SAMIR AMIN
REVOLUTIONNAIRES
COMMUNISTES, ENGAGES ET RESPONSABLES
Les
Révolutionnaires communistes face aux défis de la réalité.
Lénine,
Boukharine, Staline, Trotski pour la Russie, Mao, Zhou Enlai, Deng Xiaoping
pour la Chine, ont façonné l’histoire de ces deux grandes révolutions du XXe
siècle. Je me limite dans cet article à
l’examen des expériences de la Russie et de la Chine, sans ignorer celles des
autres révolutions socialistes du XX ième siècle (Corée du Nord, Vietnam, Cuba)
qui inspireraient des réflexions analogues.
Leaders
de partis communistes révolutionnaires puis responsables de l’Etat, confrontés
aux problèmes de la révolution triomphante dans les pays du capitalisme
périphérique, ils ont été contraints de « réviser » (j’emploie à
dessein ce terme, considéré comme sacrilège par beaucoup) les thèses héritées
du marxisme historique de la Seconde Internationale. Lénine et Boukharine,
allant plus loin que les analyses de Hobson et Hilferding concernant le
capitalisme des monopoles et l’impérialisme, en ont tiré la conclusion
politique majeure : la guerre impérialiste de 1914-1918 (prévue par eux
seuls ou presque) rendait nécessaire et possible une révolution guidée par le
prolétariat. Boukharine l’écrit en 1915 (L’impérialisme et l’accumulation du
capital) et Lénine en 1916 (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
Avec
le bénéfice du recul du temps, je signalerai ici les limites de leurs analyses,
Lénine et Boukharine considèrent l’impérialisme comme étape nouvelle
(« suprême ») associée au passage au capitalisme des monopoles. J’ai
remis en question cette thèse et considéré que le capitalisme historique a
toujours été impérialiste, au sens de générateur d’une polarisation entre ses
centres et ses périphéries dès l’origine (le XVIe siècle), approfondie au cours
de tout son déploiement mondialisé ultérieur. Le système du XIXe siècle
pré-monopoliste n’en était pas moins impérialiste ; et la Grande Bretagne
tenait son hégémonie précisément de sa domination coloniale de l’Inde. Lénine
et Boukharine pensaient que la révolution, amorcée en Russie (« le maillon
faible ») devait se poursuivre dans les centres (en Allemagne en
particulier). Leur espoir était fondé sur une sous-estimation des effets de la
polarisation impérialiste, annihilant la perspective révolutionnaire dans les
centres.
Néanmoins
Lénine, et mieux encore Boukharine, tirent rapidement la leçon que l’histoire
leur impose. La révolution, faite au nom du socialisme (et du communisme), est
en fait autre chose : largement une révolution paysanne. Alors que
faire ? Comment associer la paysannerie à la construction du
socialisme ? En faisant des concessions au marché et en respectant la
nouvelle propriété paysanne acquise ; en progressant donc lentement vers
le socialisme ? La NEP mettra en œuvre cette stratégie.
Oui,
mais … car Lénine, Boukharine et Staline comprennent aussi que les puissances
impérialistes n’accepteront jamais ni la Révolution, ni même la NEP. Car la
Russie soviétique, fut-elle loin de pouvoir construire le socialisme, se libère
du carcan que l’impérialisme entend
imposer à toutes les périphéries du système mondial qu’il domine ; la
Russie soviétique déconnecte. Après les guerres chaudes d’intervention, la
guerre froide va être permanente, de 1920 à 1990. L’Occident impérialiste,
comme les Nazis, ne tolèrent pas l’existence même de l’Union soviétique. De
leur côté Lénine puis Staline tentent par tous les moyens de leur faire
comprendre qu’ils n’entendent pas « exporter » leur révolution ;
ils recherchent la coexistence pacifique par tous les moyens diplomatiques à
leur disposition. Dans l’entre-deux guerres Staline avait désespérément recherché l’alliance des démocraties
occidentales contre le nazisme. Les puissances occidentales ne répondent pas à
cette invitation ; et, au contraire, cherchent à pousser l’Allemagne
hitlérienne à faire la guerre à l’Union soviétique. Le triste accord de Munich
en 1937, suivi du refus de la main que Staline leur tend en 1939, en
témoignent. Staline parviendra fort heureusement à mettre en échec la stratégie
des puissances « démocratiques » par l’accord de dernière minute
passé avec l’Allemagne au lendemain de l’invasion de la Pologne. Plus tard,
avec l’entrée en guerre des Etats Unis, Staline renouvellera ses tentatives de fonder
l’après-guerre sur une alliance durable avec Washington et Londres. Il n’y
renoncera jamais. Mais là encore la politique de coexistence et de paix
recherchée par l’Union soviétique sera mise en échec par la décision
unilatérale de Washington et de Londres de mettre un terme à l’alliance de
guerre en prenant l’initiative de la guerre froide, au lendemain de Potsdam,
lorsque les Etats Unis disposent du monopole des armes nucléaires. Les Etats
Unis et leurs alliés subalternes de l’Otan poursuivent systématiquement une
politique de « roll back », sans désemparer de 1946 à 1990 et
au-delà. L’Otan, présentée aux opinions naïves comme un instrument défensif contre
les ambitions agressives attribuées à Moscou, a révélé sa nature véritable avec
l’annexion de l’Europe orientale et les missions nouvelles que cette
organisation agressive s’est donnée au Moyen Orient, en Méditerranée, au
Caucase, en Asie Centrale et désormais en Ukraine. (Voir : Geoffrey
Roberts, Les guerres de Staline ; préface importante d’Annie Lacroix
Riz).
