SAMIR AMIN ; extraits des Mémoires
La bataille de l’Idep
La création du Codesria
Le Forum du Tiers Monde
Le Forum Mondial des Alternatives
I La bataille de l’ IDEP
Professeur à l’IDEP-Dakar (1963-1967)
J’avais accepté,
courant 1962, de faire partie d’une équipe que les Nations Unies voulaient
constituer pour créer en Afrique un « Institut de Planification et de
Développement ». J’étais donc allé à Addis Abeba et devais pendant un mois
cogiter avec les membres de cette équipe. J’avoue que je ne fus pas
impressionné par ce qui s’y dessinait. La majorité - bureaucrates africains et
« experts » étrangers - voyaient les choses d’une manière fort
simple. On sait ce qu’il faut faire, tant ce que doit être une « bonne
politique de développement » qu’un « bon enseignement des techniques
de planification et de gestion ». C’est tout écrit dans les rapports
d’experts, c’est un savoir qui est dans la tête de tous les bons profs. Naïveté
incroyable des uns, prétention stupide d’autres. Mon point de vue était
minoritaire, bien qu’il fut soutenu par quelques personnages clé, au-dessus de
l’équipe, les uns à New York (Philippe de Seynes), les autres à Addis (quelques
grands diplomates africains, des hauts fonctionnaires éthiopiens qui se
révélaient bien au-dessus de la moyenne du continent, en dépit de tous les
préjugés concernant leur pays « qui n’a pas eu la chance d’être
colonisé »), et de l’Anglais Arthur Ewing qui assurait l’intérim du
Secrétariat de la C.E.A., en attendant l’arrivée de Robert Gardiner, lequel, je
dois le dire aussi, a vite montré qu’il penchait plutôt de notre côté. L’essai
valait donc la peine qu’on s’y associe, et en octobre 1963 nous quittions,
Isabelle et moi, Bamako pour nous installer à Dakar, siège du nouvel Institut
Africain de Développement et de Planification, IDEP.
L’I.D.E.P. devait me
faire découvrir rapidement à la fois les possibilités que l’O.N.U. offrait -
faire du neuf, dans un esprit multinational - mais aussi les faiblesses
extrêmes de ce système, ballotté entre des forces directrices centrifuges
impossibles à concilier, pour des raisons intrinsèques tenant précisément à sa
nature internationale. La valse des directeurs de l’I.D.E.P. au cours des
années soixante, leur changement annuel pendant les quatre premières années de
l’existence de l’Institution, à un stade premier où au contraire il aurait
fallu le maximum de continuité, étaient bien l’expression de ces faiblesses.
Bien que le comité préparatoire ait produit un document définissant les
objectifs de l’Institut, son mode d’opération et de financement, les lignes
générales de son programme d’enseignement (sans que la recherche n’y fut
mentionnée autrement que par pure forme), ce document était du style des
« résolutions » de l’O.N.U., diplomatique et ambigu. Le directeur et
le collectif qui avaient la responsabilité de le mettre en oeuvre disposaient
donc d’une marge d’autonomie - et de manoeuvre - non négligeable, si on avait
voulu en faire usage.
Je ne sais comment la
direction fut d’abord confiée, la première année, à un couple curieux aux
fonctions mal définies : Christian Vieyra (juriste béninois, on disait alors
dahoméen) et John Mars (professeur d’économie en Grande Bretagne, d’origine
autrichienne). Chacun d’eux criait fort : je suis le directeur, le premier en
français, le second en anglais, l’un et l’autre rébarbatifs au bilinguisme, ne
communiquant (généralement pour s’insulter) que par interprète (gêné)
interposé. Vieyra était proche des hommes politiques les plus modérés de
l’Afrique francophone, du Dahomey en particulier, sensibles à l’extrême aux
opinions des experts de la coopération française (ex Ministère des Colonies,
très vite rebaptisé sans quitter les lieux d’ailleurs et sans grand changement
de personnel). Mars était un professeur d’économie conventionnelle, qui n’avait
jamais ni connu le « tiers monde » ni réfléchi à ses problèmes. Il
était de surcroît d’une naïveté politique illimitée.
Robert Gardiner s’est
débarrassé du tandem Vieyra-Mars et a nommé l’année suivante le danois Boserup.
J’ai du respect pour cet homme ouvert et curieux d’apprendre. Boserup était
venu avec la mission de trouver, en un an, un directeur africain qui lui
succéderait. Il tint sa promesse ; mais son choix fut, à mon avis, malheureux.
Le sénégalo-mauritanien Mamoudou Touré n’était préparé en rien pour assumer
cette fonction, ce qui ne devait pas l’empêcher de faire carrière plus tard, au
F.M.I., dont il fut le serviteur zélé au Zaïre, puis, un temps, comme ministre
des Finances à Dakar. Touré n’avait pas d’idées particulières concernant le
rôle de l’I.D.E.P., qu’il acceptait de voir « enseigner des
techniques » sans guère plus. De
surcroît il était craintif à l’extrême et voulait donc éviter à tout prix la
conduite de recherches qui auraient pu être critiques et déplaire, dans tel ou
tel gouvernement, à un quelconque ministre. De mon côté je n’estimais pas
possible un enseignement sans recherches et je poursuivais celles-ci -
utilisant la marge de liberté dont nous disposions si on voulait s’imposer -
par des travaux sur la Côte d’Ivoire, le Mali, les pays du Maghreb. Ce que j’en
tirais effrayait Touré qui aurait voulu mettre ces « rapports » sous
clé et en interdire tout usage ou diffusion. C’est pour ces raisons que je
commençais à songer devoir quitter l’I.D.E.P., si Touré y conservait son poste.
Quand je suis parti donc, en octobre 1967, ce directeur était toujours là, mais
pas pour longtemps puisqu’il devait être recruté peu de temps après par le
F.M.I. Son successeur fut David Carney, auquel je succédais moi-même en 1970.
En quittant
l’I.D.E.P. j’avais cru utile d’adresser directement au secrétaire général de
l’O.N.U. - à l’époque U Thant - une lettre dans laquelle j’expliquais les
raisons de ma démission, sans mentionner quoi que ce soit de personnel, ni me
concernant ni concernant les collègues et le directeur. J’expliquais simplement
qu’à mon avis, le rôle de l’I.D.E.P. devait être autre que celui d’une école
d’enseignement de techniques, mal placée dans la concurrence sur ce terrain
avec les universités d’Afrique et d’ailleurs ; que l’Institut par contre devait
tenter de devenir l’un des centres majeurs de réflexion critique sur les
conceptions et les pratiques du développement en Afrique et articuler son
enseignement sur ce type de débats. C’est cette lettre - retrouvée plus tard
par la mission que le PNUD devait organiser en 1969 pour proposer des solutions
à la crise de l’Institut qui a fait penser à moi en haut lieu pour prendre la
succession.
J’avais donc la
charge d’enseigner à l’I.D.E.P. la comptabilité nationale et les techniques (et
expériences) africaines de planification. J’enseignais donc les techniques de
l’input output, dont le maniement est relativement simple et formateur d’un
minimum de rigueur, toujours nécessaire, mais je garde l’opinion que j’ai
exprimée que la technique ne doit pas servir de paravent pour éluder les choix
sociaux et politiques fondamentaux qui précèdent. J’enseignais également
l’analyse de projets. Mais là je mettais en garde : ou bien cette analyse n’est
rien de plus que la rationalisation du calcul capitaliste de rentabilité, et il
faut le connaître pour comprendre comment le monde réel (qui est capitaliste)
fonctionne ; ou bien on prétend extrapoler la logique de ce calcul pour lui
donner une dimension sociale qui lui est étrangère. Et dans ce cas on propose
aux décideurs nationaux des instruments qu’ils ne peuvent utiliser parce qu’ils
sont en conflit avec le mode de décision que mettent en oeuvre les agents
économiques réels. Ce type de « planification », qui a évidemment la
préférence de la Banque mondiale au point qu’elle n’en connait pas d’autres,
consiste donc en définitive à jeter de la poudre aux yeux. Le choix traduit en
fait un refus de planifier. Qui est logique. Si le marché est autorégulateur,
pourquoi intervenir ? Le développement d’ailleurs n’a plus de sens particulier
; il n’est que le résultat spontané des « forces du marché », il
devient synonyme d’expansion du capitalisme, alors que la spécificité du
concept de développement est précisément de s’en distinguer, d’être la
traduction d’un projet sociétaire identifiable en termes d’objectifs sociaux et
politiques.
Il fallait donc, à
mon avis, avant tout apprendre aux futurs fonctionnaires du Plan à identifier
ces incohérences, à en comprendre le mécanisme du déploiement, à proposer des
correctifs. Ce que j’avais appris à faire au Caire, à Bamako et au S.E.E.F.
