SAMIR AMIN, PROFESSEUR DE SCIENCES ECONOMIQUES
« Il faut des projets souverains aux pays africains
pour espérer le développement »
L’économiste,
le Pr Samir Amin, est revenu avec Le Témoin sur les « clés » de
développement de l’Afrique. Selon lui, l’émergence ne se fera que si les pays
africains prennent leur destin en main. En effet, il ajoute que la Chine est le
meilleur partenaire qui ne demande pas une contrepartie imposante comme les
Occidentaux.
Vous avez toujours prôné la déconnexion comme solutions aux économies africaines. Etes-vous toujours pour
cette approche ?
Généralement,
la pensée économique bourgeoise dominante présente le sous- développement des
trois continents Asie, Afrique et Amérique latine, comme simplement un retard
dans le développement, et avance que ces pays pourraient ou devraient pouvoir,
dans le système mondial, rattraper et devenir progressivement des pays développés à l’image des pays
occidentaux.
Ça, c’est
la théorie dominante. Moi, je me suis insurgé contre cette théorie dominante
depuis longtemps, depuis ma thèse
doctorale qui remonte à 1956. En
soutenant une thèse complètement opposée à celle-là : affirmant que le
développement et le sous -développement sont
l’envers et l’endroit de la même médaille, les produits associés du
développement du capitalisme comme système mondial. C’est ce même développement du capitalisme qui
a créé les conditions permettant à certains pays de devenir les centres
dominants impérialistes du système et contraint les autres à s’inscrire dans ce
même système capitaliste mondial comme des périphéries dominées.
Cette coexistence de
centres dominants et de périphéries dominées remonte aux XVI et XVII siècles. Elle
s’est perpétuée et renouvelée au XIX
siècle notamment pour les pays africains à partir de la fin de ce siècle avec
leur colonisation, qui a été une forme très brutale d’intégration dans le
système mondial. La forme la plus brutale puisqu’elle niait jusqu’à
l’existence de nations, de peuples et d’Etats ayant leur propre personnalité.
Et elle
s’est poursuivie en dépit de l’indépendance reconquise par les peuples
africains. A l’heure actuelle, l’écart
qui sépare, en termes de produit intérieur brut par habitant, les pays
développés des pays des périphéries (Asie, Afrique et Amérique Latine) non
seulement est gigantesque, mais il n’a jamais cessé de se creuser au cours des
cinq siècles derniers.
Cet écart continue
à se creuser. C’est cela la réalité du capitalisme mondial. Il ne s’agit pas là
d’un fait imaginaire. Il faut donc
expliquer cette réalité. Comme je le disais, la théorie économique conventionnelle
bourgeoise dominante l’explique par des raisons qui nous seraient propres. Nous
sommes sous- développés par notre faute. Nous nous sommes mal intégrés dans le
système capitaliste mondial, nous n’avons pas su en tirer tous les bénéfices. Or en réalité nous
ne nous sommes pas intégrés dans ce système par notre propre volonté, on nous a
intégrés dans des conditions qui ont créé le sous développement chez nous.
Vous voulez dire que le sous- développement des pays du
Sud est un fait imposé ?
Oui. Les pays
dominants ont construit, façonné le système mondial dans lequel ils se sont
intégrés. Par contre nos pays n’ont pas été invités à participer activement au
façonnement du monde, ni hier ni encore aujourd’hui. Ils ne sont toujours pas
des acteurs actifs ; ils restent des acteurs passifs. On exige de nous que
nous nous ajustions à la mondialisation, sans pour autant nous associer à sa
construction. Le sous-développement est le produit de cet ajustement inégal,
asymétrique, imposé par les plus forts aux plus faibles ; On demande au
Congo de s’ajuster à la mondialisation ; on ne le demande pas aux Etats
Unis qui construisent cette mondialisation.
Comment cela s’est fait ?