Alors
que faire ? Tenter d’imposer la coexistence pacifique, en faisant s’il le
faut quelques concessions, en s’abstenant d’intervenir trop activement sur la
scène internationale ? Mais en même temps, il faut s’armer pour faire face
à de nouvelles agressions, difficiles à éviter. Et cela implique d’accélérer
l’industrialisation, qui à son tour entre en conflit avec les intérêts de la
paysannerie et menace donc de rompre l’alliance ouvrière et paysanne sur la
base de laquelle fonctionne l’Etat issu de la révolution.
Dès 1947 la puissance impérialiste dominante de
l’époque les Etats Unis, proclamait le partage du monde en deux sphères, celle
du « monde libre » et celle du « totalitarisme
communiste ». La réalité que représentait le tiers monde était superbement
ignorée, celui-ci étant considéré comme ayant le privilège d’appartenir au
« monde libre »
puisque
« non communiste » ; la « liberté » considérée n’étant
autre que celle du déploiement du capital, au mépris de la réalité de
l’oppression coloniale ou semi coloniale. L’année suivante Jdanov dans son
fameux rapport (en fait Staline), qui a été à l’origine de la mise en place du
Kominform (forme atténuée de renaissance de la troisième internationale),
partageait lui aussi le monde en deux sphères, la sphère socialiste (l’URSS et
l’Europe de l’Est) et la sphère capitaliste (le reste du monde). Le rapport
ignorait les contradictions qui, au sein de la sphère capitaliste, opposent les
centres impérialistes aux peuples et nations de périphéries engagées dans des
luttes pour leur libération.
La doctrine Jdanov poursuivait un objectif
prioritaire : imposer la coexistence pacifique et par ce moyen calmer les
ardeurs agressives des Etats Unis et de leurs alliés subalternes européens et
japonais. En contrepartie l’Union soviétique accepterait d’adopter un profil
bas, s’abstenant de s’ingérer dans les affaires coloniales que les puissances
impérialistes concevaient comme leurs affaires intérieures. Les mouvements de
libération, y compris la révolution chinoise, n’ont pas été soutenus avec
enthousiasme à cette époque, et se sont imposé par eux-mêmes. Mais leur victoire
(en particulier évidemment celle de la Chine) apportait des changements dans
les rapports de force internationaux. Moscou n’en a pris la mesure qu’après
Bandung, ce qui lui permettait, par son soutien aux pays en conflit avec
l’impérialisme de briser son isolement et de devenir un acteur majeur dans les
affaires mondiales.
Le rapport Jdanov a été accepté sans réserve par
les partis communistes européens et par ceux de l’Amérique latine de l’époque.
Par contre il s’est presque immédiatement heurté à des résistances dans les
partis communistes d’Asie et du Moyen orient. Résistances dissimulées dans le
langage de l’époque affirmant toujours « l’unité du camp socialiste »
rangé derrière l’URSS, mais qui allaient ouvertement prendre corps au fur et à
mesure que se développaient les luttes pour la reconquête de l’indépendance,
singulièrement après la victoire de la révolution chinoise (1949).
Je puis néanmoins apporter un témoignage personnel
concernant cette histoire, ayant eu l’heureuse chance de participer dès 1950 à
l’un des groupes de réflexion concernés associant des communistes égyptiens,
irakiens et iraniens, et quelques autres. L’information concernant le débat
chinois, inspiré par Zhou En Lai, n’a été portée à notre connaissance par le
camarade Wang Hué (trait d’union avec la revue Révolution au comité de
rédaction de laquelle je participais) que bien plus tard, en 1963. Nous avions
des échos du débat indien et de la cassure qu’il avait provoquée, affirmée plus
tard par la construction du CPM. Nous savions que les débats au sein du PC
indonésien et de celui des Philippines se développaient selon des lignes
parallèles.
