SAMIR AMIN
Que peut-on attendre du Nord?
Questions de méthode
Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une
donnée première dans toute l'histoire du déploiement capitaliste. Le
capitalisme historique (il n'y en a pas d'autres sauf dans l'imaginaire irréel
de la doctrine libérale) se confond avec l'histoire de la conquête du monde par
les Européens et leurs descendants qui ont fait les Etats Unis (plus le Canada
et l'Australie). Une conquête victorieuse pendant quatre siècles – de 1492 à 1914-
devant laquelle les résistances des peuples victimes avaient toujours échoué.
Un succès donc qui permettait de fonder sa légitimité par la supériorité du
système européen, synonyme de modernité, de progrès, de bonheur pour employer
les termes de la doctrine anglaise de “l'utilitarisme”, fondement de
l'eurocentrisme. Une conquête qui a persuadé les peuples des centres
impérialistes (tous Européens d'origine, auxquels se sont agrégés les Japonais
qui ont choisi d'imiter leurs prédécesseurs, mais dont été exclus les Latino-américains)
de leur droit “préférentiel” aux richesses de la planète. Une sorte de racisme
profond qui ne revêt plus les formes primitives de la croyance dans l'inégalité
des “races”.
Cette page de l'histoire est en voie d'être
tournée, remise en question par l'éveil du Sud. Un éveil qui s'est manifesté
tout au long du XX ième siècle par les révolutions conduites au nom du
socialisme dans la semi périphérie russe puis dans les périphéries de Chine,
Vietnam, Cuba, comme par les libérations nationales d'Asie et d' Afrique et les
avancées de l'Amérique latine. La lutte des peuples du Sud pour leur libération
– désormais victorieuse dans sa tendance générale- s'articule à la remise en
question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits
capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n'y a pas de
socialisme concevable hors de l'universalisme, qui implique l'égalité des
peuples. Dans les pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux
du Nord ils en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent
parfaitement bien que souvent soit ils
s'y résignent (dans le Sud) soit s'en félicitent (dans le Nord). Ce n'est donc
pas un hasard si la transformation radicale du système n'est pas à l'ordre du
jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours "la zone des
tempêtes", des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce
fait les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la
transformation du monde comme toute l'histoire du XX ième siècle le démontre.
Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans
le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui en général ne
remettent en question ni la propriété du capital ni l'ordre mondial impérialiste.
Cela est particulièrement visible aux Etats-Unis. La situation est plus
complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite
et gauche, depuis les Lumières et la révolution française, puis ensuite avec la
formation d'un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe. Néanmoins
l'américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue
graduellement ce contraste. De ce fait également les modifications de la
compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux
développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d'être placées au
centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes
variantes possibles des rapports entre les Etats-Unis et l'Europe, comme le
pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté les révoltes du
Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous-développement.
Leurs "socialismes" sont de ce fait toujours porteurs de
contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La
conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et
celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns
et des autres. Cette conjonction définit ma lecture du marxisme, qui ne craint
pas de rejeter certaines conclusions, fussent-elles de Marx, un marxisme toujours
inachevé.
Le capitalisme
étant un système mondial et non la simple juxtaposition de systèmes
capitalistes nationaux, les luttes politiques et sociales, pour être efficaces,
doivent être conduites simultanément dans l’aire nationale (qui reste décisive
parce que les conflits, les alliances et les compromis sociaux et politiques se
nouent dans cette aire) et au plan mondial. Ce point de vue me paraît avoir été
celui de Marx et des marxismes historiques (« Prolétaires de tous les pays
unissez-vous »), ou dans la version maoïste enrichie (« Prolétaires
de tous les pays, peuples opprimés, unissez-vous »). Le problème est
mondial, sa solution doit donc l’être également, dit-on. Non, la solution
mondiale n’est jamais le produit de décisions collectives prises à cette
échelle (pas plus qu’à celle de l’Europe). Elle est toujours le produit
d’avancées inégales d’un pays à un autre, d’une déconstruction du système qui
rend alors possible sa reconstruction plus tard sur de nouvelles bases.
Dans le moment actuel la page de la libération du
Sud paraît néanmoins tournée. Les classes dirigeantes du Sud semblent accepter
de se soumettre aux exigences de la mondialisation, les unes avec l'espoir d'en
tirer profit, les autres contraintes. L "occidentalisation" du monde
est en marche. La doctrine libérale triomphe et croit trouver la preuve de la
justesse de sa vision: l'homogénéisation du monde, le "rattrapage" serait possible dans le capitalisme, sa
réalisation dépend de l'intelligence des classes dirigeantes concernées. Je
crois avoir fourni de bons arguments qui démontrent qu'il n'en est rien, que la
polarisation commande l'avenir du système comme son passé. La libération des
peuples du Sud reste donc indissociable de la construction d'une perspective
socialiste, de la progression du capitalisme au socialisme mondial.
Illusion, répète t- on, que l'effondrement
définitif des modèles soviétiques et maoïstes illustre. A ceux qui pensent donc
le socialisme impossible, je dis : le capitalisme n'est pas sorti d'un seul
coup du triangle Londres-Amsterdam-Paris au XVII ième siècle; trois siècles
plus tôt il s'était cristallisé dans les villes italiennes dans une première
forme qui a sombré mais sans laquelle sa forme "définitive" plus
tardive aurait été impensable. Il en sera probablement de même du socialisme.
Mais ce probable ne deviendra réalité que si l'articulation libération du
Sud/invention des étapes de la longue transition au socialisme mondial
s'organise avec l'efficacité nécessaire pour "changer le monde". Cela
implique que s'affirme "la vocation afro asiatique" du marxisme.
Certes le Sud ne paraît pas engagé sur cette voie. Au contraire ce sont les
illusions passéistes qui ont le vent en poupe chez beaucoup de ses peuples.
L'Amérique latine, mais surtout la Chine, qui font exception, feront elles
sortir des ornières? Je le crois possible. Un nouveau "front du Sud"
("Bandoung 2") peut associer dans des formules diverses à géométrie variable
Etats et peuples du Sud. Un Bandoung mieux armé que le premier, les pays du Sud
ayant désormais beaucoup plus de possibilités fructueuses de coopération.
A en croire le discours répétitif des médias
occidentaux, l’idée d’un renouveau du Non Alignement serait chimérique. Dans ce
discours tout ce qui s’était passé dans le monde entre 1945 et 1990 ne
s’expliquerait que par « la guerre froide », et par rien d’autre.
L’URSS disparue et la page de la guerre froide tournée, aucune posture « analogue »
à celles qu’on a connues à l’époque n’a de sens. Mesure-t-on l’ineptie de ce
propos ? et le préjugé incroyablement méprisant – voire raciste – qui
constitue son fondement ? L’histoire vraie de Bandoung et du Non
Alignement qui en est issu a démontré que les peuples d’Asie et d’Afrique ont
bel et pris à l’époque une initiative, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Le Non
Alignement était déjà un « non alignement sur la mondialisation »,
sur le modèle de mondialisation que les puissances impérialistes voulaient imposer
aux pays qui venaient de reconquérir leur indépendance, en substituant au
colonialisme défunt un néo colonialisme. Le Non Alignement procédait du refus
de se plier aux exigences de cette mondialisation impérialiste renouvelée.
Cette initiative a gagné la bataille et fait reculer, pour un temps,
l’impérialisme. Elle a donc été par elle-même un facteur positif de
transformation du monde, et pour le meilleur en dépit de toutes ses limites.
L’Union soviétique a alors compris le bénéfice qu’elle pouvait tirer de son
soutien au Non Alignés. Car l’Union soviétique elle aussi était en conflit avec
le système de la mondialisation dominant, et souffrait de l’isolement dans
lequel les puissances atlantistes l’enfermaient. Moscou a donc compris qu’en se
rapprochant des Non Alignés il brisait
cet isolement. Par contre les puissances impérialistes ont combattu le Non
Alignement, parce qu’il était « non alignement sur la
mondialisation ». Aujourd’hui les pays du Sud sont à nouveau confrontés à
un projet impérialiste de mondialisation dont ils seraient les victimes. Leur
volonté qui se dessine de ne pas se plier à ses exigences remet à l’ordre du
jour une « renaissance » du non alignement sur la mondialisation.