C’est une
longue histoire. Si vous lisez le livre édité par Demba Moussa Dembélé, j’y explique
les étapes de cette histoire. Cette histoire commence avec la conquête des
continents américains par les Européens à partir de la fin du XV siècle et la fabrication d’une première périphérie
américaine au service du capital marchand des pays de l’Europe atlantique,
principalement de l’Angleterre, de la France, des Pays-Bas de l’époque.
L’Afrique
a été en ce moment là, intégrée comme périphérie de la périphérie pour fournir
la main d’œuvre esclave aux plantations d’Amérique, les colonies anglaises d’Amérique
du nord, le Sud de ce que sont devenus les Etats-Unis d’Amérique, l’ensemble
des pays des Caraïbes. Ensuite, nous avons eu au XIX siècle une deuxième forme
d’intégration avec le développement industriel européen et la conquête
coloniale. La conquête coloniale est une forme d’intégration brutale ; nous n’avons pas demandé à être colonisés.
Nous avons
donc été intégrés en qualité de fournisseurs subalternes de matières premières,
soit minières (pétrole et gaz, cuivre, fer etc), soit agricoles. Ce modèle
colonial se perpétue jusqu’à présent. Les productions destinées à l’exportation
sont encore exclusivement des produits agricoles tropicaux d’une part et des
produits minéraux et pétroliers d’autre part.
Quel est l’apport de votre pensée à ces pays ?
Je ne sais
pas ce que ma pensée a apporté. J’essaie
d’apporter quelque chose à ceux qui mènent le combat pour la libération et un développement
économique et social qui ait un sens, qui ne bénéficie pas exclusivement à
cette petite minorité des bénéficiaires exclusifs de cette forme d’intégration
inégale dans le système mondial. Pour être en mesure de proposer une
alternative au modèle de la dépendance inégale, il faut partir d’une analyse de
la réalité aussi correcte que possible. On ne peut pas imaginer une stratégie
politique efficace sur la base d’une analyse erronée de la réalité. Mais, tout
à l’heure, vous parliez de déconnexion. Oui j’ai tiré de l’analyse que je
propose cette conclusion de stratégie politique : qu’il nous faut
déconnecter. C’est-à-dire qu’il nous faut prendre nos distances à l’égard de ce
système mondial capitaliste tel qu’il est.
Nos pays continuent toujours à fonctionner selon le diktat des institutions de Brettons Woods.
Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Les
institutions de Brettons Woods, la Banque mondiale, le Fonds monétaire
international, auquel on devrait ajouter aujourd’hui l’OMC, bien que cette organisation ne fasse pas
partie formellement des institutions de Brettons Woods, sont des institutions qui ont été créées par
les pays impérialistes dominants, les
pays qui constituent ce que j’appelle la triade : les Etats-Unis, l’Europe
et le Japon.
Ce ne sont
pas des institutions qui ont été créées par la Communauté internationale mais
par la petite communauté des pays impérialistes. Cette petite communauté
internationale ne représente que 15% de la population de la planète. Nous ne sommes pas une
minorité, nous sommes 85%. Et nous n’avons aucun rôle. On ne nous a pas demandé
notre avis pour créer les institutions dont il est question ici. Ces
institutions sont des instruments au service du capital impérialiste
dominant.
Qu’est-ce qu’il faut faire dans nos économies, surtout
africaines ?
Il faut
tout revoir. Il faut s’engager dans ce
que nous appelons des projets souverains, c’est-à-dire des projets pensés
par nous-mêmes, pour nous-mêmes, indépendamment des tendances et des pressions
du système capitaliste mondial, autant que possible ! Ces projets souverains doivent être des
projets d’industrialisation. Il n’y a pas de développement possible sans
industrialisation. Il n’y a même pas de développement agricole, de sa modernisation
efficace, sans industries pour la soutenir. Il faut marcher sur ses deux jambes.