Cette histoire fera comprendre que Bandung n’est
pas sorti directement de la tête des dirigeants nationalistes (Nehru et
Soekarno en particulier, encore moins Nasser) comme le laissent entendre les
écrits contemporains ; mais a été le fruit d’une critique radicale de
gauche, conduite à l’époque au sein de partis communistes. La conclusion
commune de ces groupes de réflexion se résumait en une phrase : à
l’échelle du monde le combat contre l’impérialisme rassemble des forces
sociales et politiques dont les victoires sont décisives dans l’ouverture des
avancées socialistes possibles dans le monde actuel.
Cette conclusion laissait ouverte la question
centrale : qui « dirigera » ces batailles
anti-impérialistes ? Pour simplifier : la bourgeoisie (dite alors
nationale) que les communistes devraient alors soutenir, ou un front des
classes populaires « dirigé » par les communistes et non les bourgeoisies
(anti nationales en fait) ? La réponse à cette question est demeurée
fluctuante, parfois confuse. En 1945 les partis communistes concernés s’étaient
alignés sur la conclusion que Staline avait formulée : les bourgeoisies,
partout dans le monde (en Europe alignée sur les Etats Unis comme dans les pays
coloniaux et semi-coloniaux – termes de l’époque), ont « jeté aux
ordures le drapeau national » (termes de Staline), les communistes sont
les seuls donc à pouvoir rassembler un front uni des forces qui refusent la
soumission à l’ordre américain impérialiste/capitaliste. La conclusion
rejoignait celle de Mao, formulée en 1941, mais connue (de nous) plus tard
seulement lorsque la « Nouvelle Démocratie » a été traduite
dans des langues occidentales en 1952. La thèse soutenait que pour la majorité
des peuples de la planète la longue route vers le socialisme ne peut être
ouverte que par la conduite d’une « révolution démocratique nationale,
populaire, anti féodale et anti-impérialiste (termes de l’époque) dirigée par
les communistes ». Et, en pointillé, on lisait : d’autres avancées
socialistes ne sont pas à l’ordre du jour ailleurs, c'est-à-dire dans les
centres impérialistes. Elles ne pourront se dessiner ici comme possibles
qu’après que les peuples des périphéries, aient infligé des défaites
conséquentes à l’impérialisme.
Le triomphe de la révolution chinoise confortait
cette conclusion. Les partis communistes de l’Asie du Sud Est inauguraient en
Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines en particulier, des guerres de
libération inspirées par le modèle vietnamien. Plus tard, en 1964, Che Guevara
proposera, dans la même ligne de pensée « un, deux, trois Vietnam ». Les
propositions d’avant-garde d’initiatives des « pays d’Asie et
d’Afrique » indépendantes et anti-impérialistes formulées par les
groupes de réflexion communistes concernées ont été précoces et précises. On
les retrouvera dans le programme de Bandung et du non alignement. Ces
propositions étaient centrées sur la reconquête nécessaire de la maîtrise des
processus d’accumulation (le développement autocentré et déconnecté). Mais
voilà que ces propositions sont adoptées, fut-ce au prix de dilutions
considérables dans certains pays, à partir de 1955-1960, par l’ensemble des
classes dirigeantes au pouvoir dans les deux continents. Et voilà qu’en même
temps les luttes révolutionnaires conduites par les partis communistes en Asie
du Sud Est sont toutes défaites (sauf au Viet Nam bien sûr). Alors ?
Conclusion qui semblait devoir s’imposer : la « bourgeoisie nationale »
n’a pas encore épuisé sa capacité de combat anti-impérialiste. Cette conclusion
a été elle-même tirée par l’Union Soviétique qui décidait de soutenir le front
des non alignés, alors que la triade impérialiste leur déclarait la guerre ouverte.
Les communistes des pays concernés se sont alors
partagés entre deux tendances et affronté dans des conflits pénibles et souvent
confus. Les uns tiraient la conclusion qu’il fallait « soutenir » les
pouvoirs en place en conflit avec l’impérialisme, quand bien même ce soutien
devait-il rester « critique ». Moscou apportait de l’eau à leur
moulin en inventant la thèse de la « voie non capitaliste ». Les
autres conservaient l’essentiel de la thèse maoïste selon laquelle seul le
front des classes populaires indépendantes de la bourgeoisie pouvait mener à
bien le combat contre l’impérialisme. Le conflit entre le PC chinois et l’Union
Soviétique, visibles dès 1957, affiché à partir de 1960, confortait bien
entendu cette seconde tendance au sein des communistes asiatiques et africains.