Appelons cela un « Bandoung 2 » si on veut. Bien sûr le monde a
changé depuis (cette constatation relève
de la banalité extrême). Et de ce fait la nouvelle mondialisation impérialiste
n’est pas la copie conforme de celle à laquelle Bandoung s’était confronté.
Le discours qui réduit le Non Alignement à un
avatar de la guerre froide procède d’un préjugé tenace en Occident : les
peuples d’Asie et d’Afrique n’étaient pas capables d’initiative par eux-mêmes,
et ils ne le sont pas davantage aujourd’hui, ni demain ! Ils sont
condamnés à être indéfiniment manipulés par les puissances majeures (en
priorité les Occidentaux bien entendu). Ce mépris cache mal un racisme profond.
Comme si les Algériens par exemple avaient pris les armes pour faire plaisir à
Moscou, peut-être à Washington, qu’ils avaient été manipulés à cette fin par
quelques leaders qui auraient choisi de jouer la carte d’une puissance ou d’une
autre. Non, leur décision procédait simplement de leur volonté de se libérer du
colonialisme, la forme de la mondialisation de l’époque. Et lorsqu’ils ont mis
en œuvre leur décision propre, les camps se sont dessinés entre ceux qui les
soutenaient et ceux qui les combattaient. Voilà la réalité de l’histoire.
Il est impossible de dessiner la trajectoire que
dessineront ces avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord.
Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un moment de crise, mais que
celle-ci est une crise de croissance, au sens que la poursuite des objectifs de
libération de ses peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en prennent
la mesure, mieux qu'ils soutiennent cette perspective et l'associent à la
construction du socialisme. Un moment de solidarité de cette nature a bien
existé à l'époque de Bandoung. A l'époque les jeunes Européens affichaient leur
"tiers-mondisme", sans doute naïf, mais combien plus sympathique que
leur repliement « européen »
actuel !
Sans revenir sur les analyses du capitalisme
mondial réellement existant que j’ai développés ailleurs, je rappellerai
simplement leurs conclusions : qu’à mon avis l’humanité ne pourra
s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste au
capitalisme que si les choses changent aussi en Occident développé. Cela ne
signifie en aucune manière que les pays de la périphérie doivent attendre ce
changement et, jusqu’à ce qu’il se produise, se contenter de
"s’ajuster " aux possibilités qu’offre la mondialisation
capitaliste. Au contraire c’est plus probablement dans la mesure où les choses
commenceront à changer dans les périphéries que les sociétés de l’Occident,
contraintes de s’y faire, pourraient être amenées à leur tour à évoluer dans le
sens requis par le progrès de l’humanité toute entière. A défaut le pire, c’est
à dire la barbarie et le suicide de la civilisation humaine, reste le plus
probable. Je situe bien entendu les changements souhaitables et possibles dans
les centres et dans les périphéries du système global dans le cadre de ce que
j’ai appelé « la longue transition ». Mes analyses me conduisaient
également à situer en Chine, et peut être en Europe, les probabilités les plus
grandes d’évolutions favorables possibles. Je reconnais néanmoins que la part
d’intuition dans ce type d’analyses « futuristes » ne peut jamais
être éliminée.
Chacun de
nous connaît ou croît connaître les sociétés de l’Occident développé, les
forces d’inertie produites par l’avantage de leurs positions centrales dans le
système mondial, la stabilité relative que cette inertie donne à ces sociétés,
mais aussi l’ouverture d’esprit qui les caractérise, leur imagination
créatrice, autrement dit leurs capacités de répondre aux défis par des avancées
souvent difficiles à prévoir, mais non moins étonnantes. Chacun de nous connaît
l’immensité des savoirs – bons et moins bons – accumulés dans les universités
et centres de recherche du « premier monde ».
Quelles sont les conditions permettant d'envisager
que les pays du Nord s'écartent de la voie dans laquelle ils sont engagés
depuis cinq siècles : celle de la guerre permanente contre les peuples du Sud
et des guerres non moins permanentes entre eux pour le partage du butin ?
Ma thèse est que le système impérialiste est passé
à un stade nouveau de son développement, caractérisé par la substitution d'un
impérialisme collectif de la triade à la pluralité des impérialismes en conflit
permanent dans l'histoire antérieure du capitalisme. Produite par la
centralisation grandissante du capital, cette transformation place aux postes
de commande une ploutocratie financière foncièrement anti démocratique. Devenu
sénile, le capitalisme doit être dépassé par l'invention du socialisme du XXI
ième siècle. Mais le capitalisme ne mourra pas de sa belle mort; au contraire
la ploutocratie en place n'a d'autre choix que celui de tenter de détruire le
Sud, devenu capable de se développer par lui-même. Les peuples du Nord
s'associeront ils dans cette entreprise criminelle à leurs classes dirigeantes
? Mon analyse pour y répondre ne place pas l'accent, comme d'autres le font,
sur les contradictions qui opposeraient les oligopoles des centres (en
particulier les Etats-Unis et l'Europe) mais sur les singularités des cultures
politiques des différents peuples concernés, qui permettent d'imaginer des
ruptures du front des ploutocraties de la triade. Car à mon avis ces
singularités expliquent autant les parcours du passé et les perspectives
d'avenir que les conditions économiques et sociales générales. La pensée
bourgeoise, dominée par l'économisme, l'ignore. Marx y portait une attention particulière.
Mais pas le marxisme simplifié comme en témoignent les discours de nombreux
segments de l'extrême gauche européenne qui se contentent de stigmatiser le
"capital exploiteur" sans souci de développer des stratégies
politiques de lutte, lesquelles impliquent nécessairement qu'on n'ignore rien
du poids des cultures politiques concrètes des peuples concernés.
Le lecteur de ce qui suivra jugera peut être mes
"jugements" un peu trop sévères. Ils le sont. Mes observations concernant
le Sud ne le sont pas moins. Au demeurant les cultures politiques ne sont pas
des invariants transhistoriques. Elles évoluent, parfois pour le pire, mais
tout autant pour le meilleur. J'estime que la construction de la
"convergence dans la diversité" dans la perspective socialiste
l'exige.
Les Etats-Unis
La
culture politique est le produit de l’histoire envisagée dans sa longue durée,
laquelle est toujours, bien entendu, propre à chaque pays. La culture politique
des Etats Unis n’est pas celle qui a pris sa forme en France à partir des
Lumières puis surtout de la révolution, et, à des degrés divers, a marqué
l’histoire d’une bonne partie du continent européen. Celle des Etats Unis est
sur ce plan, marquée par des spécificités propres : la fondation de la
Nouvelle Angleterre par des sectes protestantes extrémistes, le génocide des
Indiens, l’esclavage des Noirs, le déploiement de
« communautarismes » associés à la succession des vagues de
migrations du XIXe siècle.
La forme particulière du protestantisme implantée
en Nouvelle Angleterre a marqué l’idéologie américaine d’une empreinte forte. Elle
sera le moyen par lequel la nouvelle société américaine partira à la conquête
du continent, légitimant celle-ci dans des termes puisés dans la Bible (la
conquête violente par Israël de la terre promise, thème répété à satiété dans
le discours nord- américain). Le génocide des Indiens s’est inscrit
naturellement dans la logique de la mission divine du nouveau peuple élu. Par
la suite les Etats Unis étendront à la planète entière leur projet de réaliser
l’œuvre que « Dieu » leur a ordonné d’accomplir. Car le peuple des
Etats Unis se vit comme le « peuple élu ». Bien entendu l’idéologie
américaine en question n’est pas la cause de l’expansion impérialiste des Etats
Unis. Celle-ci obéit à la logique de l’accumulation du capital, dont elle sert
les intérêts (tout à fait matériels). Mais cette idéologie convient à
merveille. Elle brouille les cartes.
La « révolution américaine » vantée plus
que jamais, n’a été qu’une guerre d’indépendance limitée sans portée sociale.
