Samir
Amin
A
propos de Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe (2015)
1.
Tour de force qui mérite toutes
les félicitations possibles. Corm est parvenu à offrir au lecteur francophone
un tableau presque complet et parfait de la pensée dans le monde arabe moderne
(XIXe et XXe siècles). Un travail qu’un érudit aurait mis des années à
conclure ; seule la grande culture de Corm a permis d’aller rapidement à l’essentiel.
Le tour d’horizon est presque complet, bien que la pensée des marxistes arabes
ait été réduite à une portion congrue. Corm est parfois trop complaisant à
l’égard de certains, que je tiens pour plutôt superficiels ou même médiocres,
indépendamment de leur opinion. Mais on peut le comprendre ; il tenait à
se situer au-dessus de la mêlée pour proposer un tableau aussi objectif que
possible. Je crois être un bon lecteur de l’ouvrage, ayant lu la presque
totalité des écrits cités, à l’exception des quelques
« encyclopédies » un peu trop ennuyeuses. J’invite donc le lecteur
francophone qui ne lit pas l’arabe à faire confiance à Corm : à mon humble
avis les présentations vont à l’essentiel et frappent juste.
2.
Corm part, comme il le fallait,
des origines : l’égyptien Tahtawi et le syrien Kawakibi, premières
expressions du « désir de modernité » des Arabes des XIXe et XXe
siècles. J’estime néanmoins que son éloge de la Nahda est discutable.
J’ai qualifié le parcours de celle-ci « d’avortement » : Afghani
n’est qu’un politicien manœuvrier (c’est aussi l’opinion de Corm) ; mais
Mohammad Abdou n’est pas « un grand réformateur de l’Islam », mais
seulement un conciliateur conservateur superficiel; et la dérive de Rachid
Reda (que Corm reconnaît) n’est pas le fruit de hasard. La Nahda ne
saisit pas la portée de la Renaissance européenne qui construit le mythe de ses
origines grecques pour dépasser son passé chrétien ; elle n’est donc pas
une re-naissance, mais une naissance tout court, celle de la modernité qui se
donne le droit d’inventer en rupture avec son propre passé. La Nahda par
contre prend au mot le terme de Renaissance et se propose donc de retourner à
la source de l’Islam des origines ; elle s’interdit par là même de saisir
le sens de la laïcité nécessaire. Pour cette raison je considère que Ali Abderrazek et Taha Hussein ont en fait
rompu avec la ligne du parcours initiée par la Nahda plus qu’ils ne
l’ont prolongé. Certes ni Corm ni moi-même n’ignorons que la Nahda ne se
résume pas aux trois noms (Afghani, Abdou, Reda). Le magnifique renouvellement
de la langue arabe, accompli en Egypte et en Syrie (et dont Louis Awad, cité
par Corm, est le meilleur analyste) a été l’instrument sans lequel les débats
ultérieurs n’auraient pas été possibles.
En partant de cette
considération, je suis tenté de « classer » les penseurs arabes du
XXe siècle en trois grandes catégories : les penseurs critiques (qu’ils
aient été marxistes ou pas du tout) ; les calamiteux (l’Islam politique) ;
les conciliateurs. Corm, pour des raisons estimables, le laisse comprendre sans
insistance.
Je peux aller vite sur la longue
liste des penseurs authentiquement critiques pour lesquels Corm nous offre des
présentations justes et élogieuses, méritées : Sati el Housri, Aziz Azmeh,
Constantin Zuraik, Yacine el Hafez, Sadek Jalal el Azm, Nazih Ayubi, Tarabishi,
Youssef Zaidan, Paul Khoury, Hussein Amin, Nasr Abou Zeid, Sayed el Qimni,
Nasif Nassar, Jaber Al Ansari. Sans oublier les premières grandes féministes et
les hommes qui ont soutenu leurs luttes. Leur lecture m’avait beaucoup apporté dans ma tentative, à mon tour, d’expliquer les
raisons de « l’échec », que j’ai qualifié « d’émergence avortée
à répétition » ; celle de l’Egypte, de la Syrie, de l’Iraq, de
l’Algérie, comme celle des deux autres grandes nations de la région, la Turquie
et l’Iran. Il reste que les allusions de Corm aux « marxistes » sont
beaucoup trop brèves : Fawzy Mansour (et, au passage, moi-même), Mehdi
Amel – Hamdan, Tayeb el Tizini, Hussein Mroué, Elias Morcos, Anouar Abdel
Malek.