Mais voilà qu’à son tour le potentiel de Bandung
s’épuise en une quinzaine d’années, rappelant s’il le fallait les limites des
programmes anti-impérialistes des « bourgeoisies nationales ». Les
conditions étaient alors créées pour permettre la contre-offensive de
l’impérialisme, la re-compradorisation des économies du Sud. Mais, comme pour
faire mentir ce retour imposé par les faits à la thèse de l’impotence
définitive et absolue des bourgeoisies nationales – Bandung n’ayant été dans cette
vision qu’une « parenthèse passagère » s’inscrivant dans la guerre
froide – voilà que certains pays du Sud parviennent dans le cadre de cette
nouvelle mondialisation dominée par l’impérialisme à s’imposer comme
« émergents ». Mais « émergents » dans quel sens :
celui de marchés émergents ouverts à l’expansion du capital des oligopoles de
la triade impérialiste, ou celui de nations émergentes capables d’imposer une
révision sérieuse des termes de la mondialisation en question, de réduire le
pouvoir qu’y exercent les oligopoles et de recentrer l’accumulation sur leur
propre développement national ? La question du contenu social des pouvoirs
en place dans des pays émergents (et dans les autres pays de la périphérie),
des perspectives que celui-ci ouvre ou ferme est donc à nouveau à l’ordre du
jour du débat incontournable sur ce que sera – ou pourrait être – le monde
« après la crise ».
Fera-t-on mieux dans le moment actuel, lorsque
s’ouvre un « second éveil du Sud » ? Et surtout sera-t-il
possible cette fois ci de construire des convergences entre les luttes au Nord
et au Sud ? Car celles-ci avaient cruellement fait défaut à l’époque de
Bandung. Les peuples des centres
impérialistes étaient alors finalement demeurés alignés derrière leurs classes
dirigeantes impérialistes. Le projet social-démocrate de l’époque était
lui-même difficile à imaginer sans la rente impérialiste dont bénéficiaient les
sociétés opulentes du Nord. Bandung et le Non Alignement n’ont été vus, dans
ces conditions, que comme un épisode de la guerre froide peut-être même
« manipulés » par Moscou. La dimension réelle de cette histoire de la
première vague d’émancipation des pays d’Asie et d’Afrique, parvenue à
convaincre Moscou de lui apporter son soutien, échappait. La période n’est pas
celle de la « bipolarité » et de la guerre froide, mais d’un monde
multipolaire (l’Ouest, l’Est soviétique, la Chine, les Sud) contraignant
l’impérialisme à reculer.
On
comprend alors les louvoiements de Lénine, Boukharine et Staline face au double
défi de la question agraire et de l’agressivité des puissances occidentales. En
termes théoriques on bascule d’un extrême à l’autre : tantôt on adopte une
attitude déterministe qu’inspire la vision étapiste du marxisme hérité (l’étape
de la révolution démocratique bourgeoise d’abord, puis celle du socialisme),
tantôt on cède au volontarisme (l’action politique permet de sauter les
étapes). Finalement, à partir de 1930/1933 (non sans rapport avec la montée du
fascisme), Staline impose le choix de l’industrialisation et de l’armement
accélérés. La collectivisation en est le prix. Ici encore gardons-nous de juger
trop vite : tous les socialistes de l’époque (et encore davantage les
capitalistes) partagent les analyses de Kautsky sur ce point et sont persuadés
que l’avenir appartient à la grande exploitation agricole (je fais ici allusion aux thèses de Kautsky, La
question agraire ; première édition 1899).L’idée que l’exploitation
familiale modernisée est plus efficace que la grande exploitation devra
attendre longtemps avant d’être admise. Les agronomes (en particulier ceux de
l’école française) ont compris avant les économistes que la division extrême du
travail du modèle industriel ne convenait pas dans l’agriculture dont les
tâches multiples sont difficiles à prévoir.
La rupture de l’alliance ouvrière et paysanne
que le choix de la collectivisation a impliqué est à l’origine de l’abandon de
la démocratie révolutionnaire et de la dérive autocratique.