était ici essentiel pour mon enseignement. Je le proposais sous la forme
d’exercices, d’abord faits en classe, puis donnés à refaire par les étudiants
seuls. J’inventais un T.E.E. (Tableau Economique d’Ensemble) simplifié ; je
définissais un « Plan » dans les termes par lesquels ils sont
généralement définis (volumes d’investissements, financements extérieurs etc.)
à partir desquels on faisait d’abord des
projections (disons à cinq ans) des grandeurs macro-économiques principales, ce
qui permettait de faire connaître les liaisons déterminantes majeures entre ces
grandeurs (propensions à importer , coefficients de capital, charges
récurrentes etc), puis, en plaçant ces grandeurs dans un T.E.E. projeté,
d’identifier les incohérences. Outils : les tables d’intérêts composés et la
règle à calcul.
Voilà donc comment je
comprenais mon métier d’enseignant. Pour le tiers des étudiants qui avaient un
minimum de formation - fut elle très générale - ou de capacités intellectuelles
et de volonté de travail, les résultats ont été, je crois, pas mauvais. J’ai
retrouvé beaucoup de ces étudiants des années plus tard, dans leurs pays
respectifs, et j’ai constaté que leur travail y était apprécié.
Directeur de l’Idep ( 1970-1980)
La mission
d’évaluation des Nations Unies dont j’ai parlé plus avant était parvenue à la
conclusion que le rôle que l’I.D.E.P. devrait remplir en Afrique était principalement
celui d’analyser les expériences et les stratégies du développement et de la
planification, et de greffer son enseignement sur cette connaissance
spécifique. C’était exactement la position que j’avais défendue dans la
commission chargée de la création de l’institution, et que j’avais rappelée
dans ma lettre de démission. Retrouvant cette lettre dans leur dossier de
« briefing » il était normal que la mission pense à moi pour
prendre la relève. Philippe de Seynes, que je ne connaissais pas encore, le fit.
J’hésitais, en me
demandant si véritablement je pourrais mettre en oeuvre le changement souhaité,
compte tenu de toutes les faiblesses du système des Nations Unies dont je
commençais à avoir eu l’expérience. Mais j’étais en position de force pour négocier.
Alors pourquoi ne pas tenter ? Je rencontrais donc - pour interview comme on
dit - Philippe de Seynes à New York. La discussion a été d’emblée franche et
cordiale. Nous sommes d’ailleurs devenus des amis à dater de ce jour. Je lui
rappelais que j’avais des opinions auxquelles je ne renoncerai pas, que je
continuerai à les exprimer dans les écrits à venir, et que probablement cela ne
plairait pas à tout le monde. Qu’importe, me dit-il, quelqu’un qui n’a pas
d’opinions ne peut remplir les fonctions qu’on attend de lui dans un poste
comme celui-là. Regardez la CEPAL (la Commission Economique pour l’Amérique
Latine). Raul Prebisch n’hésite pas à s’entourer d’intellectuels qui sont tous
dans l’opposition vis à vis de leurs gouvernements, souvent même réfugiés
politiques, comme les Brésiliens, Celso Furtado et Fernando Henrique Cardoso.
Le succès de la CEPAL leur est dû, est à rapporter à la liberté académique qui
y règne.
Je convenais donc
d’accepter le poste, en principe. Je précisais néanmoins que la « rigolade »
(c’est le terme que j’ai employé) ne durerait peut être que trois mois. Je
devrais en effet réunir le Conseil d’Administration de l’I.D.E.P., présidé par
le Secrétaire Exécutif de la C.E.A., leur soumettre mes propositions. Je ne
pensais pas qu’ils les accepteraient et je n’avais aucune intention de les
manipuler pour leur arracher un ralliement ambigu. Mais, ai-je dit, je ne ferai
pas de chantage et ne leur laisserais pas entendre qu’en cas d’échec de la
réunion je démissionnerais. On verra. Acceptez-vous, Monsieur de Seynes, de
recevoir sans surprise ma lettre de démission dans trois mois. J’accepte le
risque, mais vous verrez que j’ai raison, il est négligeable. Ils finiront par
avoir ma peau, répliquais-je. Cela prendra beaucoup de temps, beaucoup plus que
vous ne le pensez, concluait de Seynes. L’histoire lui a donné raison : cela a
pris dix ans.
Le rayonnement de l’I.D.E.P. en Afrique
A peine installé je
téléphonais à Gardiner pour lui faire part de mon souhait de le rencontrer et
le mettre au courant de mes intentions. Je les connais, me répondit-il, vous
les avez déjà exprimées. Vous en connaissez les principes, mais les modalités
doivent être précisées à leur tour, et j’apprécierais votre opinion à ce sujet,
comme il nous faut entendre le Conseil d’Administration. Echanges de paroles
courtoises, mais insuffisantes pour me faire comprendre si l’accord que
Gardiner avait donné à New York pour ma nomination était sincère.
A Dakar je faisais le
tour de l’Institut, rencontrais le personnel. Kwame Amoa avait été recruté
après mon départ et songeait s’en aller. Je me rendais compte immédiatement
qu’il avait de grandes qualités. Derrière une apparence flegmatique à la
britannique, ce jeune Ghanéen était intelligent, fin, réfléchi, progressiste dans
ses réactions immédiates. Je pensais donc immédiatement introduire une première
innovation dans l’organisation de l’Institut, créer un poste de directeur
adjoint dont il serait le bénéficiaire.
Moi égyptien et classé francophone, lui ouest africain anglophone, cela
serait une bonne chose pour l’équilibre et la représentativité de l’IDEP. Par
ailleurs cela assurerait une permanence, puisque l’un et l’autre nous serions
appelés à nous déplacer fréquemment. En fait, il avait plus que ces capacités,
il avait le tempérament d’un diplomate de qualité, qui savait à la perfection
comment rédiger des propositions, négocier, reconnaître l’essentiel et faire
les concessions utiles. Nous sommes devenus des amis très proches et j’ai dit
de lui qu’il aurait pu être le Ministre des Affaires étrangères d’une grande
puissance. Aucun des directeurs avant moi n’avait imaginé être secondé par un
adjoint. En bons autocrates ils ne voyaient automatiquement dans leurs
collègues que des adversaires à l’affût pour prendre leur place !
Je ne connaissais pas
les membres du conseil d’administration élus par une « Conférence des
Planificateurs Africains » qui se réunissait tous les deux ans au siège de
la C.E.A. à Addis Abeba. Bien que cette conférence fut censée être suivie par
les ministres responsables, elle n’était en fait qu’une réunion
d’administrateurs du développement. Il y avait parmi ceux-ci de tout, certains
étaient des fonctionnaires de qualité, d’autres insignifiants. Ce n’était pas
forcément les meilleurs qui étaient choisis pour le Conseil de l’I.D.E.P. et la
règle de la représentation de chacune des quatre régions du continent (Afrique
du Nord, de l’Ouest, du Centre, de l’Est et Australe) comme celle de
l’équilibre linguistique compliquaient les choses. La constitution du conseil
pouvait donc faire l’objet de manipulations. Gardiner y répugnait, par
tempérament probablement. Mais plus tard Adedeji ne devait pas manquer d’y
recourir. Je laissais tout cela se faire et défaire sans aucune préoccupation,
ayant opté pour le principe de ne pas chercher à me « faire des
amis » dans le Conseil. Les Conseils que j’ai connus étaient d’une
composition hétéroclite, à l’image de ce que sont les administrations en
Afrique, et ailleurs. Il y avait parmi leurs membres des administrateurs ouverts
et compétents, avec qui on pouvait argumenter. Mais il y avait aussi les
éternels « chasseurs de per diem » qui se font élire pour avoir
l’occasion de voyager, donc corruptibles. Mes propositions furent soutenues par
Gardiner sans aucune réserve, mais peut être aussi sans enthousiasme. Le
Conseil les approuva sans problème.
J’introduisais, avec
l’accord du Conseil, l’idée d’un « Conseil académique consultatif ».
J’estimais plus qu’utile - nécessaire - de ne pas « travailler seul »
et d’avoir l’opinion de gens avisés. C’est dans mon tempérament. Or le Conseil
d’administration ne pouvait remplir cette fonction. J’ai donc soumis à Gardiner
une liste de noms qu’il approuva, en me disant néanmoins : ce sont de trop
grandes personnalités, ils ne viendront jamais. Ils sont tous venus. Il y avait
parmi eux Dudley Seers, qui initiait la nouvelle université modernisée de
Brighton en Grande Bretagne, Celso Furtado qui nous apportait le savoir
accumulé en Amérique latine et à la CEPAL, le Nigérian Onitiri, l’un des plus
anciens universitaires d’Afrique, Ismaïl Abdallah, Charles Prou, directeur du
C.E.P.E. Je précise -est-ce nécessaire ? - que ces deux derniers, bien qu’amis,
n’ont pas le tempérament d’être des « complices ». Leurs avis,
critiques, suggestions étaient aussi libres que ceux des autres.