Dans leur révolte contre la monarchie anglaise les colons américains ne
voulaient rien transformer des rapports économiques et sociaux, mais seulement
n’avoir plus à en partager les profits avec la classe dirigeante de la mère
patrie. Ils voulaient le pouvoir pour eux- mêmes non pas pour faire autre chose
que ce qu’ils faisaient à l’époque coloniale, mais pour continuer à le faire
avec plus de détermination et de profit. Leurs objectifs étaient avant tout la
poursuite de l’expansion vers l’Ouest, qui impliquait entre autre le génocide
des Indiens. Le maintien de l’esclavage n’était également, dans ce cadre,
l’objet d’aucun questionnement. Les grands chefs de la révolution américaine
étaient presque tous des propriétaires esclavagistes et leurs préjugés dans ce
domaine inébranlables.
Les vagues successives d’immigration ont également
joué leur rôle dans le renforcement de l’idéologie américaine. Les immigrants
ne sont certainement pas responsables de la misère et de l’oppression qui sont
à l’origine de leur départ. Ils en sont au contraire les victimes. Mais les
circonstances – c’est à dire leur émigration – les conduisent à renoncer à la
lutte collective pour changer les conditions communes à leurs classes ou
groupes dans leur propre pays, au profit d’une adhésion à l’idéologie de la
réussite individuelle dans le pays d’accueil. Cette adhésion est encouragée par
le système américain dont elle fait l’affaire à la perfection. Elle retarde la
prise de conscience de classe, qui, à peine a-t-elle commencé à mûrir, doit
faire face à une nouvelle vague d’immigrants qui en fait avorter la
cristallisation politique. Mais simultanément la migration encourage la
« communautarisation » de la société américaine. Car le succès
individuel » n’exclut pas l’insertion forte dans une
communauté d’origine, sans laquelle l’isolement individuel risquerait
d’être insupportable. Or ici encore le renforcement de cette dimension de
l’identité – que le système américain récupère et flatte – se fait au détriment
de la conscience de classe et de la formation du citoyen.
Les idéologies communautaires ne pouvaient pas
constituer un substitut à l’absence d’une idéologie socialiste de la classe
ouvrière. Même la plus radicale parmi celles-ci, celle de la communauté noire.
Car par définition le communautarisme s’inscrit dans le cadre du racisme
généralisé qu’il combat sur son propre terrain, sans plus. J’avais, comme
d’autres, placé quelques espoirs dans les Noirs américains à l’époque héroïque
des Blacks Panthers. Néanmoins j’ai rapidement mesuré l’ampleur du
désastre intellectuel, culturel et politique dont ils étaient les victimes et
dont ils ne parvenaient pas à concevoir les moyens de sortir. Donc beaucoup de
gestes, sympathiques. Mais aucune analyse. Des attitudes purement émotives
intériorisant le racisme, accepté et retourné. Témoignage hélas correct de la
profondeur immense du racisme de cette société. Les ravages du colonialisme
interne sont sans commune mesure avec ceux du colonialisme externe.
L'esclavage, pratiqué dans la société des Etats Unis, a donc produit des effets
terribles en comparaison de ceux associés à l'esclavage pratiqué par les
Européens dans de lointaines colonies.
La combinaison propre à la formation historique de la société des Etats
Unis – idéologie religieuse « biblique » dominante et absence de
parti ouvrier – a produit avant les autres le gouvernement d’un parti de facto
unique, le parti du capital. Les deux segments qui constituent ce parti unique
partagent le même libéralisme fondamental. L’un et l’autre s’adressent à la
seule minorité – 40 % de l’électorat – qui « participe » à ce type de
vie démocratique tronquée et impuissante qu’on leur offre. Chacun d’eux a sa
clientèle propre - dans les classes
moyennes, puisque les classes populaires ne votent pas – et y a adapté son
langage. Chacun d’eux cristallise en son sein un conglomérat d’intérêts
capitalistes segmentaires (les « lobbies ») ou de soutiens
« communautaires ». La démocratie américaine constitue aujourd’hui le
modèle avancé de ce que j’appelle « la démocratie de basse
intensité ». Son fonctionnement est fondé sur une séparation totale entre
la gestion de la vie politique, assise sur la pratique de la démocratie
électorale, et celle de la vie économique, commandée par les lois de
l’accumulation du capital. Qui plus est cette séparation n’est pas l’objet d’un
questionnement radical, mais fait plutôt partie de ce qu’on appelle le
consensus général. Or cette séparation annihile tout le potentiel créateur de
la démocratie politique. Elle castre les institutions représentatives
(parlements et autres), rendues impuissantes face au « marché » dont
elles acceptent les diktats. Voter démocrate, voter républicain ; cela n’a
aucune importance puisque votre avenir ne dépend pas de votre choix électoral
mais des aléas du marché.
Marx pensait que la construction aux Etats Unis d’un capitalisme
« pur », sans antécédent pré capitaliste, constituait un avantage
pour le combat socialiste. Je pense, au contraire, que les ravages de ce capitalisme « pur »
constituent l’obstacle le plus sérieux qu’on puisse imaginer.
L’objectif avoué de la nouvelle stratégie
hégémoniste des Etats Unis est de ne tolérer l’existence d’aucune puissance
capable de résister aux injonctions de Washington, et pour cela de chercher à
démanteler tous les pays jugés « trop grands », comme de créer le
maximum d’Etats croupions, proies faciles pour l’établissement de bases
américaines assurant leur « protection ». Un seul Etat a le droit d’être
« grand », les Etats Unis. Les objectifs du projet de Washington sont
l'objet d'un grand étalage dont la vertu principale est la franchise, quand
bien même la légitimation des objectifs serait-elle toujours noyée dans un
discours moralisateur propre à la tradition américaine. La stratégie globale
américaine vise cinq objectifs : (i) neutraliser et asservir les autres
partenaires de la triade (l'Europe et le Japon) et minimiser la capacité de ces
Etats d'agir à l'extérieur du giron américain ; (i) établir le contrôle
militaire de l'OTAN et "latino-américaniser" les anciens morceaux du
monde soviétique ; (iii) contrôler sans partage le Moyen Orient et l’Asie
centrale et leurs ressources pétrolières : (iv) démanteler la Chine, s'assurer
la subordination des autres grands Etats (Inde, Brésil) et empêcher la
constitution de blocs régionaux qui pourraient négocier les termes de la
globalisation ; (v) marginaliser les régions du Sud qui ne représentent pas
d'intérêt stratégique.
L’hégémonisme des Etats Unis repose donc en
définitive plus sur la sur dimension de leur puissance militaire que sur les
« avantages » de leur système économique. Je me contenterai donc de
résumer le sens des développements que j’ai consacrés à cette question en
mettant l’accent sur l’avantage politique-réel – dont bénéficient les Etats
Unis : ils sont un Etat, l’Europe ne l’est pas. Ils peuvent donc se poser
en leader incontesté de la triade en faisant de leur puissance militaire et de
l’OTAN qu’ils dominent le « poing visible » chargé d’imposer l’ordre
impérialiste nouveau aux récalcitrants éventuels. Mais derrière cette façade il
y a quand même un peuple en dépit de sa niaiserie politique. Mon intuition est
néanmoins que l’initiative du changement ne viendra pas de là-bas, même s’il
n’est pas impossible que le wagon américain vienne par la suite s’accrocher à
d’autres qui amorceraient le mouvement.
L’Europe, comme on le voit, n’est pas à l’abri
d’une dérive appauvrissante de même nature. Avec le ralliement libéral de ses
partis socialistes et la crise du monde du travail elle y est déjà bel et bien
engagée. Mais elle pourrait s’en dégager.
Le Canada peut-il être autre chose que la province
extérieure des Etats-Unis, comme l'Australie ? L’économiste de tempérament
est incapable d’imaginer un Canada autre que celui-ci, en dépit des traditions
politiques du Canada anglais et du rejet culturel du Québec. Mais les esprits
les plus lucides du pays non seulement l’imaginent mais s’emploient à faire avancer
la conscience de cette exigence. La route sera longue et difficile. Quel que
sympathique que soit le peuple québecois, juste et important son combat culturel, il
n’empêche que les forces politiques majeures du pays – polarisées sur la
dimension linguistique de leur résistance – ne conçoivent pas une déconnexion
de leur économie par rapport à celle du grand voisin. Lequel, évidemment, dans
ces conditions, se moque pas mal d’une autonomie ou même d’une indépendance du
Québec. Les Etats Unis pourront continuer à piller au bénéfice de leur
gaspillage les immenses ressources naturelles du Canada – l’eau entre autre.
