme, en ont tiré la conclusion politique majeure : la guerre impérialiste de 1914-1918 (prévue par eux seuls ou presque) rendait nécessaire et possible une révolution guidée par le prolétariat. Boukharine l’écrit en 1915 (L’impérialisme et l’accumulation du capital) et Lénine en 1916 (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
Avec le bénéfice du recul du temps, je signalerai ici les limites de leurs analyses, Lénine et Boukharine considèrent l’impérialisme comme étape nouvelle (« suprême ») associée au passage au capitalisme des monopoles. J’ai remis en question cette thèse et considéré que le capitalisme historique a toujours été impérialiste, au sens de générateur d’une polarisation entre ses centres et ses périphéries dès l’origine (le XVIe siècle), approfondie au cours de tout son déploiement mondialisé ultérieur. Le système du XIXe siècle pré-monopoliste n’en était pas moins impérialiste ; et la Grande Bretagne tenait son hégémonie précisément de sa domination coloniale de l’Inde. Lénine et Boukharine pensaient que la révolution, amorcée en Russie (« le maillon faible ») devait se poursuivre dans les centres (en Allemagne en particulier). Leur espoir était fondé sur une sous-estimation des effets de la polarisation impérialiste, annihilant la perspective révolutionnaire dans les centres.
Néanmoins Lénine, et mieux encore Boukharine, tirent rapidement la leçon que l’histoire leur impose. La révolution, faite au nom du socialisme (et du communisme), est en fait autre chose : largement une révolution paysanne. Alors que faire ? Comment associer la paysannerie à la construction du socialisme ? En faisant des concessions au marché et en respectant la nouvelle propriété paysanne acquise ; en progressant donc lentement vers le socialisme ? La NEP mettra en œuvre cette stratégie.
Oui, mais … car Lénine, Boukharine et Staline comprennent aussi que les puissances impérialistes n’accepteront jamais ni la Révolution, ni même la NEP. Car la Russie soviétique, fut-elle loin de pouvoir construire le socialisme, se libère du carcan que  l’impérialisme entend imposer à toutes les périphéries du système mondial qu’il domine ; la Russie soviétique déconnecte. Après les guerres chaudes d’intervention, la guerre froide va être permanente, de 1920 à 1990. L’Occident impérialiste, comme les Nazis, ne tolèrent pas l’existence même de l’Union soviétique. De leur côté Lénine puis Staline tentent par tous les moyens de leur faire comprendre qu’ils n’entendent pas « exporter » leur révolution ; ils recherchent la coexistence pacifique par tous les moyens diplomatiques à leur disposition. Dans l’entre-deux guerres Staline avait désespérément recherché l’alliance des démocraties occidentales contre le nazisme. Les puissances occidentales ne répondent pas à cette invitation ; et, au contraire, cherchent à pousser l’Allemagne hitlérienne à faire la guerre à l’Union soviétique. Le triste accord de Munich en 1937, suivi du refus de la main que Staline leur tend en 1939, en témoignent. Staline parviendra fort heureusement à mettre en échec la stratégie des puissances « démocratiques » par l’accord de dernière minute passé avec l’Allemagne au lendemain de l’invasion de la Pologne. Plus tard, avec l’entrée en guerre des Etats Unis, Staline renouvellera ses tentatives de fonder l’après-guerre sur une alliance durable avec Washington et Londres. Il n’y renoncera jamais. Mais là encore la politique de coexistence et de paix recherchée par l’Union soviétique sera mise en échec par la décision unilatérale de Washington et de Londres de mettre un terme à l’alliance de guerre en prenant l’initiative de la guerre froide, au lendemain de Potsdam, lorsque les Etats Unis disposent du monopole des armes nucléaires. Les Etats Unis et leurs alliés subalternes de l’Otan poursuivent systématiquement une politique de « roll back », sans désemparer de 1946 à 1990 et au-delà. L’Otan, présentée aux opinions naïves comme un instrument défensif contre les ambitions agressives attribuées à Moscou, a révélé sa nature véritable avec l’annexion de l’Europe orientale et les missions nouvelles que cette organisation agressive s’est donnée au Moyen Orient, en Méditerranée, au Caucase, en Asie Centrale et désormais en Ukraine. (Voir : Geoffrey Roberts, Les guerres de Staline ; préface importante d’Annie Lacroix Riz).