L’option fondamentale
était de faire de l’I.D.E.P. un centre de réflexion africain de première
grandeur. D’arracher aux institutions étrangères de « l’assistance
technique » et de la « coopération », qu’elles fussent
européennes, américaines ou onusiennes, le monopole de penser pour l’Afrique.
Donc de mettre l’accent sur la recherche et de tailler des enseignements sur
mesure qui pourraient véhiculer les débats et démultiplier leurs effets.
Les formules en furent diverses. Nous maintenions
des enseignements relativement longs (un et deux ans) de manière à pouvoir en
approfondir les effets et à associer les meilleurs étudiants à des recherches
où ils feraient leur apprentissage, de manière également à permettre d’acquérir
l’outillage et la maîtrise des techniques. L’une des innovations majeures fut
celle d’un programme de séminaires de 4 à 6 semaines organisés hors de Dakar.
J’y voyais beaucoup d’avantages : toucher un multiple du nombre de nos
étudiants puisque chaque séminaire pouvait
réunir 50 à 100 participants, à faible coût (les séminaires étaient
monolingues et la majorité des participants déjà sur place dans le pays où l’on
opérait), établir des rapports étroits avec les universités locales invitées à
partager les responsabilités du séminaire, et avec les administrations et les
services chargés du développement. L’I.D.E.P. remplissait fréquemment ici le
rôle d’un catalyseur et amortisseur de chocs entre universitaires et
administrateurs qui se méprisaient mutuellement, entre différentes forces
politiques et courants de pensée qui ne se fréquentaient guère en dehors de nos
invitations. Plus d’une trentaine de ces cours/séminaires ont été organisés au
cours des années 1970, dans vingt cinq capitales africaines différentes,
donnant par là même un rayonnement continental à l’Institut. Chacune de ces
opérations était un véritable événement dans le pays concerné, longtemps commenté et presque toujours vivant dans la
mémoire de ceux qui y avaient participé. Je garde un souvenir précis d’une
dizaine de ces séminaires (tenus à Alger, Bamako, Cotonou, Ibadan, Douala,
Brazzaville, Kinshasa, Mogadiscio, Dar es Salam et Tananarive).
Pour mener à bien ces
tâches il fallait bien entendu recruter un personnel du niveau requis et en
nombre minimal suffisant. Nous y sommes parvenus, plus ou moins, attirant à
l’I.D.E.P. des intellectuels dont certains sont suffisamment connus par leurs
publications pour qu’il soit inutile de les présenter ici. L’équipe s’étoffait
progressivement et comprenait à un moment ou un autre, Norman Girvan
(Jamaïque), Oscar Braun (Argentine), Hector Silva Michelena (Venezuela), Fawzy
Mansour, Naguib Hedayat et Hassan Khalil (Egypte), Samba Sow (Sénégal), Jacques
Bugnicourt et Duhamel (France), Bernard Founou (Cameroun), Cadman Atta Mills
(Ghana), Jagdish Saigal (Inde) et Marc Franco (belge, qui a fait une belle
carrière par la suite à la CEE), Anthony Obeng (Ghana), Joseph Van den Reysen
(Congo). Nous parvenions également à la renforcer par de nombreux « missionnaires »,
soit financés par la coopération française (parmi lesquels Pierre Philippe Rey,
Catherine Coquery Vidrovitch, André Farhi, Francine Kane), soit invités
d’Afrique identifiés au cours de nos séminaires. Certains de ceux-là ont été
attachés à des programmes de recherches spécifiques, lorsque nous en trouvions
le financement, comme les deux guinéens Baldé et Kouyaté, le malien Lamine
Gakou, le soudanais Hamid Gariballah, les deux sénégalais Abdousalam Kane et
Alioune Sall (rattachés au programme spécial de l’ENDA), le kenyan Abdalla
Bujra et le Malawi Thandika Mkandawire. Amoa et moi-même, en dépit de nos
charges, n’avions pas renoncé à participer à l’enseignement, fut-ce à moindre
dose ; je n’aurais pour ma part jamais accepté l’idée qu’on peut « diriger »
un institut sans partager avec les collègues la connaissance directe de ses
problèmes, c’est à dire sans le contact vivant avec ses étudiants et sans la
participation active aux équipes de recherche.
Cette équipe était
évidemment apte à conduire des programmes de recherches faisant du sens. Comme
je l’avais appris au S.E.E.F. les meilleurs programmes sont ceux que les
responsables définissent eux-mêmes et mettent en oeuvre librement. Le collectif
servait donc de chambre de discussion des propositions, engagements volontaires
des participants et débats organisés aux différentes étapes du travail. Et si
peut être quelques individus pouvaient trouver dans ce système le moyen de se
dérober, dans l’ensemble la méthode a probablement produit des résultats
meilleurs que ceux que donne la répartition autoritaire des tâches. En témoigne
le nombre des papiers produits - plus de 400 - , certains de la taille
d’ouvrages, et le démarrage de la publication de ces résultats, négocié avec
l’éditeur Anthropos pour le français et l’université de Dar es Salam pour
l’anglais.
Le rayonnement que
l’I.D.E.P. avait conquis occasionnait à son tour l’appel à l’Institut pour des
missions de consultations. L’un des objectifs qui m’étaient toujours paru
prioritaire était de briser l’isolement dans lequel la colonisation avait
enfermé l’Afrique. Nous avons donc organisé dans cet esprit les deux premières
grandes rencontres entre intellectuels d’Afrique et d’Amérique latine (à Dakar en
1972) puis d’Afrique et d’Asie (à Tananarive en 1974). C’était pour beaucoup la
première fois que l’occasion leur était donnée de débattre entre eux des grands
problèmes du tiers monde. Jusque-là tout au plus quelques-uns d’entre eux
s’étaient entrevus par hasard dans des réunions internationales dont l’ordre du
jour ne portait pas toujours sur les questions qui étaient au centre de leurs
préoccupations. Pour beaucoup de latino-américains et d’asiatiques il
s’agissait de leur première visite en Afrique. J’épargnerai les noms, qui sont
pour la plupart bien connus. L’école « dépendantiste »
latino-américaine était représentée par ses plus grandes figures - Fernando
Henrique Cardoso, Ruy Mario Marini, Teotonio dos Santos, Pablo Gonzalez
Casanova, André Gunder Frank, Anibal Quijano, Gérard Pierre Charles etc.
Cardoso n’avait jamais encore mis les pieds sur le continent qui n’est pourtant
pas sans importance pour le pays dont il est devenu le président, le Brésil.
Personne ne l’y avait invité. A Tananarive les Asiatiques du Sud-Est,
singulièrement les Indonésiens et les Malais, étaient surpris de se retrouver à
moitié chez eux, tandis que les Africains entendaient pour la première fois une
panoplie des meilleurs noms de la science sociale de ce pays continent qu’est
l’Inde.
L’expansion des
activités de l’I.D.E.P. exigeait la mobilisation de moyens financiers
supplémentaires, au- delà du budget réglementaire, financé par les Etats
africains et le PNUD. Nous parvenions à collecter plus de 50 % des sommes pour
lesquelles les Etats africains s’étaient engagés en principe, soit plus de
600.000 dollars par an. Cela représentait une proportion de respect des
engagements financiers meilleure que celle des fonds collectés par l’O.N.U.
elle-même à l’échelle mondiale et bien meilleure que celle qui concernait les
versements des Etats africains à toute autre organisme africain ou
international. Mais cela ne devait pas empêcher les tristes sires que sont Doo
Kingue (propulsé par les Américains à la direction du P.N.U.D.), Bertin Borna
(Résident Représentant de l’O.N.U. à Dakar), et quelques autres comme l’affreux
Paul Kaya d’engager des diatribes démagogiques - seulement 50 % ! Or après mon
départ de l’I.D.E.P., lorsque précisément
ces détracteurs s’y sentirent chez eux pour faire la pluie et le beau
temps, cette proportion est tombée à presque zéro !
Parallèlement je me
mis à rechercher activement des sources de financement supplémentaires.
Philippe de Seynes et Gardiner, je dois dire, m’ont donné carte blanche pour le
faire. Je suis parvenu à collecter ainsi des moyens qui doublaient presque le
budget de l’I.D.E.P. Sur ce plan la coopération française a été véritablement
décevante et n’a pas changé depuis. Je réussissais mieux avec l’Italie qui
acceptait de financer un programme de recherche (mis en oeuvre par Baldé et
Kouyaté) et surtout avec la Suède dont la SAREC, récemment créé (en 1975 si je
ne me trompe) s’est avéré par la suite d’une générosité exemplaire à l’égard de
nos projets. Je reviendrai sur l’entretien avec Olof Palme qui m’a ouvert ces
portes.