Le Japon
Voilà un
pays qui est placé dans une posture exactement inverse : économie
capitaliste dominante et simultanément ascendance culturelle non européenne.
Laquelle de ces deux dimensions l’emportera : la solidarité avec les
partenaires de la « triade » (les Etats Unis et l’Europe) contre le
reste du monde ou la volonté d’indépendance, soutenue par
« l’asiatisme » ? Les réflexions – voire les élucubrations – sur
ce thème constituent à elles seules une bibliothèque entière.
L’analyse non seulement économique mais également
de la géopolitique du monde contemporain me conduit à conclure que le Japon
restera dans le sillage de Washington. Comme l’Allemagne a accepté de l'être
jusqu'à ce jour, pour des raisons identiques. La globalisation à la mode est
construite – comme on ne le dit presque jamais – sur une asymétrie entre les
partenaires principaux de l’économie mondiale. Les Etats Unis enregistrent un
déficit structurel croissant de leur balance extérieure, la Chine et les autres
concurrents capitalistes majeurs (en particulier l'Allemagne et le Japon)
disposent de surplus importants. Cette asymétrie fonde une solidarité des
partenaires dans le malheur. Car sa disparition entraînerait tout le
capitalisme dans un chaos indescriptible dont l’humanité ne pourrait sortir
qu’en amorçant l’invention d’un autre système. Aussi cette solidarité
paraît-elle être bien solide : non seulement les classes dirigeantes du
Japon et de l’Allemagne en ont une conscience claire, mais encore leurs peuples
semblent en accepter le prix. Pourquoi et jusqu’à quand ?
Une réponse trop facile invoque à ce propos les
traditions autocratiques, l’esprit de soumission, l’acceptation du principe de
l’inégalité etc. Ce sont là des réalités historiques, mais comme toutes
celles-ci, n’ont pas de vocation à être éternelles. Une réponse un peu
meilleure à mon avis donne plus d’importance aux options stratégiques de
Washington au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Etats Unis avaient
alors choisi non pas de « détruire » ces deux adversaires – les seuls
à avoir menacé l’inexorable essor du candidat à l’hégémonie mondiale que les
Etats Unis représentaient – mais au contraire de les aider à se reconstruire et
devenir deux alliés fidèles. La raison évidente est qu’il y avait à l’époque
une menace « communiste » réelle, que représentaient l’URSS et la
Chine. Ce que, soit dit en passant, les dirigeants de la nouvelle Russie n’ont
pas compris. J’ai entendu dire par quelques-uns de ceux-là que, ayant opté pour
le capitalisme, la Russie se trouvait désormais dans une situation analogue à
celle du Japon et de l’Allemagne : elle a perdu la guerre mais peut gagner
la paix et la bataille économique. C’était oublier que n’ayant plus de
concurrents dangereux, l’establishment américain a opté ici pour la destruction
totale de son adversaire battu. Avec d’autant plus de cynisme que l’Europe lui
emboîte le pas, sans vouloir comprendre qu’elle contribue ainsi à rendre
beaucoup plus difficile la remise en cause de l’hégémonisme américain.
Revenant au Japon, y trouve-t-on quelques indices
d’une réaction populaire (je ne dis pas populiste au sens démagogique du mot)
et nationale (je ne dis pas nationaliste au sens chauvin du terme) ?
Derrière la façade de conformisme aveuglant au point d’inspirer des caricatures
faciles, à peine ébréchée en apparence par la « fin du miracle » et
l’essoufflement du parti unique dirigeant, comment pense le peuple
japonais ? La société japonaise est difficile à connaître. Ce que je crois
en avoir compris c’est que les certitudes complaisantes que le masque du
conformisme suggère sont moins solides qu’on ne le pense souvent. Entre autre
« un certain complexe d’infériorité » envers la Chine m’a semblé
revenir avec fréquence : nous avons loupé notre modernisation, ayant singé
les Occidentaux, les Chinois feront mieux (la seconde partie est peut être
discutable, mais c’est là une autre question). Le chinois reste la langue de
référence culturelle, un mauvais anglais n’étant utilisé que pour les relations
commerciales. Néanmoins le rapprochement avec la Chine que cette ligne de
pensée pourrait inspirer reste fort difficile. D’abord parce que le capital qui
domine le Japon reste ce qu’il est ; comme tout capital dominant
impérialiste. Ensuite parce que les Chinois et les Coréens le savent, au-delà
même de leur méfiance – justifiée – à l’égard de la puissance ennemie d’hier.
La Grande Bretagne et la France
L’amorce d’un changement aurait-elle plus de
chances en Europe qu’aux Etats Unis ou au Japon ? Je le pense –
intuitivement – sans sous-estimer néanmoins les difficultés tenant à la
diversité « des Européens », et voudrais tenter de m’en expliquer
ici.
La première raison de cet optimisme relatif tient
au fait que les nations de l’Europe ont une histoire riche et variée, dont
témoigne l’incroyable accumulation de ses vestiges médiévaux imposants. Mon
interprétation de cette histoire n’est certainement pas celle de
l’eurocentrisme dominant, dont j’ai rejeté (et je pense réfuté) les mythes,
développant en contrepoint la thèse que les mêmes contradictions propres à la
société médiévale qui ont été dépassées par l’invention de la modernité
opéraient ailleurs. Néanmoins je rejette avec autant de détermination les
élucubrations « anti européennes » de certains intellectuels du tiers
monde qui veulent se convaincre sans doute que leurs sociétés étaient plus
riches, plus avancées, et même meilleures que celles de l’Europe médiévale
« arriérée ». C’est oublier que le mythe du Moyen Age arriéré est lui-même
le produit du regard ultérieur de la modernité européenne. En fait si
l’histoire pré-moderne de l’Europe n’est pas meilleure que celle d’autres
régions du monde – les parcours historiques sont même plus semblables que
beaucoup le pensent, à mon avis – elle n’est certainement pas davantage
« pire » ou « inférieure ». Et en tout état de cause ayant
franchi la première le seuil de la modernité l’Europe a acquis depuis des
avantages qu’il me paraît absurde de nier. L’Europe est bien entendu diverse,
en dépit d'une certaine homogénéisation en cours et du discours "européen ».
Dans cette Europe diverse quels sont les éléments positifs et négatifs du point
de vue du potentiel de changement ?
L’Angleterre et la France sont les initiateurs de
la modernité, les deux sociétés qui l’ont construite systématiquement. Cette
affirmation un peu brutale ne signifie pas que cette modernité n’ait pas eu des
racines antérieures, en particulier – pour l’Europe - dans les villes
italiennes puis aux Pays Bas. Les contributions de l’Angleterre et de la France
dans la construction de la forme définitive de la modernité capitaliste loin
d’être similaires se sont déployées selon des axes différents même si on peut
les lire comme ayant été peut être finalement complémentaires.
L’Angleterre a traversé une période fort
tumultueuse de son histoire à l’époque de la naissance des rapports
capitalistes (mercantilistes) nouveaux ; elle s’est transformée de la « Merry
England » médiévale dans la triste Angleterre puritaine, a exécuté son
Roi et proclamé la République au XVIIe siècle. Puis tout s’est calmé ;
elle a franchi l’étape de l’invention de la démocratie moderne, bien que
censitaire, au XVIIIe, siècle puis au XIXe siècle celle de l’accumulation
ouverte par la révolution industrielle sans conflits majeurs. Non sans luttes
de classes certes, qui culminent avec le chartisme au milieu du siècle dernier,
mais sans que ces luttes ne se politisent au point de remettre en cause le
système dans son ensemble. Et ce caractère paraît bien se prolonger jusqu’à nos
jours. La France par contre franchit les mêmes étapes à travers une série
ininterrompue de conflits politiques violents. C’est la révolution française
qui invente les dimensions politiques et culturelles de la modernité
contradictoire du capitalisme, c’est en France que des luttes des classes
populaires, pourtant beaucoup moins clairement cristallisées que dans
l’Angleterre des seuls véritables prolétaires de l’époque, se politisent dès
1793, puis 1848, en 1871, et encore plus tard en 1936 autour d’objectifs
socialistes au sens fort du terme. Il n’y a pas eu de 1968 en Angleterre. Il y
a certes beaucoup d’explications qui ont été données à ces parcours différents.