Alors que faire ? Tenter d’imposer la coexistence pacifique, en faisant s’il le faut quelques concessions, en s’abstenant d’intervenir trop activement sur la scène internationale ? Mais en même temps, il faut s’armer pour faire face à de nouvelles agressions, difficiles à éviter. Et cela implique d’accélérer l’industrialisation, qui à son tour entre en conflit avec les intérêts de la paysannerie et menace donc de rompre l’alliance ouvrière et paysanne sur la base de laquelle fonctionne l’Etat issu de la révolution.
Dès 1947 la puissance impérialiste dominante de l’époque les Etats Unis, proclamait le partage du monde en deux sphères, celle du « monde libre » et celle du « totalitarisme communiste ». La réalité que représentait le tiers monde était superbement ignorée, celui-ci étant considéré comme ayant le privilège d’appartenir au « monde libre »                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   puisque « non communiste » ; la « liberté » considérée n’étant autre que celle du déploiement du capital, au mépris de la réalité de l’oppression coloniale ou semi coloniale. L’année suivante Jdanov dans son fameux rapport (en fait Staline), qui a été à l’origine de la mise en place du Kominform (forme atténuée de renaissance de la troisième internationale), partageait lui aussi le monde en deux sphères, la sphère socialiste (l’URSS et l’Europe de l’Est) et la sphère capitaliste (le reste du monde). Le rapport ignorait les contradictions qui, au sein de la sphère capitaliste, opposent les centres impérialistes aux peuples et nations de périphéries engagées dans des luttes pour leur libération.
La doctrine Jdanov poursuivait un objectif prioritaire : imposer la coexistence pacifique et par ce moyen calmer les ardeurs agressives des Etats Unis et de leurs alliés subalternes européens et japonais. En contrepartie l’Union soviétique accepterait d’adopter un profil bas, s’abstenant de s’ingérer dans les affaires coloniales que les puissances impérialistes concevaient comme leurs affaires intérieures. Les mouvements de libération, y compris la révolution chinoise, n’ont pas été soutenus avec enthousiasme à cette époque, et se sont imposé par eux-mêmes. Mais leur victoire (en particulier évidemment celle de la Chine) apportait des changements dans les rapports de force internationaux. Moscou n’en a pris la mesure qu’après Bandung, ce qui lui permettait, par son soutien aux pays en conflit avec l’impérialisme de briser son isolement et de devenir un acteur majeur dans les affaires mondiales.
Le rapport Jdanov a été accepté sans réserve par les partis communistes européens et par ceux de l’Amérique latine de l’époque. Par contre il s’est presque immédiatement heurté à des résistances dans les partis communistes d’Asie et du Moyen orient. Résistances dissimulées dans le langage de l’époque affirmant toujours « l’unité du camp socialiste » rangé derrière l’URSS, mais qui allaient ouvertement prendre corps au fur et à mesure que se développaient les luttes pour la reconquête de l’indépendance, singulièrement après la victoire de la révolution chinoise (1949).
Je puis néanmoins apporter un témoignage personnel concernant cette histoire, ayant eu l’heureuse chance de participer dès 1950 à l’un des groupes de réflexion concernés associant des communistes égyptiens, irakiens et iraniens, et quelques autres. L’information concernant le débat chinois, inspiré par Zhou En Lai, n’a été portée à notre connaissance par le camarade Wang Hué (trait d’union avec la revue Révolution au comité de rédaction de laquelle je participais) que bien plus tard, en 1963. Nous avions des échos du débat indien et de la cassure qu’il avait provoquée, affirmée plus tard par la construction du CPM. Nous savions que les débats au sein du PC indonésien et de celui des Philippines se développaient selon des lignes parallèles.
Cette histoire fera comprendre que Bandung n’est pas sorti directement de la tête des dirigeants nationalistes (Nehru et Soekarno en particulier, encore moins Nasser) comme le laissent entendre les écrits contemporains ; mais a été le fruit d’une critique radicale de gauche, conduite à l’époque au sein de partis communistes. La conclusion commune de ces groupes de réflexion se résumait en une phrase : à l’échelle du monde le combat contre l’impérialisme rassemble des forces sociales et politiques dont les victoires sont décisives dans l’ouverture des avancées socialistes possibles dans le monde actuel.
