lundi 26 septembre 2016

SAMIR AMIN, Le Sud découvre qu'il est entravé, pas en retard



Le sud découvre qu’il est entravé, pas en retard
Auteur : Samir Amin
Ouvrage de référence : Samir Amin, Le développement inégal, Editions de Minuit, Paris, 1973.
Texte corrigé, in, Le Monde diplomatique ; Manuel d’Economie critique ; 2016
En 1949, le président américain Harry Truman (1945-1953) emploie, pour la première fois, le concept de « sous-développement », au sujet de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine dont il craint que la pauvreté ne les fasse basculer dans l’escarcelle « communiste ». Dans cette perspective, le développement est conçu comme un processus linéaire : engagés plus tôt que les autres dans cette voie, les pays du Nord ont pris une avance qu’il revient au Sud de rattraper. Comment ? En s’intégrant toujours davantage au phénomène de mondialisation. En d’autres termes, en tournant le dos à la volonté – jugée irrationnelle – d’exercer leur souveraineté nationale dans le domaine économique et en ouvrant la porte au vent modernisateur du capital international…
Pourtant l’idée d’une linéarité du développement avait été remise en cause, notamment par l’économiste argentin Raul Prebisch (1901-1986). Dès les années 1940, celui-ci décompose le monde entre un Centre (en substance, les pays de la modernité capitaliste) et une Périphérie (le reste du monde). A son tour en 1957 Samir Amin soutenait que sous-développement et développement ne se succèdent pas, mais sont concomitants : ils constituent les deux faces du déploiement mondial du capitalisme, lequel conduit à l’accumulation des richesses au Nord. Qu’on en juge : l’écart entre les différentes sociétés constituant plus de 95 % de la population planétaire vers l’an 1500 était au plus de un à deux (pas toujours à l’avantage des sociétés européennes). Au terme de cinq siècles de déploiement capitaliste, il est passé de 1 à plus de 30, une évolution sans pareille dans l’histoire de l’humanité. Siphonnant les richesses du Sud, le développement (du Centre) engendre donc mécaniquement le sous-développement (de la Périphérie), comme l’observe l’économiste germano-américain André Gunder Frank dans les années 1970. A l’époque, d’autres – tels l’auteur de ces lignes – soulignent la nature « inégale » du développement.
On ne s’étonnera donc pas que l’intégration de l’Afrique au système du capitalisme des métropoles lors de sa colonisation n’ait pas conduit au rattrapage de son « retard » en termes de développement. L’objectif était tout autre : renforcer la puissance des Etats colonisateurs dans le cadre de la compétition qu’ils se livraient entre eux. Tout comme l’Afrique colonisée, les pays que les institutions financières internationales invitent aujourd’hui à ouvrir leurs portes au capital international n’observent aucune modernisation de leur appareil productif. L’opération se traduit par le pillage de leurs ressources naturelles, le ratissage financier de l’épargne nationale ou… les deux.
Comment rompre avec le piège du développement inégal ? L’idée avancée à des degrés divers de radicalité et de remise au cause du modèle capitaliste – consiste à s’engager dans la voie d’un développement autocentré se donnant pour objectif prioritaire la construction d’un système productif national souverain fondé sur l’industrialisation et la rénovation de l’agriculture paysanne. Les effets du rapport inégal centres/périphéries peuvent alors être réduits sur le plan économique, conduisant à un rééquilibrage du rapport de force sur la scène politique internationale. C’est l’esprit de la Conférence de Bandung, qui rassembla en 1955 les pays dits « non-alignés » : celui de la solidarité active des peuples du Sud, condition de la démocratisation de leurs sociétés et du progrès social.
Mais les mesures à mettre en œuvre pour y parvenir ont mauvaise presse à l’heure actuelle. Protectionnisme, contrôle des changes, stimulation de l’économie par l’Etat, etc. : elles font toutes partie de la boîte à outils à laquelle le Nord a eu recours pour se développer. Mais de là à laisser le Sud en faire usage…

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