Certes les coûts
globaux de l’administration de l’Idep étaient élevés, en grande partie pour des
raisons objectives réduisant les possibilités de compression à presque néant :
barèmes des salaires onusiens, bilinguisme (entraînant la traduction et
l’interprétation), bibliothèque que je tenais à voir enrichie de tout ce qu’il
fallait - livres et revues. Néanmoins d’autres sources de dépenses me
paraissaient pouvoir être réduites. L’administration onusienne est lourde et multiplie
les postes administratifs et financiers avec une avalanche hiérarchique. Le
mode de comptabilité est l’un des plus inutilement compliqué qu’on puisse avoir
imaginé. Et cette complication ne facilite pas l’audit dont la nécessité est
toujours absolue, loin de là. Elle facilite seulement la guérilla
bureaucratique si les circonstances s’y prêtent ! J’invitais donc Gustave
Massiah, dont je connaissais l’immense compétence dans ces domaines de
l’organisation, à étudier la question. Je n’ai pas mis en oeuvre les
recommandations intelligentes qu’il m’a proposées. Je me suis immédiatement
rendu compte que je prêterais le flanc à une attaque sur un terrain favorable à
l’adversaire. Ce n’était pas le terrain sur lequel j’avais choisi de
contraindre ce dernier à se battre.
Je ne concevais pas
que l’I.D.E.P. puisse remplir à elle seule toutes les fonctions attendues d’un
centre majeur de réflexion. Il fallait donc prendre des initiatives et créer
d’autres institutions, plus spécialisées ou à vocation complémentaire. La
direction de l’I.D.E.P. était bien située pour stimuler ces initiatives. Ce que
je fis dans trois directions.
J’avais été invité à
la conférence de Stockholm (1973) qui initiait la prise de conscience des
problèmes de l’environnement à l’échelle mondiale. Je crois que j’ai saisi
immédiatement la pertinence et l’importance du problème. Je négociais donc -
avec les Suédois - le soutien à un premier programme test pour l’Afrique et,
rentré à Dakar, j’en confiais l’exécution à Jacques Bugnicourt, en 1974. C’est
Bugnicourt qui a eu l’idée d’appeler ce programme E.N.D.A (Environnement pour
le Développement en Afrique). Bien placé auprès de la coopération française il
obtenait d’elle le financement d’un noyau de personnel d’appui (si je ne me
trompe Mataillet, Guibert, Melle Mottin, Langley et plus tard Mhlanga) qui a
permis le démarrage effectif et l’expansion rapide du projet. En conformité
avec mon tempérament je donnais à Bugnicourt carte blanche pour négocier les
moyens d’exécution de son programme et il le fit avec le talent qu’on lui
connaît. E.N.D.A. faisait néanmoins partie de l’I.D.E.P., juridiquement,
jusqu’à ce qu’en 1977 ce programme se transforme en une institution
indépendante. Ce qui avait été mon objectif dès le départ.
Même topo pour le CODESRIA
sur laquelle je reviendrai plus en détail dans un autre chapitre de ces
Mémoires.
Je parlerai plus loin dans ces Mémoires avec plus de détails de la
création du Forum du Tiers Monde. J’en prenais l’initiative avec un groupe de
collègues et de personnalités d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ; nous
obtenions que le Président du Chili, Allende, nous invite en 1973 (à peine
trois mois avant le coup d’Etat de Pinochet) à Santiago pour mettre au point le
projet. Le congrès constitutif du Forum s’est tenu ensuite à Karachi en 1975,
l’un de nos membres ayant obtenu son financement par la Banque Nationale du
Pakistan. Je reviendrai également avec plus de détails sur l’audience qu’Olof
Palme m’accordait (la même année je crois) et sur le financement par la SAREC
suédoise qui a suivi, permettant le démarrage effectif ultérieur de cette
nouvelle institution importante du Tiers Monde.
Les années 1970 ont
été celles de la grande époque pour l’I.D.E.P. Sans fausse modestie je peux
dire que le nom de l’institution était connu et respecté surtout le continent.
Mais justement pour cela, je savais que cela ne pourrait durer.
L’administration des
Etats Unis était notre adversaire fondamental, comme elle l’est de toutes les
forces de libération dans le tiers monde. L’I.D.E.P. - si mineure que puisse
être une telle institution sur l’échiquier mondial - devait être détruite. La
stratégie américaine ne néglige jamais de faire ce qu’elle doit, sur tous les
fronts, majeurs et mineurs. La guerre de position avait commencé dès 1972, par
personnes interposées, bureaucrates africains médiocres (ou corrompus)
eux-mêmes pour cette raison dépendants pour leur carrière onusienne de la note
que la CIA leur donnerait. Ma stratégie de contre-feu était simple : mettre les
Etats africains de notre côté. Application de la phrase des Chinois « les Etats veulent l’indépendance, les
nations la libération, les peuples la révolution ». Il s’agissait donc
d’une bataille pour le respect du principe de l’indépendance des Etats
africains. Ayant choisi ce terrain pour y porter la bataille (et c’est pourquoi
j’abandonnais les autres terrains secondaires dont j’ai parlé plus haut) ma
stratégie était simple : tenir les Etats au courant. Non pas par le
renseignement de détail sur les intrigues de l’adversaire ; au contraire
mépriser celles-ci et simplement donner toute la transparence nécessaire à nos
activités, sur le fond, et en informer les plus hautes autorités, jusqu’aux
chefs d’Etat qu’on pouvait savoir sensibles à l’argument d’indépendance et capables
de comprendre la portée positive de nos activités.
Mais voilà qu’une
occasion fût donnée à l’adversaire lui permettant d’intensifier son offensive.
Gardiner quittait le Secrétariat de la C.E.A. et Adebayo Adedeji qui lui
succédait était un jeune loup autocrate et avide. Adedeji redoublait
immédiatement l’intensité de la guerilla administrative par le canal du
« chef de l’administration » dont la carrière dépendait de lui,
chargé de saboter le travail et de nous noyer de « mémos ». Je
n’acceptais pas le combat sur ce terrain et ne répondais même pas à ces
« mémos ». C’est alors qu’Adedeji fut contraint de monter au créneau.
En 1978 il fit transférer la tutelle de l’I.D.E.P. de l’O.N.U. à la C.E.A.,
c’est à dire à lui, puis s’employa à manipuler la conférence des Planificateurs
Africains et le Conseil d’Administration de l’Institut pour leur faire adopter
deux résolutions catastrophiques pour l’avenir de l’I.D.E.P. Par la première les séminaires nationaux
étaient supprimés et le seul cours à Dakar maintenu, soit disant pour le
renforcer. Résultat : le volume des activités d’enseignement de
l’Institut, mesuré en stagiaires /mois, qui avait presque doublé (augmenté de
90 %) entre 1970 et 1977, devait redescendre à son niveau de départ lors de ma
dernière année de direction, en 1979. Par la suite ce dernier niveau n’a jamais
été dépassé, à ma connaissance. Par la seconde résolution tous les budgets
annexes, financés par des accords spéciaux, étaient supprimés et la négociation
éventuelle d’accords retirée à la direction de l’I.D.E.P. et transférée à la
C.E.A. Bien entendu la C.E.A. n’a rien négocié par la suite, ou tout au moins
rien obtenu. Evidemment je sauvais les meubles. E.N.D.A., CODESRIA et FTM
pouvaient être chassés de l’I.D.E.P., ils avaient les moyens de leur propre
autonomie. Moi-même et Amoa, à la surprise d’Adedeji, nous démissionnions en
mai 1980.
Les trois mois de
« rigolade » avaient duré dix ans.
La
machine onusienne
Le monde moderne est
constitué de nations interdépendantes. Dans l’inégalité, et même dans une
inégalité qui ne cesse de s’aggraver depuis deux siècles. Concevoir et mettre
en oeuvre une autre organisation des sociétés et de leur interdépendance qui
supprime cette dimension majeure de la réalité du monde moderne - que j’appelle
la polarisation immanente à l’expansion du capitalisme mondialisé - constitue
l’une des tâches majeures de la civilisation, si on veut que celle-ci ne
périsse pas corps et âme dans les destructions matérielles et morales que la
polarisation produit inéluctablement.
La victoire remportée
sur le fascisme à l’issue de la seconde guerre mondiale et l’essor des
mouvements de libération nationale en Asie et en Afrique, qui a imposé la
liquidation du vieux colonialisme, sont à l’origine de la création de l’ONU, la
première tentative dans l’histoire de l’humanité d’organiser les relations
internationales à l’échelle de la planète, même s’il a fallu attendre encore
une quinzaine d’années après 1945 pour que la couverture de la planète devienne
à peu près totale. La création de l’ONU a été, de ce fait, un fait historique
positif ; l’ONU est nécessaire, et si elle n’existait pas il faudrait
l’inventer.
Ma vision de l’ONU
est donc d’abord essentiellement politique. En ce sens elle est certainement
différente de celle de la grande majorité de ceux qui ont opéré sous son
drapeau et qui voient l’organisation comme une sorte de « pool
d’expertise » mis par les uns à la disposition des autres. Cette vision
est celle du discours sur le « village mondial » qui est, pour moi,
tout simplement ridicule, parce qu’il ignore la réalité majeure - la
polarisation générée par la logique du système.