Cette conclusion laissait ouverte la question centrale : qui « dirigera » ces batailles anti-impérialistes ? Pour simplifier : la bourgeoisie (dite alors nationale) que les communistes devraient alors soutenir, ou un front des classes populaires « dirigé » par les communistes et non les bourgeoisies (anti nationales en fait) ? La réponse à cette question est demeurée fluctuante, parfois confuse. En 1945 les partis communistes concernés s’étaient alignés sur la conclusion que Staline avait formulée : les bourgeoisies, partout dans le monde (en Europe alignée sur les Etats Unis comme dans les pays coloniaux et semi-coloniaux – termes de l’époque), ont  « jeté aux ordures le drapeau national » (termes de Staline), les communistes sont les seuls donc à pouvoir rassembler un front uni des forces qui refusent la soumission à l’ordre américain impérialiste/capitaliste. La conclusion rejoignait celle de Mao, formulée en 1941, mais connue (de nous) plus tard seulement lorsque la « Nouvelle Démocratie » a été traduite dans des langues occidentales en 1952. La thèse soutenait que pour la majorité des peuples de la planète la longue route vers le socialisme ne peut être ouverte que par la conduite d’une « révolution démocratique nationale, populaire, anti féodale et anti-impérialiste (termes de l’époque) dirigée par les communistes ». Et, en pointillé, on lisait : d’autres avancées socialistes ne sont pas à l’ordre du jour ailleurs, c'est-à-dire dans les centres impérialistes. Elles ne pourront se dessiner ici comme possibles qu’après que les peuples des périphéries, aient infligé des défaites conséquentes à l’impérialisme.
Le triomphe de la révolution chinoise confortait cette conclusion. Les partis communistes de l’Asie du Sud Est inauguraient en Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines en particulier, des guerres de libération inspirées par le modèle vietnamien. Plus tard, en 1964, Che Guevara proposera, dans la même ligne de pensée « un, deux, trois Vietnam ». Les propositions d’avant-garde d’initiatives des « pays d’Asie et d’Afrique »  indépendantes et anti-impérialistes formulées par les groupes de réflexion communistes concernées ont été précoces et précises. On les retrouvera dans le programme de Bandung et du non alignement. Ces propositions étaient centrées sur la reconquête nécessaire de la maîtrise des processus d’accumulation (le développement autocentré et déconnecté). Mais voilà que ces propositions sont adoptées, fut-ce au prix de dilutions considérables dans certains pays, à partir de 1955-1960, par l’ensemble des classes dirigeantes au pouvoir dans les deux continents. Et voilà qu’en même temps les luttes révolutionnaires conduites par les partis communistes en Asie du Sud Est sont toutes défaites (sauf au Viet Nam bien sûr). Alors ? Conclusion qui semblait devoir s’imposer : la « bourgeoisie nationale » n’a pas encore épuisé sa capacité de combat anti-impérialiste. Cette conclusion a été elle-même tirée par l’Union Soviétique qui décidait de soutenir le front des non alignés, alors que la triade impérialiste leur déclarait la guerre ouverte.
Les communistes des pays concernés se sont alors partagés entre deux tendances et affronté dans des conflits pénibles et souvent confus. Les uns tiraient la conclusion qu’il fallait « soutenir » les pouvoirs en place en conflit avec l’impérialisme, quand bien même ce soutien devait-il rester « critique ». Moscou apportait de l’eau à leur moulin en inventant la thèse de la « voie non capitaliste ». Les autres conservaient l’essentiel de la thèse maoïste selon laquelle seul le front des classes populaires indépendantes de la bourgeoisie pouvait mener à bien le combat contre l’impérialisme. Le conflit entre le PC chinois et l’Union Soviétique, visibles dès 1957, affiché à partir de 1960, confortait bien entendu cette seconde tendance au sein des communistes asiatiques et africains.