La liste des
« calamiteux » est courte, réduite de facto au fondateur (Rachid
Reda, le dernier de la Nahda, dont ma lecture de la pénible revue Al Manar m’avait
coupé le souffle !), et à son élève Sayed Qotb (Corm signale ici la
critique que j’ai adressée à son livre majeur). Ce « Coran » de tous
les islamistes « jihadistes » contemporains est recopié des affabulations
du Pakistanais Abul Alaa Al Mawdudi,
elles-mêmes fac-similé des écrits des « orientalistes » de Sa Majesté
britannique, dont la mission était d’organiser le démembrement de l’Inde !
Il reste que, comme Corm et moi-même le disons, ces affabulations constituent
la référence exclusive des « experts » du monde
« arabo-islamique », aux Etats Unis et en Europe. Je n’éprouve pas de
difficulté à ranger avec Corm dans cette catégorie les « penseurs »
ralliés à l’Islam politique contemporain, passablement confus, sans doute par
opportunisme politique, comme Hassan Hanafi, Tarek el Bishri, Adel Hussein.
Les conciliateurs méritent qu’on
y regarde de plus près. Au-delà des fondateurs du XIXe siècle auxquels on ne
saurait faire le reproche de n’avoir pas imaginé le sort que le
capitalisme/impérialisme réellement existant réservait à leurs pays – la
première génération des années 1920-1930, compte de grands noms. Les Egyptiens
Taha Hussein, Ahmad Loutfi el Sayyed, Ismail Mazhar, sans oublier – plus tôt - l’Emir Abdel Kader l’Algérien, livrent des
batailles homériques pour la bonne cause de la démocratie (fut-elle
bourgeoise), des droits humains et de la laïcité qui en est inséparable. Mais
ils n’ont pas laissé d’héritage. Les conciliateurs d’aujourd’hui ne sont guère
que des médiocres, sans esprit critique, ralliés sans condition au prétendu
libéralisme de la mondialisation économique, « démocrates » du bout
des lèvres. Ils nourrissent l’espoir (ou font semblant, par opportunisme
politique) d’un Islam politique « démocratique » représenté par les
Frères Musulmans ! Les bons historiens des Frères Musulmans (Amr
Elshobashi, que Corm cite, Chérif Amir que j’ai cité) ont démontré que cet « espoir » n’était qu’une illusion,
utile pour le déploiement de l’alliance stratégique entre les puissances
impérialistes et l’Islam réactionnaire, fut-il « terroriste » dans sa
dérive fatale (soutenue par l’allié majeur des Etats Unis et de l’Europe
subalterne : l’Arabie Saoudite). Je n’éprouverai aucune difficulté à
ranger dans cette catégorie le Prince Talal de Jordanie (et son Forum de la
« pensée » arabe !), Larbi Sadiki quelques autres. Jabri, pour
lequel Corm reprend la critique ravageuse de Tarabishi – qui est aussi la
mienne – trouve également sa place ici. La frontière entre les conciliateurs et
ceux qui sont tout simplement médiocres, incapables de pensée critique,
devient, de ce fait, floue. Je m’abstiendrai de citer leurs noms, parfois trop
généreusement qualifiés par Corm.
Corm donne une certaine
importance à quelques célébrités – à mon avis discutables : Albert Hourani
et Hisham Sharabi dont je partage la critique de Corm, Ahmad Amin (en dépit de
sa prise de position sympathique pour les Mutazilites), Edward Saïd (à propos
duquel je partage la critique ravageuse que Sadek Jalal El Azm a fait de son
« eurocentrisme inversé »), Hicham Djaïd (dont la « Grande
discorde » n’est guère qu’un fac-similé de ce que Taha Hussein avait
écrit), Laraoui (qui par son plaidoyer en faveur de la démocratie sans
référence au pouvoir des classes compradores ne gêne pas le Maghzen marocain !).
Mais le succès de leurs écrits justifie la place que Corm leur donne dans son panorama.