Ce qu’on
appelle, notamment pour les pays
africains, l’aide internationale, c’est-à-dire l’aide qui est prodiguée par la
Banque mondiale, les agences de développement des pays impérialistes
occidentaux, des Etats-Unis, de l’Union européenne, n’est pas véritablement une
aide au développement. C’est un soutien financier destiné à nous maintenir dans
notre situation de pays subordonnés, donc dans le sous développement.
Alors, il
faut dire au revoir à tout cela et penser différemment. Il nous faut penser en
termes de projets souverains. Est-ce possible ? Oui ; la Chine pense
et agit dans ces termes, autant qu’elle le peut. D’autres pays tentent de
mettre en oeuvre des projets souverains, partiellement au moins. Ce sont principalement
de grands pays comme le Brésil, l’Inde. Reste que la grande majorité des pays
du Sud, en particulier des pays africains, n’ont pas véritablement de projets
souverains. On dit du continent africain que nous sommes handicapés par le fait
que nous sommes généralement de petits pays. Cela n’est pas vrai pour tous les
pays africains : l’Egypte avec 92 millions d’habitants, l’Ethiopie avec 90
millions d’habitants, le Nigeria avec 180 millions d’habitants ne sont pas des pays
petits. Et pourtant l’économie du Nigeria n’est pas différente dans ses
structures majeures de celle d’un petit pays comme le Bénin. C’est-à-dire que le
Nigeria, bien qu’il ait 180 millions d’habitants, c’est une quinzaine de Bénin,
rien de plus. L’avantage de la taille n’est pas mis à profit, même par les
grands pays africains.
S’engager
sur la voie d’un développement autonome, sur la base de projets souverains,
n’est facile pour personne, même la Chine. Pour les pays de taille ordinaire,
c’est évidemment encore plus difficile. Mais, il y a une marge, même si au départ
cette marge est très limitée. Si certains pays africains amorçaient un
développement autonome, indépendant, sur la base de projets souverains, même
modestes au départ, cela ferait boule de neige. Et cela créerait des conditions
favorables à un rapprochement, à une solidarité politique sans doute, mais
aussi économique et peut-être même financière entre pays africains et pays du
Sud plus généralement. Alors nous deviendrions des acteurs actifs dans le
façonnement du monde. Nous nous imposerions comme tels.
Nous
pouvons aussi approcher, bien que ce ne soit
pas facile, certains de ces pays qu’on appelle
les pays hybrides, émergents, dont certains comme la Chine sont devenus
financièrement très puissants. Et on a vu au cours de la réunion à Johannesburg
entre la Chine et les Etats africains des propositions de coopération. La balle
est dans notre camp. C’est à nous de la saisir et d’ouvrir des négociations.
Mais, on ne peut ouvrir des négociations que si l’on sait ce que l’on veut.
Où se situe le blocage ? Est-ce que c’est parce que
nos pays ne veulent pas de cette autonomie ?
Le blocage
se trouve dans les classes dirigeantes. Les classes dirigeantes dans les pays
africains comme dans les pays asiatiques
et latino-américains, ont été largement produites et façonnées par l’intégration
de leurs pays dans le système capitaliste mondial en qualité de partenaires
subalternes dominés. J’utilise un terme qui a été employé pour la première fois
par les communistes chinois, il y a longtemps, dans les années 1920-1930. C’est
le terme de bourgeoisie compradore. C’est un mot portugais qui veut dire les
commerçants, les acheteurs, les intermédiaires entre le monde dominant
impérialiste et le monde local notamment de producteurs paysans.
Nos
classes dominantes sont des classes compradores. Et je pourrai dire même des
bureaucraties d’Etat, qui ne sont pas des classes d’entrepreneurs et qui ne
sont pas toujours des propriétaires au sens capitaliste du terme, qu’elles sont
des bureaucratiques largement
« compradore ». Donc, l’obstacle, il est chez nous effectivement, il
est dans la nature des classes dominantes et du pouvoir politique. Mais le déploiement
du mouvement social peut modifier la donne et créer ainsi les conditions d’une
sortie de l’impasse.