Mais voilà qu’à son tour le potentiel de Bandung s’épuise en une quinzaine d’années, rappelant s’il le fallait les limites des programmes anti-impérialistes des « bourgeoisies nationales ». Les conditions étaient alors créées pour permettre la contre-offensive de l’impérialisme, la re-compradorisation des économies du Sud. Mais, comme pour faire mentir ce retour imposé par les faits à la thèse de l’impotence définitive et absolue des bourgeoisies nationales – Bandung n’ayant été dans cette vision qu’une « parenthèse passagère » s’inscrivant dans la guerre froide – voilà que certains pays du Sud parviennent dans le cadre de cette nouvelle mondialisation dominée par l’impérialisme à s’imposer comme « émergents ». Mais « émergents » dans quel sens : celui de marchés émergents ouverts à l’expansion du capital des oligopoles de la triade impérialiste, ou celui de nations émergentes capables d’imposer une révision sérieuse des termes de la mondialisation en question, de réduire le pouvoir qu’y exercent les oligopoles et de recentrer l’accumulation sur leur propre développement national ? La question du contenu social des pouvoirs en place dans des pays émergents (et dans les autres pays de la périphérie), des perspectives que celui-ci ouvre ou ferme est donc à nouveau à l’ordre du jour du débat incontournable sur ce que sera – ou pourrait être – le monde « après la crise ».
Fera-t-on mieux dans le moment actuel, lorsque s’ouvre un « second éveil du Sud » ? Et surtout sera-t-il possible cette fois ci de construire des convergences entre les luttes au Nord et au Sud ? Car celles-ci avaient cruellement fait défaut à l’époque de Bandung. Les peuples  des centres impérialistes étaient alors finalement demeurés alignés derrière leurs classes dirigeantes impérialistes. Le projet social-démocrate de l’époque était lui-même difficile à imaginer sans la rente impérialiste dont bénéficiaient les sociétés opulentes du Nord. Bandung et le Non Alignement n’ont été vus, dans ces conditions, que comme un épisode de la guerre froide peut-être même « manipulés » par Moscou. La dimension réelle de cette histoire de la première vague d’émancipation des pays d’Asie et d’Afrique, parvenue à convaincre Moscou de lui apporter son soutien, échappait. La période n’est pas celle de la « bipolarité » et de la guerre froide, mais d’un monde multipolaire (l’Ouest, l’Est soviétique, la Chine, les Sud) contraignant l’impérialisme à reculer.
On comprend alors les louvoiements de Lénine, Boukharine et Staline face au double défi de la question agraire et de l’agressivité des puissances occidentales. En termes théoriques on bascule d’un extrême à l’autre : tantôt on adopte une attitude déterministe qu’inspire la vision étapiste du marxisme hérité (l’étape de la révolution démocratique bourgeoise d’abord, puis celle du socialisme), tantôt on cède au volontarisme (l’action politique permet de sauter les étapes). Finalement, à partir de 1930/1933 (non sans rapport avec la montée du fascisme), Staline impose le choix de l’industrialisation et de l’armement accélérés. La collectivisation en est le prix. Ici encore gardons-nous de juger trop vite : tous les socialistes de l’époque (et encore davantage les capitalistes) partagent les analyses de Kautsky sur ce point et sont persuadés que l’avenir appartient à la grande exploitation agricole (je fais ici allusion aux thèses de Kautsky, La question agraire ; première édition 1899).L’idée que l’exploitation familiale modernisée est plus efficace que la grande exploitation devra attendre longtemps avant d’être admise. Les agronomes (en particulier ceux de l’école française) ont compris avant les économistes que la division extrême du travail du modèle industriel ne convenait pas dans l’agriculture dont les tâches multiples sont difficiles à prévoir.
 La rupture de l’alliance ouvrière et paysanne que le choix de la collectivisation a impliqué est à l’origine de l’abandon de la démocratie révolutionnaire et de la dérive autocratique.