Trotski
aurait-il fait mieux ? A mon avis certainement pas. Son attitude face à la
révolte des marins de Kronstad et ses louvoiements ultérieurs démontrent qu’il
n’est pas différent des autres dirigeants du bolchevisme au pouvoir. Mais dès
1927, exilé, n’ayant plus de responsabilité dans la navigation du navire
soviétique, il peut se complaire dans la répétition inlassable des principes
sacrés du socialisme. Il devient pareil à ce que sont beaucoup des marxistes
académiques qui peuvent se payer le luxe d’affirmer leur attachement aux
principes sans souci d’être efficaces dans la transformation de la réalité. Il y a de belles exceptions d’intellectuels
marxistes qui, sans avoir exercé des responsabilités dans la direction de
partis révolutionnaires, encore moins d’Etat, n’en sont pas moins demeurés
attentifs aux défis auxquels ont été confrontés les socialismes d’Etat (je
citerai Baran, Sweezy, Hobsbawn et d’autres).
Les
communistes chinois apparaissent plus tard sur la scène révolutionnaire. Mao
sait alors tirer la leçon des louvoiements des bolcheviks. La Chine est
confrontée aux mêmes problèmes que la Russie soviétique : révolution dans
un pays attardé, nécessité d’associer la paysannerie à la transformation
révolutionnaire, hostilité des puissances impérialistes. Mais Mao peut voir
désormais plus clair que Lénine, Boukharine et Staline. Oui, la révolution chinoise est
anti-impérialiste et paysanne (anti-féodale). Mais elle n’est pas démocratique
bourgeoise ; elle est démocratique populaire. La différence est de taille ;
elle impose une perspective longue de maintien de l’alliance ouvrière et
paysanne. Cela permettra à la Chine de ne pas faire l’erreur fatale de la
collectivisation forcée ; et d’inventer une autre voie associant la
propriété d’Etat sur tout le sol agraire, l’accès égal des paysans à l’usage de
la terre et l’exploitation familiale rénovée. Mao donne une réponse nouvelle à
la question agraire, fondée sur la petite exploitation familiale rénovée sans
petite propriété, réduisant la pression migratoire vers les villes, permettant
d’associer l’objectif stratégique de la souveraineté alimentaire à la
construction s’un système industriel national complet et moderne. Concernant le traitement de la question
agraire par le maoisme je renvoie à mes développements dans mon article « Chine 2013 » (La
Pensée, 2013). La formule est certainement la seule réponse possible à la
question agraire pour tous les pays du Sud contemporain, même si les conditions
politiques permettant sa mise en œuvre n’ont été réunies qu’en Chine et au
Vietnam.
Les
deux grandes révolutions ont du mal à se stabiliser ; car elles sont
contraintes de concilier la perspective socialiste et des concessions au
capitalisme. Laquelle de ces deux tendances l’emportera ? Ces révolutions
ne vont donc se stabiliser qu’à partir de leur « thermidor », pour
reprendre le terme utilisé par Trotski. Mais à quand donc remonte le thermidor
en question en Russie, à 1930 (comme Trotski le déclare) ? Ou à la N. E.
P. des années 1920 ? Ou à la glaciation du Brezhnev ? Et pour la
Chine, Mao choisit-il le thermidor dès 1950 ? Ou faudra-t-il attendre Deng
Xiaoping pour parler du thermidor de 1980 ?
La
reprise des leçons de la Révolution française n’est pas de hasard. Les trois
grandes révolutions des temps modernes (la française, la russe, la chinoise)
sont grandes précisément parce qu’elles se projettent loin en avant des
exigences immédiates du moment. La révolution française s’affirme, avec la
convention montagnarde de Robespierre, une révolution populaire autant que bourgeoise,
comme les révolutions russe et chinoise ambitionnent d’aller au communisme,
même si celui-ci n’est pas à l’ordre du jour des exigences : ne pas être
mis en déroute, préserver la perspective d’aller plus loin plus tard. Thermidor
n’est pas la Restauration. Celle-ci s’impose en France, non pas avec Napoléon,
mais seulement à partir de 1815. Encore faut-il savoir que la restauration ne
peut pas gommer intégralement la transformation gigantesque de la société
produite par la révolution. En Russie la restauration est encore plus
tardive : elle sera l’œuvre de Gorbatchev et Eltsine. Et ici également
cette restauration demeure fragile, comme en témoigne les défis auxquels
Poutine est désormais confronté. En Chine il n’y a pas (ou pas encore !)
de Restauration. Eric Hobsbawn, (Aux
armes historiens, 2013), Florence Gauthier et quelques autres
historiens de la révolution française n’assimilent pas Thermidor et
Restauration, comme le suggère la simplification trotskyste.
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