Corm donne leur part à deux bons
historiens (Hanna Batatu et Abdel Aziz el Duri), dont la lecture m’avait été
fort utile. Il donne aussi une bonne place aux seuls authentiques économistes
critiques, les autres n’étant que des élèves – bons ou moins bons – de
l’économie académique conventionnelle. Je partage donc son éloge de Youssef Sayegh
et de Massoud Daher (qui a comparé l’échec arabe au succès du Japon ; j’ai
de mon côté dressé la comparaison avec la Chine). Excès de modestie
oblige : j’aurai placé Corm en tête de cette courte liste ! Nous lui
devons la meilleure analyse de l’Etat rentier.
Corm a parfaitement raison de
réfuter la perception – à la mode en Occident – d’une « pensée
chiite » différente en soi, comme d’une « pensée des chrétiens
d’Orient », ou des « Alaouites », « Druzes » et
autres. Il démontre que la pensée des plus célèbres d’entre eux – entre autres
Chakib et Adel Arslane (druzes), Zaki el Arsouzi, Michel Aflak, comme celle à
l’origine de Amal puis de Hezbollah du Sud Liban, est tout
simplement une pensée « arabe », comme celle des autres, et non une
pensée de paroisse particulière, comme on se plait à vouloir le faire croire
dans la littérature occidentale à la mode.
3.
Avec intelligence Corm situe les
penseurs arabes qu’il présente dans leurs rapports avec les courants qui se
sont exprimés dans la vie politique arabe. En premier lieu le nassérisme bien
sûr. J’en avais fait une critique de gauche précoce, publiée dans plusieurs de
mes ouvrages successifs (en arabe et en français). J’avais proposé également
une critique de l’Algérie de Boumedienne. Corm donne plus de place à sa présentation
(critique) du Baath ; ce qu’on peut comprendre compte tenu de sa
nationalité. En tout état de cause Corm maîtrise ce dernier sujet bien mieux
que d’autres, moi inclus. On comprend aussi la place (trop courte à mon avis)
qu’il donne aux « Qawmiyin ». J’avais pour ma part placé
beaucoup d’espoir dans leur entreprise, et je ne le regrette pas, même si la,
suite de l’histoire a dissipé ces espoirs. Mais Corm donne aussi pas mal
d’importance au Parti Populaire Syrien d’Antoun Saade ; encore une fois je
comprends cet intérêt particulier venant d’un Libanais. Mais alors pourquoi si
peu d’intérêt pour les communistes arabes ?
Dans ce cadre Corm donne une
place particulière, méritée, à deux institutions : le Centre d’Etudes de
l’Unité arabe (Kheireddine Hasseeb) et l’Institut des Etudes Palestiniennes
(Samir Kassir et autres). Je n’ai rien à ajouter à ce qu’il dit de cette
seconde institution. Par contre Corm est fort bienveillant à l’endroit du
Centre de Khereddine Hasseeb. A la grande époque du Centre, dans ses colloques
fréquents auxquels je participais souvent, je me retrouvais avec la toute
petite minorité qui osait poser les questions gênantes. Tout était à la gloire
du nationalisme panarabe d’apparence triomphant. La critique de gauche du
« déficit de démocratie » pour le moins qu’on puisse dire n’était pas
audible. Plus tard, le nassérisme et le Baath dépassés par la défaite,
les assemblées n’ont plus réuni que toujours les mêmes, nostalgiques et
vieillissants. C’est alors que Hasseeb a cru nécessaire de s’ouvrir à
l’islamisme envahissant, qu’il pensait instrumentaliser au bénéfice d’un
renouveau du nationalisme arabe. J’étais persuadé du contraire : que
l’Islam jihadiste récupérerait à son seul profit les nostalgiques du temps
passé. Ce que l’histoire a confirmé.
Dans sa présentation de la pensée
arabe, Corm laisse bien paraître ce que sont en réalité les islamistes du
jihad : des alliés précieux des puissances occidentales, sans vision
économique capable de remettre en question la soumission aux exigences de la
mondialisation néolibérale laquelle constitue la préoccupation exclusive de ces
puissances. La création en 1969, à l’initiative de l’Arabie Saoudite et du
Pakistan, de l’OCI (Organisation de coopération islamique), pour contrer le
Mouvement des Non Alignés – et Corm le rappelle au lecteur – témoigne du
caractère ultraréactionnaire et pro-impérialiste de cette dérive. En même temps
il fallait, pour gagner l’opinion occidentale, « passer de la
pommade » et faire croire que la reconnaissance de cet Islamisme (d’un
pseudo-islam en fait) conditionnait le progrès de la démocratie !