Marx y fut très sensible et ce n’est pas un hasard s’il a porté l’essentiel de
son attention à l’analyse de ces deux sociétés, pour proposer une critique de
l’économie capitaliste à partir de l’expérience de l’Angleterre et une critique
de la politique moderne à partir de celle de la France.
Le passé britannique explique peut-être le présent
: la patience avec laquelle le peuple britannique supporte la dégradation de sa
société. Depuis les trains (qui parcourent le trajet Londres-Edinbourg en 5
heures et demi, autant qu’au temps de Marx qui s’en émerveillait !), les
appartements mal chauffés, la mal bouffe triomphante, la pauvreté visible, la
détérioration de l’éducation. Il est vrai que l’enseignement avait toujours été
en Angleterre plus inégal qu’en France ou en Allemagne et longtemps réservé à
la seule aristocratie, qui a donné un ton snob qui persiste dans ses grandes
universités (Oxford et Cambridge). L’Angleterre industrielle était en retard
par rapport à la France et à l’Allemagne dans les domaines de l’éducation
primaire et même de l’alphabétisation ordinaire. Certes l’Angleterre
contemporaine se situe dans certains domaines à la pointe de la recherche. Mais
à côté de cela que de conventionnalisme creux, notamment dans les sciences
sociales. Tout cela m’a convaincu qu’à l’origine de la dégradation se situe non
pas tant le « déclin de l’Empire » et celui de l’industrie (celui-ci
est plus une conséquence que la cause du mal) que le peu d’attachement des
Britanniques aux valeurs d’égalité. Le Labour Party dans l’après-guerre
immédiat avait tenté de remonter la pente. Cette page paraît être tournée.
Peut-être cette passivité s’explique-t-elle par le
report sur les Etats Unis de la fierté nationale britannique. Les Etats Unis ne
sont pas pour les Britanniques un pays étranger comme les autres ; ils
restent leur enfant prodigue et quelque peu monstrueux ; et on sait que
depuis 1945 l’Angleterre a fait l’option de se situer inconditionnellement dans
le sillage de Washington. L’extraordinaire domination mondiale de l’anglais
aide à vivre ce déclin sans peut être même en ressentir l’ampleur. Les Anglais
revivent leur gloire passée par procuration à travers les Etats Unis.
La Grande Bretagne reste une puissance clé pour
l’avenir de l’Europe. Et si une bonne partie de sa « nouvelle
gauche » a glissé à droite sans état d’âme – mais ici encore le phénomène
est très général dans toute l’Europe – une pléiade d’intellectuels britanniques
qui ne sont pas des « dinosaures » pour quiconque voit que le chaos
néo libéral n’a pas d’avenir contribuent activement au renouveau d’une pensée
critique. De surcroît Londres est à mon avis l’une des trois seules métropoles
mondiales, avec Paris et New York. La ville par elle-même est à mon goût d’une
laideur banale, produite par les destructions et l’absence de goût de son
capitalisme victorien précoce. Mais elle est une capitale cosmopolite
authentique. Toutes les autres capitales du premier monde, Berlin, Rome,
Madrid, Tokyo sont provinciales en comparaison des trois seules cités
mondiales. Il en est de même des mégalopolis du tiers monde, qu’il s’agisse de
Beijing, de Mexico ou de Sao Paulo, du Caire ou de Bombay. Le nombre des
étrangers ne constitue pas le critère de mon classement ; il y a beaucoup
de travailleurs immigrés dans tout le premier monde. Le cosmopolitisme des
trois capitales du monde plonge ses racines dans l’histoire, et pas seulement
coloniale et impériale. On ne peut pas comprendre Paris sans connaître le rôle
que cette ville a rempli dans la peinture moderne universelle par exemple. La
question de la coexistence avec les nouvelles masses de travailleurs immigrés
constitue un tout autre problème. La tendance générale est à leur ghettoisation.
Encore faut-il ici faire des nuances. En Angleterre, en Allemagne comme aux
Etats Unis avec les Noirs et les « hispaniques », la séparation est
plus fortement marquée qu’elle ne l’est en France. Les effets de la doctrine
assimilationniste de la tradition française – hélas attaquée aujourd’hui au nom
de cet absurde droit réactionnaire à la soit disant « différence » -
tranchent avec ceux des traditions « communautaristes », ou même
« ethnicistes ». Les sondages d’opinion sont ici particulièrement
trompeurs ; démentis par les faits réels.
Bien que le Brexit annonce la décomposition
inévitable de l’absurde construction européenne, les courants politiques qui
ont permis sa victoire au referendum ne remettent en cause ni l’ordre social
réactionnaire du libéralisme, ni l’alignement sur Washington. Par ailleurs dans
le système du libéralisme mondialisé la City, associée privilégiée de Wall
Street, demeure en position de force et aucune capitale financière sur le
continent ne peut se passer de ses services. L’Europe reste demanderesse.
L’histoire n’est néanmoins pas plus parvenue à son
terme en Grande Bretagne qu’ailleurs. Mais mon sentiment est que ce pays ne pourra
rejoindre le train du changement que si et lorsqu’il coupera le cordon
ombilical qui l’attache aux Etats Unis. Je n’en vois pas, pour le moment, le
moindre signe.
L’Allemagne
L’Allemagne le pourrait-elle ? Le parallèle
que j’ai fait plus haut entre ce pays et le Japon, tous deux brillants seconds
des Etats Unis et constitutifs de la véritable triade – le G3 – (Etats Unis,
Allemagne, Japon plutôt que Amérique du nord, Europe, Japon) ne le suggérait
pas.
Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Russie ne seraient
parvenus à la modernité capitaliste sans les brèches ouvertes par l’Angleterre
et la France. Je ne veux pas dire par là que les peuples de ces pays auraient
été pour quelque raison mystérieuse incapables de cette invention, réservée au
seul génie anglo-français. Je veux dire que les potentialités d’une invention
analogue n’étaient ici qu’analogues à celles disons des autres régions du monde
– Chine, Inde ou Japon par exemple. Mais une fois entré dans la modernité
capitaliste chaque peuple en façonne les modalités à sa manière, que sa
position dans celle-ci soit celle d’un centre nouveau (cas des pays européens
mentionnés et du Japon) ou celle d’une périphérie dominée.
Je lis l’histoire de l’Allemagne – et des autres –
à la lumière de cette option de méthode fondamentale. Je m’explique de cette
manière que le nationalisme allemand, mis en œuvre par les ambitions
prussiennes, ait compensé la médiocrité de la bourgeoisie, que Marx déplorait.
Le résultat n’a pas été seulement une forme autocratique de gestion de ce
nouveau capitalisme, qui au demeurant et en dépit de la tonalité ethniciste sur
laquelle il fondait son recours au nationalisme (faisant contraste avec les
idéologies universalistes anglaise et surtout française puis russe) n’est pas
parvenu à rassembler tous les Allemands (d’où l’éternel problème de l’Anschluss
autrichien non résolu jusqu’ici). Il a été aussi un facteur favorable à la
dérive criminelle et démentielle du nazisme. Mais il a été également, après le
désastre, un motif puissant de la construction de ce que certains ont qualifié
de « capitalisme rhénan », soutenu par les Etats Unis pour les
raisons que j’ai évoquées plus haut. Une forme capitaliste qui a délibérément
opté pour une démocratisation copiée du modèle anglo-franco-américain. Mais qui
reste sans racines historiques locales profondes, compte tenu de la vie brève
de la République de Weimar (le seul moment
démocratique de l’histoire allemande) et des ambigüités pour le moins
qu’on puisse dire du socialisme de la RDA.
Mon explication est historique, elle n’est pas
« atavique » et l’histoire ne connaît pas de fin. Or l’Allemagne est
aujourd’hui confrontée à des problèmes graves. Car le « capitalisme
rhénan » n’est pas le « bon capitalisme » par contraste avec le
modèle libéral extrémiste anglo-saxon ou l’étatisme de la France
« jacobine ». Chacun est différent, mais tous sont malades de la même
maladie, celle du capitalisme parvenu à un stade tardif caractérisé par la
prédominance de ses aspects destructifs. La page des capitalismes
« rhénan » et « étatiste » est d’ailleurs tournée ; et
le capitalisme mondialisé « anglo-américain » impose son modèle
exclusif dans toute l’Europe et au Japon.