Si on prend l’exemple du Sénégal particulièrement, on a
un plan qu’on appelle Plan Sénégal émergent qu’on retrouve un peu partout en
Afrique exemple au Gabon entre autres. Ce mot qui est devenu en vogue. Quelle interprétation ou commentaire
en faites-vous ?
En
Afrique, l’Afrique du Sud, membre du groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde,
Chine, Afrique du Sud), est qualifiée de pays émergent. Pourtant l’économie de
l’Afrique du Sud est restée jusqu’à ce jour exactement celle qu’elle était à
l’époque de l’apartheid. L’apartheid politique a heureusement disparu, c’est un
pas en avant. C’était la première condition nécessaire pour une émergence
éventuelle. Mais au plan économique, l’Afrique du Sud reste une économie dépendante
principalement de ses exportations de matières premières. Cette économie
demeure intégralement dominée et gérée par le groupe financier international
connu sous le nom de Anglo-American.C’est une économie qui n’est pas émergente.
Il ne faut pas abuser du terme émergent. A l’heure actuelle il n’y a dans le
monde qu’un seul pays authentiquement émergent, la Chine. Il y a également deux autres pays
émergents : la Corée du Sud et la province chinoise de Taiwan. Ce sont les
seuls cas de pays véritablement émergents. Ce sont les seuls pays qui ont
développé et continuent à développer leurs projets souverains indépendants.
Le
gouvernement du Sénégal a élaboré un plan d’émergence. A cette fin il s’ouvre à
de nouveaux partenaires, la Chine en particulier, capable de contribuer à la
restauration du tissu industriel dévasté par trente ans de politiques néo
libérales. Il revient au Sénégal maintenant de définir par quels moyens il peut
amorcer le processus de son industrialisation. On ne peut que se féliciter de
ces premiers pas dans la bonne direction. C’est le droit et le devoir de tous
les Sénégalais de discuter librement de ce que ce projet devrait permettre et
comment y parvenir, de s’exprimer sur les voies et moyens qui permettront aux
organisations populaires de s’investir dans le débat. Pour ma part je me
contente d’appeler l’attention sur les exigences et les difficultés du combat
pour un développement authentique, national, populaire et démocratique, dont il
faut savoir qu’il entre en conflit avec ce que les forces dominantes de la
mondialisation capitaliste veulent imposer aux peuples du Sud.
Est-ce que les pays africains peuvent tourner le dos
définitivement au Fmi et à la Banque mondiale ?
C’est
nécessaire et souhaitable. Mais, je comprends très bien qu’ils ne puissent pas
leur tourner le dos du jour au lendemain.
Parce que nous sommes insérés dans toutes sortes de relations financières et
autres avec le monde capitaliste dominant en particulier avec l’Union
européenne qui fait que ce n’est pas si facile. La preuve, quand la Grèce avec
l’élection de Syriza a voulu remettre en question les conditions d’appartenance
à la zone Euro, elle n’est pas parvenue à le faire.
Alors, je
ne jetterai pas la pierre à un gouvernement africain qui, aujourd’hui, ne déclarerait
pas qu’il sort demain des institutions internationales. Mais, il faut y penser
et le préparer. En particulier en créant en parallèle d’autres relations, de
nouvelles institutions nous associant avec les autres pays du Sud, d’Asie et de
l’Amérique Latine. Et créer ainsi progressivement un système parallèle qui nous
permettra un jour de dire au revoir au
système monétaire et financier international en place.
L’Afrique est un continent riche en matières premières.
Mais, depuis quelques, temps on dit que c’est l’agriculture qui doit être le
moteur du développement africain ?