Corm insiste à juste titre sur le
gommage progressif de la question centrale concernant la Palestine.
L’antisionisme du mouvement nationaliste arabe n’était en aucune manière le
produit d’un « antisémitisme arabe » (deux termes contradictoires par
nature !). Je rappelais à cet endroit que l’Islam est fort proche du
Judaïsme, dont il n’est que la formulation arabisée. Les travaux remarquables
de Corm sur les trois religions dites monothéistes m’avaient aidé à avancer
dans cette direction. Corm rappelle à ses lecteurs que la dérive islamiste a
permis d’oublier la question palestinienne ; et l’alliance de facto Etats
Unis (et Europe)/Arabie Saoudite (et Qatar)/ Israël/ Turquie (Otan) selle ce
gommage. Comment donc des nationalistes arabes ont-ils pu penser nécessaire et
utile leur ralliement à cet islamisme ?
La dérive jihadiste de l’Islam
politique réactionnaire était inscrite dans les gênes de ce courant de fascisme
du Sud. Et l’adhésion de masses populaires désorientées par le manque d’audace
des propositions alternatives des gauches historiques n’est hélas, ici comme
ailleurs dans le monde, que la porte par laquelle s’engouffrent les fascismes
renaissants. Les atermoiements des conciliateurs prennent dans ces conditions
l’allure de capitulation. Je rappelle
que lorsque Mahmoud Taha (cité par Corm)
– le fondateur d’un « Fiqh du
Tahrir » (l’équivalent de la théologie chrétienne de la libération) –
a été pendu à Khartoum, nous ne fûmes que deux – en Egypte – à exprimer notre
indignation. Un journaliste de l’Ahram a fait l’observation pleine
d’humour que ce furent deux communistes : Ismaïl Abdalla et Samir
Amin ! Les conciliateurs contactés à cet effet se sont récusés tous ; crainte de déplaire à l’Arabie
Saoudite ! J’ai par la suite insisté pour voir l’œuvre de Taha traduite et
publiée en France.
Si Corm avait donné un peu plus
de place aux contributions des communistes arabes, sa démonstration en aurait
gagné en force. Pourquoi ignorer les contributions des communistes qui en Irak
et au Soudan n’ont pas eu moins d’écho que celles d’autres courants de la
politique arabe ? J’ai pour ma, part publié en arabe plus de trente
ouvrages dont dix entre 1978 et 2016 concernent directement la pensée politique
arabe. Comme Corm je plaçais l’accent (dans mon livre « Nahw Nazaria
lil thaqafa » – critique de l’eurocentrisme) sur la plasticité de
l’Islam, comme du christianisme, du bouddhisme et de la pensée confucéenne,
capables de réinterprétations nécessaires. Ma conclusion était que ce n’est pas
le durcissement de l’Islam qui explique la « décadence arabe », mais
que c’est celle-ci – produite par d’autres raisons extérieures à la religion –
qui explique l’involution dans l’interprétation de l’Islam. Une vingtaine de
mes ouvrages se donnaient l’objectif de faire connaître au lecteur arabe la
pensée critique économique et politique à vocation universelle, faisant
contraste avec les ouvrages de la plupart des conciliateurs – et de quelques islamistes
– qui ne connaissent guère que la pensée occidentale conventionnelle acritique.
Certes la pensée communiste arabe « officielle » (celle des Partis) a
souffert d’une bonne dose de superficialité et de dogmatisme. Plus que la
pensée des autres courants de la politique arabe ? Je ne le crois pas. De
surcroit je ne crois pas que mes analyses puissent être rangées dans cette
catégorie de dogmatisme.
L’ouvrage de Corm – en dépit de
ce trou fâcheux – restera la référence nécessaire pour les lecteurs francophones
auxquels il s’adresse. La pensée unique – en France, en Europe, aux Etats Unis
– s’emploie à faire croire que « l’Islam est insécable » comme le dit
si bien Corm, qui démontre le contraire. Des bataillons d’« experts »
autoproclamés (que Corm, à juste titre, récuse d’un revers de manche), sont
conviés à tout propos par les médias du système (François Burgat, Olivier Roy
etc.), et répètent à satiété les mêmes billevesées qui conviennent pour donner
l’apparence de légitimité aux interventions des pouvoirs de cet Occident. J’ai
qualifié ces « experts » de « clergé médiatique au service de
l’aristocratie financière ».
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