A court terme la position de l’Allemagne – dans la
mondialisation sous hégémonie américaine, comme celle du Japon – paraît
confortable. Et la reprise d’une expansion vers l’Est, par une sorte de latino
américanisation de la République tchèque, de la Pologne, de la Hongrie, des
pays baltes, de la Slovénie, de la Croatie – l’os et la viande jetés à
l’Allemagne par les Etats Unis, peut nourrir l’illusion que le choix de Berlin
est durable. Cette option se satisfait sans problème d’une démocratie de basse
intensité et de médiocrité économique et sociale, confortés par les choix du
système européen de Maastrich et de l’euro. Mais il ne faut pas exclure, dans
le cas d’un entêtement des classes politiques de la droite classique chrétienne
et libérale et de la gauche social-démocrate à poursuivre dans cette voie sans
issue, l’émergence de populismes de droite, fascisants sans être pour autant
des remake du nazisme de l’entre-deux guerres, dont Haider en Autriche n’est
hélas que le prototype. Le trio Berlusconi-Fini-Bossi en Italie ne vaut pas
mieux. Les succès électoraux du Front national en France témoignent de la
réalité du danger général en Europe. A plus long terme, dans cette perspective,
les difficultés de l’Allemagne devraient s’aggraver et non s’atténuer. La
fragilité allemande se résume en deux mots : une démographie déclinante
(dans un quart de siècle l’Allemagne ne pèsera pas plus que la France et la
Grande Bretagne), une capacité inventive fort limitée. Le système éducationnel
allemand produit de bons agents d’exécution, peu de capacités créatives. Les
atouts économiques actuels de l’Allemagne reposent sur des productions
industrielles classiques (mécanique, chimie) qui incorporent de plus en plus,
pour se moderniser, du software inventé ailleurs. Et l’Allemagne, qui déclare
vouloir ouvrir ses portes aux informaticiens et mathématiciens indiens, le
reconnaît. Alors ? Que se passera-t-il ? Les générations passent et
le passé négatif s’estompe. Rien n’interdit de penser une réaction positive du
peuple allemand prenant conscience qu’il lui faut amorcer un changement hors
des sentiers battus.
Je crois
que si la France (qui alors entraînerait l’Allemagne) et la Russie reprennent plus d’initiative un autre avenir
pour l’Europe devient possible. Ce choix pourrait tout autant entraîner une
reprise de mouvements positifs amorcés dans les Europe méditerranéenne et
nordique, mais vite avortés.
L’Europe du Sud
L’Italie s’était un moment propulsée au centre de
la réflexion (et de l’action) critique, à partir du « long 1968 » des
années 1970. La puissance du mouvement était suffisante pour influencer d’une
certaine manière l’Etat de « centre gauche » de l’époque, en dépit du
renfermement du PCI sur lui-même. Cette belle page de l’histoire de l’Italie
est sans doute tournée.
Mussolini avait tenté de fondre en une nation le
kaléidoscope des provinces peu solidaires de l’Italie du XIX ième siècle.
L’effondrement du fascisme aurait effacé cette tentative s’il n’avait ouvert la
voie à une authentique hégémonie de la culture portée par le PCI (en partage il
est vrai avec l’Eglise Catholique) ; et la construction de la nation
italienne est indissociable de cette hégémonie. Le véritable suicide du PCI,
inattendu, incompréhensible et sans gloire a ramené l’Italie cent ans en
arrière et en a fait un pays devenu insignifiant en Europe et dans le monde !
On ne peut alors que se poser les questions
relatives aux faiblesses de la société qui l’ont permis. Un sens civique
national peu développé pour le moins qu’on puisse dire qui peut-être trouve son
explication dans le fait que les maîtres des Etats italiens ayant été le plus
souvent des étrangers les peuples concernés ne voyaient en eux que des
adversaires à tromper autant que possible. La nation italienne – qui existe –
n’a pas encore suffisamment surmonté ce handicap et, peut-être que, fragilisée
de ce fait, elle a laissé encore la porte ouverte à cette incroyable involution
que représente la « Ligue Lombarde ». Cette catastrophe s’articule
sur l’émergence d’un populisme qui se nourrit de la remontée à la surface du
fond fasciste. En Italie comme en France la libération aux temps de la seconde
guerre avait été également une quasi guerre civile. De ce fait les fascistes
furent contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945 mais ils
n’avaient jamais véritablement disparu. Néanmoins une telle involution est
difficilement imaginable sans faire appel aux deux raisons suivantes. D’abord
l’évolution de l’économie du pays qui, en dépit de son « miracle »
qui avait assuré aux Italiens jusqu’à la crise en cours un niveau de vie
meilleur que celui des Britanniques, demeure fragile. Une fragilité sur
laquelle les discours parfois dithyrambiques sur la « troisième
Italie » et son « capital social » exceptionnel restent trop
silencieux. Mais ensuite par ce que l’intégration européenne telle que conçue
(depuis Maastricht surtout) a flatté la dérive et ses illusions. L’option
européenne sans réserves qui a conquis tout l’espace politique italien est à
mon avis le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle le pays
s’est engagé.
Le même ralliement frénétique et sans réflexion au
projet européen tel qu’il est a fortement contribué à faire avorter le
potentiel de radicalité éventuelle des mouvements populaires qui ont mis un
terme aux fascismes en Espagne, au Portugal et en Grèce.
Ce potentiel était, il est vrai, limité en Espagne
où le franquisme est simplement mort de la belle mort de son chef tandis que la
transition avait été bien préparée par cette même bourgeoisie qui avait
constitué l’épine dorsale du fascisme espagnol. Les trois composantes
socialiste, communiste et anarchiste du mouvement ouvrier et populaire avaient été
déracinées par une dictature demeurée sanglante jusque tard dans les années
1970 (on fusillait encore à cette époque), une dictature soutenue par les Etats
Unis en échange de son anti communisme et de la concession de bases aux forces
américaines. En 1980 l’Europe posait comme condition à l’adhésion de l’Espagne
à l’Europe de la Communauté son entrée dans l’OTAN, c’est à dire la
formalisation définitive de sa soumission à l’hégémonisme de Washington !
Le mouvement ouvrier n’en a pas moins tenté de jouer un rôle dans la
transition, par le canal de ses « commissions ouvrières » constituées
dans la clandestinité au cours des années 1970.
Il était malheureusement évident que faute d’avoir pu rallier le soutien
des autres segments des classes populaires et intellectuelles cette aile
radicale du mouvement ne pouvait pas arracher à la bourgeoisie réactionnaire la
maîtrise de la transition.
Par contre, le potentiel radical des forces qui
ont véritablement abattu le fascisme au Portugal et en Grèce n’était en aucune
manière négligeable.
La révolte des forces armées qui a mis un terme au
salazarisme en avril 1974 a été suivi d’une gigantesque explosion populaire
dont l’épine dorsale était constituée par les communistes tant du PC officiel
que du maoisme. L’atmosphère de Lisbonne en témoignait. Otelo Carvalho animait
la tendance mondialiste-internationaliste du groupe dirigeant portugais et se
méfiait – à juste titre – de « l’Europe » telle qu’elle est. La
défaite de cette tendance au sein même du groupe dirigeant a fait le jeu de la
droite et allait substituer à la dominance de Lisbonne et du Sud où la gauche
est plus forte celle des paysans catholiques traditionnels du nord qui
fournissent l’essentiel des émigrants portugais en Europe. Le leadership de la
gauche passait de ce fait à des socialistes fort peu téméraires pour le moins
qu’on puisse dire. Depuis, le pays politique s’est endormi à nouveau d’un
sommeil profond et ce qui reste des mouvements révolutionnaires vit dans la
nostalgie des années 1974-1975.
En Grèce également le choix en faveur de l’Europe
telle qu’elle est ne s’imposait pas d’évidence au lendemain de la chute des
colonels. Le peuple grec n’avait pas oublié que ce régime fasciste avait
précisément été soutenu par les Etats Unis et l’Europe – même si la France
accueillait, au titre de réfugiés politiques, un bon nombre d’intellectuels.