La mondialisation
n’est pas un phénomène nouveau et je ne suis sans doute pas le seul à m’y être
intéressé bien avant qu’elle ne soit devenue un thème de la mode dominante.
Cette dimension est présente dès l’origine dans mon analyse du capitalisme
réellement existant. J’ai toujours pensé
que l’unité d’analyse la plus pertinente était le système mondial, non les
sous-systèmes qui le composent. Qui s’enferme dans les frontières d’un pays
quelconque - Etats Unis ou Belgique, Chine ou Somalie - se condamne donc à ne
pas comprendre véritablement la dynamique du changement même à l’échelle de sa
seule propre société.
Certes la solution de
ce problème majeur n’est pas pour demain, puisqu’elle implique des
transformations de fond en comble de tous les aspects de la vie sociale dans
toutes les régions du monde, que je ne vois pas comment on pourrait qualifier
autrement que par le terme de « socialisme à l’échelle mondiale ».
Ces transformations impliqueront forcément, à un certain stade de leur
déploiement, le dépassement de l’optique inter-nationale (des rapports entre
nations) et la construction de rapports véritablement supra-nationaux. Il n’est
pas impossible que cette exigence soit d’abord ressentie dans le cadre de
grandes régions, comme la construction européenne aurait dû et pu l’illustrer.
Or l’ONU ne fournit pas, dans l’état actuel des choses, ce cadre supranational
à l’échelle mondiale même sous une forme embryonnaire. L’organisation reste
strictement internationale. Si elle venait à se bloquer indéfiniment à ce
stade, elle risquerait alors de faire oublier la portée du projet qui était à
son origine : organiser le monde dans une perspective humaniste. Mais l’ONU ne
pourra contribuer à l’évolution, dans ce sens nécessaire et souhaitable que si
ses composantes - les nations - en préparent elles mêmes les conditions, par
leur propre transformation.
Il y a beaucoup
d’obstacles qui entravent ces transformations, aux échelles locales et à celle
du système mondial. Cependant l’obstacle immédiat principal est l’hégémonisme
des Etats Unis. Un hégémonisme qui n’est plus fondé sur une supériorité
économique et technologique qui, écrasante aux lendemains de 1945, s’est érodée
rapidement. Cette hégémonie aujourd’hui est fondée avant tout sur le monopole
de la puissance des armes, renforcé par les effets de la mondialisation
néo-libérale et le discours de la « culture » vulgaire du capitalisme
exprimée dans le jargon de l’anglo-américain.
L’ONU n’est donc pas
pour moi une institution méprisable, inutile, qui fausse le fonctionnement réel
des rapports entre les Nations - qui ne sont conçus alors que comme des
rapports de force. Mais elle n’est pas non plus le noyau de l’organisation du
« village mondial ». Cette vision, populaire dans certains milieux,
est, à mon avis, naïve, encore une fois parce qu’elle saute par-dessus la
réalité des mécanismes polarisateurs qui opèrent dans ce soit disant
« village ».
L’adversaire
principal est donc l’hégémonisme américain. Et celui-ci s’emploie avec toute sa
vigoureuse puissance à la fois pour soumettre tous les pays du monde - fut-ce à
des degrés divers et par des moyens appropriés bien entendu - et simultanément
organiser l’ordre international qui lui convient, qui exige
l’instrumentalisation de l’ONU. Le combat pour la défense de l’organisation
internationale et le progrès de sa mission est donc synonyme de combat contre
l’hégémonisme américain.
La plupart des pays
capitalistes développés ont accepté le leadership des Etats Unis. Cette
conjoncture a toujours permis aux Etats Unis d’instrumentaliser les Nations
Unies, non sans arrogance. C’est pire aujourd’hui, d’autant que les diplomaties
occidentales ont repris en chœur les campagnes du dénigrement de l’ONU
orchestrées par Washington, pour le plus grand profit de l’OTAN ! On dira
qu’à côté des puissances majeures certaines puissances moyennes sont
différemment actives au sein du système
des Nations Unies : les Scandinaves entre autre. En termes de contributions
financières et de postes de responsabilité le poids de ces pays dans le système
onusien est effectivement important. En exploitent-ils tout le potentiel ? La
réponse à cette question n’est pas simple. J’ai souvent entendu dire que les
responsables de ces pays seraient « naïfs » et que de ce fait, ils
sont enclins à défendre des positions de « wishful thinking »
(voeux pieux) surestimant le rôle de l’ONU, ou bien encore que, par leur
culture protestante, ils sont enclins à s’aligner naturellement sur les
positions hégémoniques de la grande métropole américaine. Je crois toutes ces
explications non pas seulement - au mieux - fort superficielles, mais encore
largement erronées et trompeuses. Certains de ces pays - la Suède - ont pris
des positions courageuses de soutien aux luttes dans le tiers monde, parfois en
conflit frontal avec les Etats Unis. La Suède a accueilli les déserteurs
américains pendant la guerre du Viet Nam (aucun autre pays occidental ne l’a
osé), elle a soutenu les luttes de libération dans les colonies portugaises à
un moment où aucun pays de l’alliance atlantique ne l’a fait. Je crois donc
plutôt que ces pays ont fait une option stratégique de soutien de principe à
l’ONU, peut-être parce que - compte tenu de leur taille modeste - ils craignent
d’être parmi les plus vulnérables dans une conjoncture de chaos international.
Dans ce cas leur option est, à mon avis, correcte et positive. Cela ne signifie
pas qu’ils en déduisent nécessairement des postures efficaces, ni qu’ils
exploitent au mieux leur présence dans le système onusien.
La diplomatie des
pays du tiers monde a été fort active au sein du système des Nations Unies
pendant toute la période de Bandung et singulièrement entre 1960 et 1975. Qui
ne se souvient des Assemblées générales de ces grands jours de l’ONU, lorsque,
dans le hall du bâtiment de New York, en septembre-octobre de chaque année, on
rencontrait des hommes d’Etat d’envergure et les plus célèbres des
journalistes. De nos jours le hall n’est plus guère hanté que par des
fonctionnaires subalternes et des journalistes sans importance. La diplomatie
des Non Alignés et du Groupe des 77 imposait la discussion de tous les
véritables grands problèmes de notre époque, ceux concernant l’ordre économique
international - avec entre autre la création de la CNUCED en 1964 - comme ceux
concernant les interventions politiques des puissances dans les affaires du
tiers monde. Le poids que la diplomatie du tiers monde avait à l’époque
tempérait les ambitions de Washington au
sein de l’appareil onusien, en dépit de la soumission de leurs agents
d’exécution - africains et autres - au sein de cet appareil.
Mais quelle qu’ait
été la valeur de la diplomatie du tiers monde de l’époque, son intervention
dans la gestion onusienne était largement annihilée par l’action des Américains
et de leurs « amis ». Ceux-là, propulsés à des postes de décision -
dont ils n’étaient évidemment que les exécutants, d’autant plus élevés qu’ils
étaient médiocres, voire fragilisés par les dossiers de la CIA - n’ont jamais
eu de rôle autre que celui que leurs patrons leur assignaient. Inutile de
donner des noms, ce que j’ai dit plus haut en suggère immédiatement
quelques-uns. Beaucoup d’entre eux avaient presque le physique de l’emploi.
Vulgarité bien entendu. Le malheur est que, derrière ces personnages - les
« amis » des Américains et de beaucoup de ceux qui dans les autres
pays de l’Occident en acceptent la stratégie - se profilaient - et se profilent
toujours - des cohortes « d’experts » et même parfois des
« intellectuels ». Pas suffisamment forts pour s’imposer comme
« irremplaçables ». Pas suffisamment courageux pour ne pas succomber
à la tentation de « faire carrière ». Ce choix fait, la déchéance
progressive devient fatale. Quelques-uns sombrent même dans l’alcoolisme, sans
doute pour noyer leurs remords.
J’ai voulu ici
simplement brosser le tableau du cadre humain dans lequel la bataille de l’IDEP
et bien d’autres ont été conduites à l’époque.
Extraits
des Mémoires (les Indes Savantes, 2015) pages 142-143, 145-151,183-201
Also in English, ref A
Life Looking Forward (Zed, 2006), pages 152-159, 198-22
II La
création du CODESRIA
Deux visions du rôle et de
la fonction du CODESRIA se sont dessinées dès le départ, entre lesquelles il
fallait faire un choix décisif : (i) CODESRIA conçu comme une sorte de maison
commune où se retrouveraient les Instituts Universitaires de recherches en
sciences sociales, qui choisissaient ses dirigeants, décideraient de ses
orientations et programmes. Ces Instituts pouvant être représentées soit par
leurs directeurs en fonction, soit autrement ; ou (ii) CODESRIA conçu comme
l’un des moteurs nécessaires pour promouvoir une réflexion africaine indépendante
et audacieuse sur les défis du monde contemporain. Appel fait alors aux
penseurs africains capables d’y contribuer, indépendamment du fait de leur
appartenance – académique (il ne s’agissait pas d’éliminer les Universitaires,
mais de les associer à d’autres) ou pas ; car la pensée créatrice n’est pas le
monopole exclusif des universitaires. Fanon ou Cabral ont beaucoup apporté,
hors des Universités, par leur réflexion à partir des combats de libération des
peuples africains. Aujourd’hui des intellectuels militants actifs dans la
société civile ont leur mot à dire.
