Le sud découvre
qu’il est entravé, pas en retard
Auteur :
Samir Amin
Ouvrage de
référence : Samir Amin, Le développement
inégal, Editions de Minuit, Paris, 1973.
Texte
corrigé, in, Le Monde diplomatique ; Manuel d’Economie critique ;
2016
En 1949, le
président américain Harry Truman (1945-1953) emploie, pour la première fois, le
concept de « sous-développement », au sujet de pays d’Asie, d’Afrique
et d’Amérique latine dont il craint que la pauvreté ne les fasse basculer dans
l’escarcelle « communiste ». Dans cette perspective, le développement
est conçu comme un processus linéaire : engagés plus tôt que les autres
dans cette voie, les pays du Nord ont pris une avance qu’il revient au Sud de
rattraper. Comment ? En s’intégrant toujours davantage au phénomène de
mondialisation. En d’autres termes, en tournant le dos à la volonté
– jugée irrationnelle – d’exercer leur souveraineté nationale dans le
domaine économique et en ouvrant la porte au vent modernisateur du capital
international…
Pourtant l’idée
d’une linéarité du développement avait été remise en cause, notamment par
l’économiste argentin Raul Prebisch (1901-1986). Dès les années 1940, celui-ci
décompose le monde entre un Centre (en substance, les pays de la modernité
capitaliste) et une Périphérie (le reste du monde). A son tour en 1957 Samir
Amin soutenait que sous-développement et
développement ne se succèdent pas, mais sont concomitants : ils
constituent les deux faces du déploiement mondial du capitalisme, lequel conduit
à l’accumulation des richesses au Nord. Qu’on en juge : l’écart entre les
différentes sociétés constituant plus de 95 % de la population planétaire vers
l’an 1500 était au plus de un à deux (pas toujours à l’avantage des sociétés
européennes). Au terme de cinq siècles de déploiement capitaliste, il est passé
de 1 à plus de 30, une évolution sans pareille dans l’histoire de l’humanité.
Siphonnant les richesses du Sud, le développement (du Centre) engendre donc
mécaniquement le sous-développement (de la Périphérie), comme l’observe
l’économiste germano-américain André Gunder Frank dans les années 1970. A
l’époque, d’autres – tels l’auteur de ces lignes – soulignent la
nature « inégale » du développement.
On ne s’étonnera
donc pas que l’intégration de l’Afrique au système du capitalisme des
métropoles lors de sa colonisation n’ait pas conduit au rattrapage de son
« retard » en termes de développement. L’objectif était tout
autre : renforcer la puissance des Etats colonisateurs dans le cadre de la
compétition qu’ils se livraient entre eux. Tout comme l’Afrique colonisée, les
pays que les institutions financières internationales invitent aujourd’hui à
ouvrir leurs portes au capital international n’observent aucune modernisation
de leur appareil productif. L’opération se traduit par le pillage de leurs
ressources naturelles, le ratissage financier de l’épargne nationale ou… les
deux.
Comment rompre
avec le piège du développement inégal ? L’idée avancée à des degrés divers
de radicalité et de remise au cause du modèle capitaliste – consiste à
s’engager dans la voie d’un développement autocentré se donnant pour objectif
prioritaire la construction d’un système productif national souverain fondé sur
l’industrialisation et la rénovation de l’agriculture paysanne. Les effets du
rapport inégal centres/périphéries peuvent alors être réduits sur le plan
économique, conduisant à un rééquilibrage du rapport de force sur la scène
politique internationale. C’est l’esprit de la Conférence de Bandung, qui
rassembla en 1955 les pays dits « non-alignés » : celui de la
solidarité active des peuples du Sud, condition de la démocratisation de leurs
sociétés et du progrès social.
Mais les mesures à
mettre en œuvre pour y parvenir ont mauvaise presse à l’heure actuelle. Protectionnisme,
contrôle des changes, stimulation de l’économie par l’Etat, etc. : elles
font toutes partie de la boîte à outils à laquelle le Nord a eu recours pour se
développer. Mais de là à laisser le Sud en faire usage…
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