Les options internationales d’Andréas Papandréou n’étaient pas sans fondement
réfléchi. Et même si les communistes des deux partis (de l’intérieur et de
l’extérieur) exprimaient des réserves à l’égard de la personne de Papandréou –
dirigeant de style « patriarcal » - et de l’hétéroclisme du Pasok,
ils partageaient tous ensemble l’héritage de l’EAM. Pendant la seconde guerre
mondiale le PC était parvenu ici, comme en Yougoslavie, à constituer autour de
lui le front unique antifasciste. De ce fait la Grèce et la Yougoslavie sont
les deux seuls pays qui n’ont pas seulement « résisté » comme
d’autres aux envahisseurs allemands, mais n’ont jamais cessé de conduire une véritable
guerre qui a joué un rôle décisif dans l’effondrement instantané des armées
italiennes en 1943 et fixé sur leurs territoires d’importantes armées
allemandes. Or la résistance grecque, devenue révolution en 1945, a été battue
par l’intervention des Etats Unis et de la Grande Bretagne. La droite grecque
mise en place par ce moyen, avec l’approbation de l’Europe occidentale, non
seulement n’avait aucun titre de résistance à exhiber, mais est de surcroît
responsable de l’intégration de leur pays dans l’OTAN (aux côtés de la
Turquie !) dans le cadre duquel s’inscrit le projet européen tel qu’il
est. Que les classes populaires grecques et leurs leaderships politiques aient
été méfiants à l’égard des avances faites par la CEE à partir de 1980 n’est donc
ni difficile à comprendre, ni sans fondement.
La grande crise dans laquelle le capitalisme
mondialisé est désormais entré, et la stratégie mise en œuvre par les monopoles
financiers dominants (transférer le poids de la crise sur les partenaires
fragiles du système, entre autre la Grèce en l’occurrence) doit faire réfléchir
sur l’erreur stratégique de ceux qui ont pensé, en Grèce et ailleurs, que
l’adhésion au projet européen leur offrait une chance historique inespérée.
Les difficultés économiques éprouvées par la Grèce
du Pasok – passablement isolée – combinées aux pressions européennes ont fini
par éroder les espoirs placés dans l’option internationaliste,
« neutraliste », à tonalités « tiers-mondistes ». Peu à peu
donc la Grèce évoluait en direction de son intégration dans la nouvelle Europe,
une intégration qui à son tour a renforcé la bourgeoisie de ce pays, de type
compradore « cosmopolitique » (au sens négatif du terme) dont les
armateurs (parfois véreux) sont les modèles types, et face à laquelle le Pasok
est devenu un parti socialiste impuissant, comme ailleurs en Europe. Il reste
néanmoins quelques arrêtes dans la gorge du peuple grec : la position
dominante de la Turquie dans le système régional de l’OTAN (qui lui a pardonné
sans grand émoi son agression contre Chypre), l’agression de l’OTAN contre la
Yougoslavie. Les médias dominants présentent les protestations du peuple que
comme le produit d’une « solidarité orthodoxe ». Cela les dispensé
d’analyser la réalité, c’est à dire la contradiction ressentie par ce peuple
grec entre le discours démocratique de l’Europe et son alignement américain
archi réactionnaire.
Un basculement de même type a frappé Malte. Pays
curieux et sympathique, de langue arabe et de religion catholique revenue avec
la Reconquista et l’ordre de Malte. Le souvenir du passé est
suffisamment vivant pour que les Maltais désignent le carème chrétien de
l’avant Pâques de « ramadan ». Un parti de gauche populaire (le Parti
du Travail – « Labour Party ») plus radical que les membres de la
famille socialiste, teinté de communisme, majoritaire, nourrissait l’espoir
d’un rapprochement réel avec le monde arabe. Le mépris dans lequel les Anglais
tenaient ce peuple « demi-arabe » favorisait peut être ce sentiment.
Mais les Etats arabes – tout à fait insensibles – n’ont jamais répondu aux
attentes des Maltais, dont le seul souvenir est pour eux celui de ces colons de
seconde zone venus dans les fourgons de l’armée britannique. Le vent a
donc tourneé. Malte n’a pas résisté aux
sirènes européennes.. Chypre a finalement succombé de la même manière, après
que l’époque du patriarche Makarios, ami de l’Union Soviétique et de Nasser,
fût révolue. Le peuple de Chypre doit le regretter aujourd’hui.
L’Europe du Nord
Pour des raisons sans doute différentes les pays
nordiques ont maintenu jusqu’à tardivement des attitudes de méfiance à l’égard
du projet européen tel qu’il est. La Suède était hors OTAN, par son choix
propre, la Finlande par obligation, tandis que la Norvège et le Danemark
optaient pour l’OTAN.
C’est la Suède qui, sous la conduite d’Olof Palme,
tentait de faire avancer le plus loin possible une option mondialiste –
internationaliste – neutraliste. La Suède présentait alors une figure très
particulière en Europe que je résumais dans une phrase brève : « Une
Union soviétique civilisée ». Je voulais dire par là que son option
« étatiste-socialiste » comme son sens de l’internationalisme
tranchaient sur les tendances dominantes ailleurs dans les forces social-démocrates
d’Europe. Le retournement a donc été brutal à partir de l’option européenne du
pays et le glissement à droite de sa social-démocratie, non moins rapide. Le
discours à la mode est connu : le temps du Welfare State est passé,
il nous faut être comme les autres Européens etc. Rien d’original dans toutes
ces billevesées. Ce retournement oblige néanmoins à réfléchir sur les points
faibles de l’expérience exceptionnelle de la Suède : le rôle peut être
trop personnel de Palme, les illusions de la jeunesse qui, longtemps enfermée dans
ce pays relativement très isolé, découvrait tardivement le monde avec une bonne
dose de naïveté après 1968, mais aussi le passé terne pendant la seconde guerre
mondiale, longtemps caché.
La société norvégienne constituée de petits
paysans et pêcheurs, sans la présence d’une classe aristocratique analogue à
celle de la Suède et du Danemark, est particulièrement sensible, de ce fait, au
thème de l’égalité. Ce qui explique sans doute la puissance relative de son
parti de gauche (communiste) AKP et l’option radicale de sa social-démocratie
qui jusqu’à ce jour résiste à sa manière aux syrènes européennes et néo
libérales. Les Verts sont apparus dans ce pays avant les autres, et le
norvégien Johan Galtung a été un
pionnier de l' idéologie écologique. En contrepoint l’appartenance du pays à
l’OTAN et l’aisance financière que lui procure le pétrole de la Mer du Nord
(une aisance toujours un peu corruptive à la longue) freinent certainement ces
tendances positives.
L’indépendance que la Finlande a obtenu sans combat
pendant la révolution russe (Lénine l’avait acceptée sans la moindre réticence)
était moins le produit d’une volonté unanime qu’on ne le dit souvent. Le grand-duché
bénéficiait déjà dans l’Empire russe d’une très large autonomie jugée
satisfaisante par l’opinion d’alors ; et ses classes dirigeantes servaient
le Tsar avec autant de sincérité que celles des pays baltes (la statue du Tsar
à Helsinki n’a jamais été déboulonnée). Les classes populaires elles, n’ont pas
été insensibles au programme de la révolution russe. C’est pourquoi
l’indépendance ne réglait pas les problèmes du pays, qui ne le furent qu’au
terme d’une guerre civile interne, finalement gagnée de justesse par la
réaction (avec l’appui de l’Allemagne impériale puis des Alliés), qui devait plus
tard glisser vers le fascisme dont elle fut l’alliée pendant la seconde guerre
mondiale. Cependant, compte tenu de ce qu’allait devenir l’Union Soviétique,
l’indépendance de la Finlande a certainement été finalement positive. Ce qu’on
appelle la « finlandisation » que la propagande de l’OTAN présentait
comme un statut inacceptable n’était en fait qu’un neutralisme (certes imposé à
l’origine par le traité de paix) qui aurait pu constituer l’une des bases d’une
reconstruction européenne meilleure que celle du projet atlantiste. La présence
jusqu’aujourd’hui d’une gauche finnoise regroupée sous la bannière d’une
« alliance de gauche » est, à mon avis, l’expression de ce potentiel
qui n’a pas disparu. Les pressions européennes, qui l’ont emporté sur le terrain
monétaire (par la participation de la Finlande à l’euro), parviendront-elles à
ronger cet héritage historique intéressant ?