Nous avons choisi
délibérément la seconde alternative et en avons ouvertement donné les raisons.
Ce choix a commandé les négociations conduites pour créer l’organisation, nous
a guidés dans le choix de ses premiers dirigeants. Il est à l’origine du succès
du CODESRIA.
La Fondation Rockfeller
avait pris l’initiative en Octobre 1964 d’inviter à Bellaggio (Italie) dix
directeurs en fonction dans certains des Instituts de Recherche majeurs de
l’époque. Les invitations s’adressaient à « l’Afrique subsaharienne » seule ;
les cinq pays arabes d’Afrique du Nord étaient hors-jeu. Sur les dix directeurs
invités huit étaient Britanniques et Français, un Soudanais et un Nigerian
(Onitiri). Je n’avais pas été invité, n’ayant à l’époque (j’étais seulement
professeur à l’IDEP) pas de titre m’y donnant droit. J’ai été néanmoins « mis
immédiatement au parfum » par un ami italien de l’OCDE (associée à la Fondation
Rockfeller). Je comprenais quels étaient les motifs de l’initiative : les
puissances occidentales craignaient qu’avec l’indépendance nouvelle la relève
des directeurs des Instituts en question par des Africains serait faite un jour
ou l’autre ; elles craignaient de perdre leurs influences privilégiées dans
l’orientation des activités des Instituts, qu’elles souhaitaient voir demeurer
conforme aux vues de la coopération étrangère et internationale. J’ai
immédiatement compris qu’il fallait nous engager dans cette bataille, mettre en
déroute ces plans et ouvrir la voie à la création d’une institution africaine
capable de contribuer au développement d’une réflexion africaine autonome et
critique.
Le sigle de l’Institution
imaginée par Rockfeller et l’OCDE était plus ou moins CODESRIA, en lisant «
Conference of Directors of Institutes… ». Onitiri a alors pris l’initiative
d’organiser, en Afrique, deux conférences successives de ces directeurs
(toujours ceux de la seule Afrique subsaharienne) : (i) la première (sans doute
avant Août 1970, date à laquelle je prenais fonction de directeur de l’IDEP) à
Ibadan. Je n’y ai pas été invité, encore une fois n’ayant pas de titre à cet
égard. (ii) la seconde en 1971 à Nairobi, au siège de l’Institut kényan dirigé alors
par Dharam Ghai. J’y ai été invité en ma qualité de directeur de l’IDEP.
L’atmosphère était amicale ; mais le choix crucial concernant l’objectif
n’était pas clair. La majorité des participants anglophones, penchaient pour la
première solution. Je crois me souvenir que seuls Dharam Ghai et moi défendions
franchement la seconde, craignant que, même « africanisées », les directions
des Instituts demeurent dans le sillage de la pensée dominante de la «
coopération internationale » derrière leurs gouvernements. Cette conférence du
« Standing Committee » chargé de faire avancer la construction du CODESRIA (si
on gardait le sigle) m’a désigné comme « Vice-Président » et a choisi l’IDEP
(Dakar) comme siège (provisoire) du « Depository Centre » (c’était son nom)
responsable de la coordination des efforts.
J’étais convaincu qu’il
fallait accélérer les procédures pour aller de l’avant. J’ai donc fait ce que
certains ont qualifié, non sans raison, de « coup d’état » ; j’ai conservé le
sigle mais en utilisant d’autres mots : « Council for the Development of Social
Sciences » au lieu de « Conference of Directors of… » !. Par ailleurs j’étais
convaincu qu’il fallait intégrer l’Afrique du Nord dans le projet, dans
l’esprit panafricain de l’OUA ; et sortir des ornières coloniales de
l’isolement de « l’Afrique noire ». J’étais convaincu que le siège définitif du
CODESRIA devait être établi à Dakar. Non à l’IDEP, même si celui-ci pouvait
l’abriter dans la phase de sa mise en place, aussi brève que possible. Ce choix
n’allait pas de soi. Les grandes Universités anglophones d’Afrique avançaient
l’argument solide de leur capacité de fournir d’emblée un bon nombre de
professeurs capables d’encadrer les programmes du CODESRIA. Mais j’y voyais
deux dangers : (i) que l’Afrique francophone n’occupe dans l’organisation que
quelques strapontins ; (ii) que la majorité des professeurs fournis par les
Universités anglophones en question soient des « fac-similés » de leurs maîtres
étrangers, conventionnels, soucieux de ne déplaire ni à leurs gouvernements, ni
aux bailleurs de fonds. Je sollicitais une audience de Senghor et lui ai fait
part de toutes mes craintes. Senghor en a
immédiatement saisi la portée et m’a simplement dit : vous avez raison,
allez de l’avant, vous avez mon soutien. Je craignais, en contrepartie, que
certains voient dans le CODESRIA à venir un nouveau fromage réservé aux «
francophones ». C’est pourquoi je pensais nécessaire d’associer dès ce stade
des anglophones convaincus par nos choix fondamentaux de manière à garantir le
caractère réellement panafricain équilibré de la nouvelle institution. Fort
heureusement la coopération française, bien disposée à apporter son soutien à
une institution « francophone », ne l’était pas du tout si celle-ci devait être
panafricaine et donner toute leur place aux pays anglophones, arabes et
lusophones.
Onitiri a décidé alors que
prendre son année sabbatique à l’IDEP en 1972. Onitiri n’avait pas renoncé à
l’idée d’une installation définitive à
Ibadan au sein du NISER. C’était son droit légitime, la décision de Nairobi de
1971 n’ayant pas tranché la question du choix du siège définitif. Mais s’il en
avait été décidé ainsi cela aurait été une catastrophe. Quel qu’aient été par
la suite le Président et le Secrétaire exécutif de la nouvelle organisation
celle-ci aurait été sous la coupe de son hôte et des fondations des Etats Unis
qu’Onitiri était fier d’accueillir !
Dharam Ghai, par contre n’insistait pas pour que le CODESRIA soit placé
à Nairobi et m’en a donné franchement les raisons : le gouvernement du Kenya ne
concevrait jamais l’indépendance de la pensée critique ; et lui-même, Dharam
n’était pas sûr de conserver son poste de directeur.
Onitiri n’a fait que des
passages brefs à Dakar durant son année sabbatique. Dans les deux conférences
qu’il a données à l’IDEP il a montré que ses visions des questions du
développement étaient celles dominantes dans les milieux internationaux, Banque
Mondiale, Fondations US etc. L’un de ses
étudiants nigérians – Abangwu – avait été invité à le seconder par un séjour
permanent à l’IDEP. Abangwu n’a pas servi à grand’chose. De surcroît il s’est
révélé être malhonnête, parti (après Onitiri) sans laisser d’adresse (retour au
Nigeria certain) mais … après avoir puisé dans la caisse du petit fonds affecté
aux opérations du CODESRIA à naître. J’ai insisté pour qu’on le poursuive au
Nigeria, sans succès.
Avec qui constituer la
petite équipe de réflexion collective pour la conduite des affaires ? Car dans
mon esprit (et je l’ai fait savoir à Senghor) je ne tenais pas du tout à «
accaparer » le CODESRIA. Je voulais que l’institution prenne toute son
indépendance dans un délai rapide et dispose de son propre « accord de siège »
avec le Sénégal, de ses bureaux à Dakar hors de l’IDEP, et d’un Secrétaire
Exécutif autre que moi-même. Je savais que certains adversaires ne manqueraient
pas de dire qu’en consacrant trop de mon temps à la construction du CODESRIA je
négligeais mes fonctions de directeur de l’IDEP. J’ai pris les devants en le
faisant savoir à Gardiner, alors Secrétaire Exécutif de la CEA, qui m’a apporté
son soutien sans hésitation. J’étais secondé à l’IDEP par Amoa (Ghanéen) pour
lequel j’avais suggéré de créer un poste de « sous-directeur » avec le
consentement de Gardiner qui s’est chargé d’en convaincre le Conseil
d’Administration de l’IDEP. Amoa a été extrêmement efficace.
Mais cela ne suffisait pas.