Il faut
marcher sur les deux jambes. Si nous prenons l’exemple du seul pays émergent
qu’est la Chine, elle développe simultanément une très grande puissance
industrielle, mais elle s’est aussi engagée dans la modernisation de son agriculture.
La production agricole chinoise est en croissance continue, et c’est une
des rares grandes régions du monde où il en est ainsi. Ce résultat est obtenu à
travers des formules qui sont spécifiques au cas chinois, fondées sur
renaissance de la petite production familiale soutenue par l’Etat, les
provinces, et par toutes sortes d’organisations coopératives.
Est-ce que le Sénégal peut atteindre l’émergence en 2035
comme c’est prévu dans son programme ?
Tous les
pays doivent ambitionner l’émergence. Le Sénégal bien entendu mais tous les
pays. C’est possible et c’est nécessaire. Je ne vais pas fixer une date limite
au processus. Tout cela dépend de nos
propres efforts et des batailles à mener contre la logique du système mondial
qui nous empêche de le faire.
Est-ce que les pays africains sont sur la bonne
voie ?
Difficile
de répondre à cette question. Dans l’ensemble l’Afrique ne répond pas encore au
défit. Le Sénégal et quelques autres ont ouvert le débat. Il faut s’en
féliciter et soutenir ces premières initiatives.
Votre pensée est celle du communisme. Est-ce qu’on peut
dire que cette pensée communiste est morte ?
Non. Nous
avons eu dans l’histoire moderne une première vague de révolutions au nom du
socialisme conduites sous le drapeau du marxisme d’une manière ou d’une
autre : la révolution russe, la grande révolution chinoise et quelques
autres, Vietnam, Cuba. Ces révolutions ont donné ce qu’elles ont donné. Elles
ont produit une transformation positive et gigantesque, mais insuffisante,
minées par des contradictions qu’elles ne sont pas parvenu à surmonter par
elles mêmes. Ce qui a créé les conditions favorables à une contre offensive de
l’impérialiste à partir des années 1980-1990. Cela s’est soldé en ce qui
concerne l’ex- Union soviétique par un effondrement. Mais d’autres pays comme
la Chine ont réajusté leur politique. L’histoire n’est pas terminée.
Les pays africains sont aussi gangrénés par la
corruption. Qu’est-ce qui explique cela ?
C’est une
gangrène pas seulement pour l’Afrique mais pour le monde entier. Parce que la
corruption n’est pas une spécificité africaine. Je dirais que le monde des
affaires et politique aux Etats-Unis et
en Europe ne souffre pas moins de corruption, même si cela est moins visible.
Et puis quand on parle de corruption, y a les corrupteurs et les corrompus. Et
les corrupteurs ne sont pas moins responsables que les corrompus. Quand on dit
de la classe politique grecque qu’elle est corrompue parce que certains d’entre
eux ont signé avec la firme allemande « Siemens » des contrats
léonins, va-t-on dire que Siemens n’est pas responsable ?
Les pays africains se tournent de plus en plus vers la
Chine comme un partenaire privilégié ?
C’est une
bonne chose. C’est une bonne idée, mais il
faut, même avec la Chine, savoir négocier. La Chine sait ce qu’elle veut. Elle
a besoin comme un grand pays industriel de certaines matières premières
énergiques et minérales qui lui manquent. Elle est prête à négocier des contre
parties que les pays occidentaux ne sont pas disposés à négocier, comme le
soutien à l’industrie. La triade impérialiste ne négocie pas, elle impose.
L’aide est toujours conditionnée. D’abord vous devez accepter le diktat du Fmi
et de la Banque mondiale c’est-à-dire le libéralisme sans contrôle. Et après les
capitaux étrangers viendront vous développer, dit-on. Mais ces capitaux ne viennent
pas !. En revanche la Chine ne pose pas de conditions. Elle n’impose pas
le choix d’un système économique donné. Alors à nous de négocier et de savoir
ce que nous voulons. Nous pourrions à travers des négociations avec la Chine,
obtenir son soutien en contre partie de la fourniture de ce dont la Chine a
besoin.