Peut-on attendre quelque chose du Danemark, dont
l’économie dépend trop largement de celle de l’Allemagne? Cette dépendance est
vécue un peu névrotiquement, comme en ont témoigné les votes successifs ambigus
et confus sur la question de l’Euro ; mais il ne me semble pas qu’elle
puisse être remise en question par une social-démocratie ici tout à fait
classique. « L’alliance rouge-verte » est, de ce fait, passablement
isolée.
On ne peut ignorer que les Pays Bas ont été à
l’origine de la révolution bourgeoise au XVIIe siècle, avant l’Angleterre et la
France. Mais la taille modeste des Provinces Unies devait empêcher ce pays de
réaliser ce que ses élèves concurrents allaient faire. Néanmoins l’héritage de
cette histoire n’est pas perdu. Les Pays Bas ne sont pas seulement une
démocratie qui, bien que bourgeoise, se situe à l’avant-garde de la tolérance
et de la liberté. Ils sont aussi un pays cosmopolite (au sens positif du terme)
et Amsterdam est – en petit – ce que Londres et Paris sont, des capitales
mondes, non pas tant par la prolifération – devenue banale – des restaurants
« exotiques » et des immigrés, que par son atmosphère et quelques-unes
de ses institutions, qu’il s’agisse de l’ISS (Institute for Social Studies),
du TNI (Transnational Institute), de l’Amsterdam School for Social
Research. Néanmoins au plan de son système économique, financier et
monétaire, les Pays Bas évoluent désormais dans le giron du mark/euro.
Du nouveau ? L’Europe est-elle capable de
sortir de l’insignifiance de la place politique qu’elle occupe dans le monde ?
A un moment, durant les décennies 1970-1980,
j’avais pensé que la constitution en Europe d’un axe nord-sud
« neutraliste » Suède-Finlande-Autriche-Yougoslavie-Grèce était
pensable et aurait pu avoir des effets positifs tant sur les pays du noyau
européen occidental que sur ceux de l’Est. Il aurait contribué à faire
réfléchir les premiers sur leur alignement atlantiste et peut être aurait
trouvé un écho favorable en France. Hélas de Gaulle n’était plus là et les
gaullistes avaient bel et bien oublié les réserves du général à l’encontre de
l’OTAN. Un tel axe aurait aussi peut être contribué à donner plus de chances à
un glissement des pays de l’Est européen vers des positions de centre gauche,
évitant leur chute à droite ultérieure. Ce projet aurait amorcé la construction d'une authentique
"autre Europe", véritablement sociale et donc ouverte sur l' invention
d'un socialisme du XXI ème siècle, respectueuse des nations qui la composent,
indépendante des Etats Unis, facilitant une réforme digne de ce nom dans les
pays soviétisés. Cette construction était possible, en parallèle avec l'Europe
de Bruxelles, alors réduite à une Communauté économique d'une portée encore
limitée. J’étais parvenu à porter ces idées à la connaissance de la direction
de la gauche unie finlandaise, de la direction de la social-démocratie
suédoise, de Chancelier Kreisky à Vienne, du gouvernement yougoslave et du
Pasok. J’ai même eu l’impression que l’idée ne leur déplaisait pas. Mais il n’y
a pas eu de suite.
Les gauches européennes n'ont pas pris la mesure
de l'enjeu et ont soutenu le déploiement du projet de Bruxelles. Un projet réactionnaire
dés le départ, conçu par Monnet (dont les opinions farouchement anti
démocratiques sont connues comme on peut le lire dans le livre de JP
Chevènement, La faute de M. Monnet, 2006). Un projet fabriqué avec le
Plan Marshall par Washington pour réhabiliter les droites (sous le couvert de
la "démocratie chrétienne", voire fascistes) que la seconde guerre
mondiale avait condamné au silence, pour annihiler toute portée à la pratique
de la politique démocratique. Les partis
communistes l'avaient compris. Mais à l'époque l'alternative d'une Europe
"soviétique" n'était déjà plus crédible. Leur ralliement
inconditionnel ultérieur ne valait pas mieux, quand bien même ait il été
déguisé en "euro communisme".
Aujourd’hui non seulement l' Union européenne a
enfermé les peuples du continent dans l' impasse, bétonnée par le double choix
"libéral" et atlantiste ( l' Otan), mais encore est devenue l'
instrument de "l' américanisation" de l' Europe, substituant la
culture du "consensus" des Etats Unis à la culture politique du
conflit de la tradition européenne. Le ralliement « définitif » (pour
autant que cette qualification ait un sens) de l'Europe à l'atlantisme n'est
pas impensable. La conscience des avantages que procure l'exploitation de la
planète au bénéfice de l'impérialisme collectif de la triade hante bien des
esprits. Pour ceux-là le « conflit » avec les Etats Unis tourne
autour du partage du butin, guère plus.
Ce que j'appelle « l'alter mondialisme des bobos » (pour
utiliser un terme du jargon parisien qui désigne bien les segments des classes
moyennes des pays opulents en question) exprime, avec ou sans lucidité, cette
tendance. Et si jamais le projet devait être poursuivi envers et contre tout,
alors les instances de l'Europe seraient devenues l'obstacle principal au
progrès de ses peuples. Car, et c'est ma thèse depuis longtemps, plus la
société est imprégnée des "valeurs" du capitalisme (le marché roi,
l'individu façonné par celui-ci se pensant également roi), plus difficile est
leur dépassement.
La reconstruction européenne passe donc par la
déconstruction du projet en place. Cette remise en cause du projet
européen-atlantique tel qu’il est et la cristallisation d’une alternative de
construction d’une Europe à la fois sociale et non impérialiste à l’égard du
reste du monde sont-ils encore aujourd’hui pensables ? Je le crois, et
crois même que leur amorce à partir d’un pôle quelconque ne tarderait pas à
trouver des échos favorables dans toute l’Europe. Une gauche authentique en
tout cas ne devrait pas pouvoir penser autrement. Si elle ose le faire je suis
de ceux qui pensent que les peuples européens démontreraient alors qu'ils
peuvent encore jouer un rôle important dans le façonnement du monde de demain.
A défaut la probabilité la plus forte est l'effondrement du projet européen
dans le chaos. Ce qui ne déplairait pas non plus à Washington. Dans tous les
cas, avec sa « constitution » ou dans le chaos, l'Europe s'emploie à
annihiler sa place dans le monde. L'Europe sera socialiste, si ses gauches
osent le vouloir, ou ne sera pas.
Certes l’approfondissement de la crise systémique
du capitalisme sénile des monopoles généralisés, qui frappe le monde entier, se
solde dans les pays fragiles de l’Europe du Sud (Grèce, Espagne, Portugal) par
un désastre social sans pareil. Elle frappe également durement les pays de
l’Est européen, réduits au statut de semi-colonies de l’Europe occidentale, en
particulier de l’Allemagne (mais cette question n’est pas l’objet de notre
analyse). On comprend alors l’émergence récente d’immenses mouvements
populaires (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne) qui ont emporté
quelques victoires brillantes dans leur rejet des politiques d’austérité
extrêmes imposées par Berlin et Bruxelles. Force est de constater que les
opinions générales dans les pays concernés n’imaginent pas encore qu’il leur
faut déconstruire le système européen ; elles préfèrent faire la politique
de l’autruche et se convaincre que cette Europe est réformable. Leurs
mouvements demeurent de ce fait jusqu’ici paralysés.
Je reviens donc sur mon intuition, évoqué plus
haut. J’imagine que le changement ne pourra être amorcé que si la France prend
quelques initiatives courageuses allant dans ce sens. Elle entraînerait alors
l’Allemagne et, partant, le reste de l’Europe. La route serait alors ouverte
pour un rapprochement avec la Chine et la Russie. L’Europe, dont le statut sur
la scène politique internationale est condamné à l’insignifiance par son
ralliement au projet de domination mondiale de Washington, pourrait alors mettre
en valeur sa puissance économique au service de la reconstruction d’un monde
polycentrique authentique. A défaut « l’Occident » restera américain,
l’Europe allemande, le conflit Nord Sud central. Des avancées possibles dans
les seules périphéries du système global : un « remake » du XX
ième siècle.