C’est alors que je profitais d’une visite en Tanzanie pour inviter Abdalla
Bujra (Kenyan en poste alors à l’Université de Dar Es Salam) à nous rejoindre à
l’IDEP pour conduire l’équipe CODESRIA. A. Bujra a rempli ses fonctions avec
intelligence et dévouement. Je profitais également d’une visite à Stockholm
pour faire avancer les choses. J’y découvrais le jeune T. Makandawire (du
Malawi), alors étudiant doctoral brillant, respecté en Suède, et l’invitais à
rejoindre l’équipe de Dakar. La suite de l’histoire a démontré que ce choix
allait fournir au CODESRIA un dirigeant de qualité de première grandeur, un
esprit indépendant et audacieux. J’en profitais pour mettre la SAREC de notre
côté. Cela n’était pas évident. La SAREC, solidement implantée en Afrique de
l’Est, pouvait, avec légitimité, estimer que le siège de Dar Es Salam
faciliterait les choses et son soutien financier. J’expliquais à SAREC les
raisons de mes préférences pour Dakar : donner au CODESRIA une dimension
panafricaine réelle dès le départ, privilégier la pensée critique en matière de
développement et donc avoir la garantie de son indépendance à l’égard de tout
gouvernement, quel qu’il soit. J’ai convaincu. La SAREC s’est immédiatement
substituée aux partants (la Fondation Rockfeller, l’OCDE, la Coopération
française et les autres) pour 1°) doter l’IDEP d’un fonds d’urgence affecté au
CODESRIA naissant (ce qui réduisait à néant l’argument des adversaires que
j’utilisais à cette fin les fonds de l’IDEP) ; 2°) promettre un soutien
substantiel à long terme au CODESRIA (SAREC a respecté scrupuleusement son
engagement).
Il nous fallait également
obtenir la signature du gouvernement du Sénégal pour l’accord de siège. La
responsabilité de sa « négociation » était confiée à Bujra, flanqué du Pr
Twum-Barima, directeur de l’Institute for Statistics and Social Research à
l’Université de Legon (Ghana). Mais je tenais dans mes cartons un modèle
d’accord ; celui que Bugnicourt et moi-même avions négocié et obtenu pour ENDA.
Un « accord fabuleux » par la générosité du Sénégal a-t-on dit. Redrafté en
projet d’accord pour le CODESRIA, Abdou Diouf, alors Premier Ministre, l’a
accepté sans réticence. Je dois dire ici que le gouvernement du Sénégal
acceptait l’idée d’une institution panafricaine authentiquement indépendante et
que depuis, aucun gouvernement sénégalais de ceux qui se sont succédés jusqu’à
ce jour n’a exercé sur CODESRIA la moindre pression. Ce n’est pas courant, ni
en Afrique, ni ailleurs. Le choix de Dakar était décidément le bon.
La vocation du Codesria tel
que nous l’imaginions était de contribuer à sortir l’Afrique de l’isolement
colonial par la construction de relations étroites et directes avec l’Amérique
latine, les Caraibes et l’Asie. J’en avais amorcé la mise en route par
l’organisation de la première grande conférence Afrique-Amérique
latine-Caraibes à l’IDEP en 1972, suivie de la première conférence
Afrique-Asie, organisée en 1974 à Antanarivo. A Dakar, pour la première fois,
les Africains entendaient les voix des ténors de la théorie naissante « de la
dépendance » : Fernando Henrique Cardoso, Pablo Gonzales Casanova, Ruy Marini,
André Gunder Frank et d’autres. A Madagascar ils rencontraient pour la première
fois de grandes figures de l’Inde et de l’Asie du Sud Est : Amiya Bagchi, Ashok
Mitra et d’autres. Mes rencontres antérieures avec ces collègues penseurs
critiques innovateurs d’Amérique latine et d’Asie me donnaient un petit
avantage. Invité étranger à titre personnel à la conférence de Mexico de 1972
j’ai vu naître le CLACSO et me suis lié d’amitié avec Enrique Oteiza son futur
Secrétaire Général. La vocation définie pour cette nouvelle institution était
bien celle que nous imaginions pour CODESRIA : penser par nous-mêmes pour
contribuer à l’engagement de nos pays et continents en toute indépendance hors
des sentiers battus de la mondialisation construite par l’expansion
impérialiste du capitalisme.
J’ajouterai à ces Mémoires
ma réflexion aujourd’hui sur ce passé. Ce rappel bref aidera, j’espère, les
nouvelles générations, à comprendre que la construction du CODESRIA a exigé que
soit livrée et gagnée une grande bataille, contre des ennemis qu’il n’est pas
nécessaire de nommer. Nous n’aurions pas gagné cette bataille sans les soutiens
de ceux qu’il faut nommer ici en premier lieu : Senghor, Gardiner, Dharam Ghai,
la SAREC. Les contributions intelligentes et dévouées de l’équipe de l’IDEP
(Amoa, Founou) doivent également être rappelées. Nous devons encore davantage à
nos collègues invités à constituer le premier groupe chargé de la tâche de
créer le CODESRIA, en premier lieu Bujra et Mkandawire. Sans eux le CODESRIA
n’aurait probablement pas vu le jour. Mais au-delà du travail magnifique de
cette toute petite équipe nous sommes parvenus à construire un premier réseau
de penseurs africains de la plus haute qualité avec lesquels les débats ont été
permanents, comme Claude Aké, Issa Shivji,
Helmy Sharawi, Shahida el Baz et d’autres. Les membres du Conseil
académique de l’IDEP – créé à mon initiative avec le soutien de Gardiner – en particulier
Celso Furtado (Brésil), Ismail Abdalla (Egypte), le britannique Dudley Seers et
le français Charles Prou, mais aussi les autres membres du Conseil, ont suivi
de près les premiers pas du CODESRIA. D’autres penseurs africains, plus jeunes,
ont à leur tour rapidement apporté des contributions importantes, comme Mahmood
Mamdani, Sam Moyo et d’autres. L’association précoce de féministe africaines
(Fatou Sow et d’autres), qu’il faut rappeler, était à l’époque encore un
évènement exceptionnel en Afrique (et ailleurs !).
CODESRIA a vu le jour
officiellement le 1er Février 1973 et m’a alors confié la responsabilité de
premier Secrétaire Exécutif. Relayé rapidement par Bujra puis Mkandawire, le
succès de CODESRIA leur est dû. Bujra et Mkandawire ont mis CODESRIA sur les
bons rails qui ont permis aux successeurs (Zen Tadesse, Sam Moyo, Teresa Cruze
Silva) d’aller de l’avant.
CODESRIA est aujourd’hui
confronté à une conjoncture nouvelle, difficile. L’Afrique est la victime
majeure du triomphe momentané de la nouvelle mondialisation impérialiste
qualifiée de néolibérale. Ses Universités ont été dévastées et largement
soumises aux exigences des bailleurs de fonds. Appauvris et sans perspective
lucide des défis réels auxquels l’Afrique est confrontée, beaucoup
d’Universitaires du continent voient dans le CODESRIA une source de financement
de leurs propres « projets de recherches », qu’ils soient pertinents et
importants ou moins. Si CODESRIA devait devenir « le vase de réception de ces
demandes » il perdrait sa fonction réelle, qui est de promouvoir par ses
initiatives propres le débat sur ce que sont les défis majeurs de notre temps.
Dans cet esprit il est nécessaire de comprendre que la discussion concernant la
révision éventuelle des statuts et la définition du membership vient en aval de
celle qui concerne la vocation de CODESRIA, non en amont. Les propos concernant
l’obligation d’excellence par exemple (qui donc suggérerait de ne recruter que
des médiocres !) sont sans pertinence : l’excellence aux yeux de certains peut
cacher en fait une grande médiocrité (une parfaite non pertinence) du point de
vue des exigences de la réponse aux défis réels. Pour contrer CODESRIA la
Banque Mondiale a pris l’initiative d’installer à Nairobi « un centre
d’excellence » qui enseigne l’économie néo libérale. Ses productions sont sans
intérêt, de pâles copies des discours dominants ; leur écho sur le continent
est insignifiant !
SAMIR AMIN ; extraits des Mémoires
III LE FORUM DU TIERS MONDE
La genèse de l'institution
J'ai déjà dit que, directeur de l'IDEP, il m'était
apparu utile d'étendre et de consolider le type de recherches et de débats que
nous inaugurions par le moyen de cet institut, en créant d'autres institutions
appropriées. C'est ainsi ai-je dit que je suis un peu à l'origine de la
création du CODESRIA, de l'ENDA et du Forum. En ce qui concerne cette dernière
institution nous pensions d'emblée nécessaire d'agir à l'échelle du tiers
monde. C'était aussi, pour l'Afrique, le moyen de briser l'isolement dans
lequel la colonisation l'avait enfermée.