Est-ce qu’une croissance peut être ressentie dès
l’instant qu’il y a une phagocytose ou une hégémonie des entreprises étrangères ?
Il y a
parfois un taux de croissance d’apparence acceptable dans certains pays
africains. Mais en y regardant de prés, la nature de cette croissance apparaît comme
fondée principalement sur l’immobilier, l’urbanisation des riches. Cette
croissance est articulée à la consommation d’une petite minorité :10 à 15%
de la population, pas plus. C’est une croissance malsaine. Cette croissance si
vous la regardez de près, n’est pas une croissance industrielle, même fondée
sur des délocalisations d’entreprises étrangères. Il n’y a pas en Afrique de croissance
industrielle importante.
Le Cfa vient de fêter
ses 70 ans. On parle aujourd’hui, d’autonomie. Est-ce qu’on peut parler
d’indépendance là où on n’a pas une indépendance monétaire ?
Le développement d’un projet souverain, n’importe où dans
le monde, que ce soit en Afrique ou ailleurs, implique la maitrise d’une
monnaie nationale et de la gestion monétaire. La perspective ne peut pas être
différente. Et je donne l’exemple encore une fois de la Chine : le Yuan
est une véritable monnaie nationale, la Banque centrale chinoise est une banque
d’Etat indépendante. Et la politique monétaire chinoise est décidée par le
pouvoir chinois exclusivement. Que ce pouvoir soit contraint, dans certaines
limites, de tenir compte des pressions imposées par le système mondial, oui,
mais la décision finale est celle du gouvernement chinois. Aucun pays africain
ne dispose de cette maitrise nationale de sa monnaie, ni ceux de la zone cfa,
ni ceux qui disposent d’une monnaie nationale d’apparence indépendante.
Qu’est-ce que cela
peut poser comme dommages ?
C’est un élément de la reproduction de l’inégalité dans
le développement.
Aujourd’hui on parle
d’Union africaine depuis longtemps. Est-ce que vous pensez que c’est une
mauvaise volonté politique qui fait que cette union tarde à se faire ?
Au lendemain de l’indépendance de la majorité des pays
africains en 1960, s’étaient créés deux groupes de pays. Le groupe de
Casablanca avec à l’époque l’Egypte, le Maroc, Mali, la Guinée et le Ghana, d’une
part qui proclamaient que la reconquête politique devrait être suivie de
développement économique indépendant et non néocolonial. Et les autres pays
africains dans leur majorité, le groupe de Monrovia. En 1963, l’OUA a été créée
à Adis Abéba par la fusion des deux groupes avec des concessions mutuelles.
Depuis, l’OUA a rempli certaines fonctions dans l’histoire de l’Afrique. Elle a
soutenu les luttes de libération dans les pays qui n’avaient pas été encore libérés,
les colonies portugaises, le Zimbabwe, l’Afrique du Sud. C’est un rôle tout à
fait positif. Mais à part ce rôle politique positif, l’OUA n’a pas mis en place
des éléments d’une intégration économique, parce que les systèmes économiques
dans leur grande majorité étaient restés
ce qu’ils avaient été à l’époque coloniale et post coloniale, des systèmes
dépendants.
L’Union Africaine n’est pas tellement différente de l’OUA. C’est
le nom qui a été changé. L’UA se cherche une vocation puisque les luttes de
libération sont achevées sur le continent africain. Mais une organisation
internationale n’est jamais que le reflet de ce que sont ses membres. Si les
pays africains prennent des initiatives pour amorcer des projets souverains,
alors il se pourrait que le rapport de force au sein de l’UA se modifie en faveur d’un rôle positif de
l’UA dans le développement général du continent.
Samba DIAMANKA
Publié dans le numéro
379, lundi 8 février 2016, Dakar