Trotski aurait-il fait mieux ? A mon avis certainement pas. Son attitude face à la révolte des marins de Kronstad et ses louvoiements ultérieurs démontrent qu’il n’est pas différent des autres dirigeants du bolchevisme au pouvoir. Mais dès 1927, exilé, n’ayant plus de responsabilité dans la navigation du navire soviétique, il peut se complaire dans la répétition inlassable des principes sacrés du socialisme. Il devient pareil à ce que sont beaucoup des marxistes académiques qui peuvent se payer le luxe d’affirmer leur attachement aux principes sans souci d’être efficaces dans la transformation de la réalité. Il y a de belles exceptions d’intellectuels marxistes qui, sans avoir exercé des responsabilités dans la direction de partis révolutionnaires, encore moins d’Etat, n’en sont pas moins demeurés attentifs aux défis auxquels ont été confrontés les socialismes d’Etat (je citerai Baran, Sweezy, Hobsbawn et d’autres).
Les communistes chinois apparaissent plus tard sur la scène révolutionnaire. Mao sait alors tirer la leçon des louvoiements des bolcheviks. La Chine est confrontée aux mêmes problèmes que la Russie soviétique : révolution dans un pays attardé, nécessité d’associer la paysannerie à la transformation révolutionnaire, hostilité des puissances impérialistes. Mais Mao peut voir désormais plus clair que Lénine, Boukharine et Staline.  Oui, la révolution chinoise est anti-impérialiste et paysanne (anti-féodale). Mais elle n’est pas démocratique bourgeoise ; elle est démocratique populaire. La différence est de taille ; elle impose une perspective longue de maintien de l’alliance ouvrière et paysanne. Cela permettra à la Chine de ne pas faire l’erreur fatale de la collectivisation forcée ; et d’inventer une autre voie associant la propriété d’Etat sur tout le sol agraire, l’accès égal des paysans à l’usage de la terre et l’exploitation familiale rénovée. Mao donne une réponse nouvelle à la question agraire, fondée sur la petite exploitation familiale rénovée sans petite propriété, réduisant la pression migratoire vers les villes, permettant d’associer l’objectif stratégique de la souveraineté alimentaire à la construction s’un système industriel national complet et moderne. Concernant le traitement de la question agraire par le maoisme je renvoie à mes développements dans mon article « Chine 2013 » (La Pensée, 2013). La formule est certainement la seule réponse possible à la question agraire pour tous les pays du Sud contemporain, même si les conditions politiques permettant sa mise en œuvre n’ont été réunies qu’en Chine et au Vietnam.
Les deux grandes révolutions ont du mal à se stabiliser ; car elles sont contraintes de concilier la perspective socialiste et des concessions au capitalisme. Laquelle de ces deux tendances l’emportera ? Ces révolutions ne vont donc se stabiliser qu’à partir de leur « thermidor », pour reprendre le terme utilisé par Trotski. Mais à quand donc remonte le thermidor en question en Russie, à 1930 (comme Trotski le déclare) ? Ou à la N. E. P. des années 1920 ? Ou à la glaciation du Brezhnev ? Et pour la Chine, Mao choisit-il le thermidor dès 1950 ? Ou faudra-t-il attendre Deng Xiaoping pour parler du thermidor de 1980 ?
La reprise des leçons de la Révolution française n’est pas de hasard. Les trois grandes révolutions des temps modernes (la française, la russe, la chinoise) sont grandes précisément parce qu’elles se projettent loin en avant des exigences immédiates du moment. La révolution française s’affirme, avec la convention montagnarde de Robespierre, une révolution populaire autant que bourgeoise, comme les révolutions russe et chinoise ambitionnent d’aller au communisme, même si celui-ci n’est pas à l’ordre du jour des exigences : ne pas être mis en déroute, préserver la perspective d’aller plus loin plus tard. Thermidor n’est pas la Restauration. Celle-ci s’impose en France, non pas avec Napoléon, mais seulement à partir de 1815. Encore faut-il savoir que la restauration ne peut pas gommer intégralement la transformation gigantesque de la société produite par la révolution. En Russie la restauration est encore plus tardive : elle sera l’œuvre de Gorbatchev et Eltsine. Et ici également cette restauration demeure fragile, comme en témoigne les défis auxquels Poutine est désormais confronté. En Chine il n’y a pas (ou pas encore !) de Restauration. Eric Hobsbawn, (Aux armes historiens, 2013),  Florence Gauthier et quelques autres historiens de la révolution française n’assimilent pas Thermidor et Restauration, comme le suggère la simplification trotskyste.