I1 existait, depuis 1958, une organisation de
Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques, que le Mouvement des Non
Alignés avait fondée. Son siège était au Caire, où l'organisation est
d'ailleurs toujours domiciliée. En 1997 elle a tenté de sortir de sa léthargie
en organisant une grande conférence, avec la collaboration du Forum du Tiers
Monde. J'ai dit léthargie parce que cette organisation n'était en réalité pas
parvenue à affirmer son indépendance vis à vis du groupe des gouvernements les
plus actifs du MNA. Bénéficiant de soutiens financiers de ces gouvernements qui
la mettaient trop à l'aise, elle ne représentait les «peuples» que par l'intermédiation
des partis uniques censés en être l'émanation. L'organisation avait, de
surcroît, fait une option « pro‑soviétique » extrême, qui contribuait à réduire
l'étendue de sa crédibilité. Enfin elle n'incluait pas l'Amérique latine, sauf
Cuba, parce que ce continent était ‑ et est resté ‑ étranger au MNA.
Cuba de son côté avait créé à la
fin des années 1960 la « Tricontinentale » qui se présentait cette fois comme
l'organisation représentative des « peuples » des trois continents. Là encore
qui trop embrasse mal étreint. Comment représenter les « peuples » ? Les deux
seules formules que l'on connaisse jusqu'ici sont soit l'élection d'une
Assemblée, soit la formation de partis politiques. Or si dans certaines
circonstances ‑ et dans certaines limites ‑ les Assemblées élues sont
crédibles, il n'existe pas d'Assemblée des Assemblées opérant à une échelle
régionale, a fortiori mondiale. On sait que le Parlement Européen lui-même n'a
pas conquis cette position, faute d'un gouvernement européen ‑ fut‑il
confédéral ‑ qui serait responsable devant lui. Certaines forces politiques ont
parfois créé des « Internationales » qui rassemblent des « partis frères » par
l'idéologie. C'est le cas des Internationales Socialistes et Communistes. La
Tricontinentale était un lieu de rencontre de ce genre entre les mouvements de
libération nationale et les partis (généralement uniques) issus de ceux-ci.
Guère plus. Or l'histoire devait prouver le caractère hétéroclite de cet
ensemble de « partis » du tiers monde. La Tricontinentale également a fait les
options qui étaient plus ou moins celles de l'Etat cubain.
Nous pensions donc dans des termes plus modestes:
une association des intellectuels du tiers monde. Mais évidemment il fallait
définir les objectifs et, en fonction de ceux-ci, les critères de sélection.
En avril 1973, le gouvernement Allende du Chili nous
invitait à nous réunir à Santiago. Je retiens cette date comme l'acte de
naissance du Forum, même si ce n'est qu'à Karachi dix huit mois plus tard que
les documents officiels constitutifs de l'association ont été adoptés. En effet
à Santiago une série de décisions de principe ont été prises qui ont défini
l'évolution ultérieure du Forum. Des principes que personnellement je considère
avoir été les bons choix.
Premièrement que le Forum n'était pas un club de
«fonctionnaires du développement » opérant soit aux niveaux nationaux
(technocrates du Plan et autres), soit au niveau international dans les
institutions de l'ONU. Deuxièmement que les «penseurs » en question, s'ils le
sont, ne peuvent être définis en termes de disciplines scientifiques
(économistes ou sociologues ou politologues); ils sont toujours «
transdisciplinaires ». Ils peuvent être universitaires, fonctionnaires,
responsables d'organisations politiques et sociales; mais ces fonctions,
souvent d'ailleurs conjoncturelles, ne définissent pas un « droit » à être
membre du Forum. Troisièmement que ces « penseurs » sont critiques c'est à dire
des « intellectuels organiques ». Et sur ce point, après de longs échanges de
vues, on convenait de préciser la plateforme qui définit cette qualification.
On avait retenu pour cette plateforme deux dimensions. L'un de ces axes de la
critique procédait de l'idée que le système mondial n'est pas par lui-même
favorable au développement. Autrement dit que le développement n'est pas synonyme
d'inscription dans l'expansion naturelle du système, mu par sa seule logique
propre. Je traduis cette phrase dans mon langage: le développement n'est pas
synonyme d'expansion capitaliste. Il implique donc le conflit avec la logique
unilatérale qui commande cette expansion. Mais rien n'était défini au-delà de
cette position critique générale: l'appréciation de l'efficacité des moyens à
mettre en oeuvre pour transformer le système était laissée au jugement de
chacun, elle était l'objet des débats du Forum. L'autre axe de la critique
concernait l'objectif fondamental du développement, qui est de répondre aux
problèmes de l'ensemble de la population et non d'une minorité. Autrement dit
le développement n'a de sens que s'il est populaire (au bénéfice du peuple). On
ne suppose pas que ce type de développement puisse être le produit naturel et
spontané d'une logique quelconque qui n'en ferait pas son axe propre, par
exemple que le développement puisse être le produit des effets de retombée (« trickle
down ») de la compétitivité et de la rentabilité. Mais ici aussi rien
n'était imposé au-delà de cette position de principe critique: l'alternative,
qui place la finalité populaire du développement au cœur de la question du
choix des critères de l'action, est ou n'est pas le socialisme, selon telle ou
telle définition de ce système et en conformité avec telle ou telle théorie de
l'évolution sociale. Ces questions sont précisément objets des débats.
A Santiago un certain nombre de propositions
organisationnelles furent également adoptées. L' une était de confier à
quelques-uns d' entre nous la responsabilité d'animer des bureaux régionaux.
J'avais moi- même celle du bureau africain, logé à Dakar à l'IDEP dont j'étais
le directeur. On me chargeait également de coordonner les activités des trois
bureaux, dans la perspective de la tenue d'un congrès qui pourrait réunir sinon
tous les membres de l'association, tout au moins suffisamment d'entre eux pour
être représentatifs de leur ensemble. En une année environ cinq cents personnalités
furent contactées et retenues. Plus d'une centaine d'entre elles purent être
invitées à Karachi en 1 975.
Peu de temps après notre initiative de
Santiago, la nouvelle nous parvenait
d’Alger de l’intention d’un groupe de réflexion basé au CREA de créer une «
Association des économistes du tiers monde ». Les responsables du Forum
naissant et moi-même personnellement étions heureux de cette initiative qui
pourrait renforcer l'idée commune, celle d'encourager le débat critique sur le
développement. Une première assemblée des fondateurs de cette association s'est
réunie à Alger en 1979, à l'invitation d’Abdellatif Benachenhou, directeur du
CREA. J'ai participé à cette assemblée intéressante, dont les débats
convergeaient avec ceux que le Forum souhaitait voir développer. Le congrès
constitutif de l'Association s'est tenu un peu plus tard à la Havane. Ce que je
regrette personnellement ‑ et je n'ai pas manqué de le dire à l'époque aux
responsables de l'association ‑ c'est que celle‑ci ait donné trop de poids dans
le choix de ses responsables à des représentants officieux d'Etats: un ministre
cubain choisi pour la présider par exemple. Le souci de trouver vite des moyens
financiers importants (que l'association pouvait espérer, par exemple, du
gouvernement algérien) a également pesé trop lourd dans le choix des
responsables. A mon avis ces options portaient ombrage à la crédibilité de
l'association plutôt qu'elles ne la servaient. L'histoire m'a hélas donné
raison. L'association a cessé d'exister le jour où, pour une raison ou une
autre, l'Etat algérien s'en est désintéressé.
Le Congrès de Karachi en décembre
1974 marquait la naissance officielle du Forum. Sur le fond, c'est à dire la
définition du rôle et des fonctions, les congressistes adoptaient les principes
définis à Santiago. Cela n'est pas surprenant puisque les membres du Forum
provisoire avaient été identifiés et retenus sur la base de ces principes.
Chose naturelle également: si l'on veut faire quelque chose, on a le droit d'en
définir les moyens et la stratégie. A ceux qui éventuellement n'en sont pas
heureux de faire autre chose. La démocratie c'est le droit ouvert à tous d'agir
de cette manière.
Les débats furent donc pour l'essentiel centrés sur
les questions fondamentales: quels sont les défis auxquels les peuples du tiers
monde sont confrontés ? Où sont le général et le particulier dans ces défis ?
Comment les intellectuels critiques des différentes régions, des différentes
sensibilités culturelles, politiques, des différentes écoles de pensée,
définissent ces défis ? Quels sont les alternatives proposées et comment
sont-elles argumentées ? C'était, pour le Forum, un très bon début, prometteur.
Simultanément, bien entendu le congrès adoptait des
statuts généraux pour le Forum. Ceux-ci invitaient les bureaux régionaux à
organiser des assemblées régionales du Forum, lesquelles préciseraient les
modalités de mise en oeuvre de leur action. C'est dans ce cadre que, lorsque je
quittais 1'IDEP qui avait abrité le Forum pour l'Afrique de 1975 à 1980, nous
ne tardions pas à organiser une Assemblée africaine du Forum qui adoptait ses
règlements régionaux, en conformité avec les statuts de l'organisation. C'était
à Dakar en décembre 1980.
L'expansion des activités
La création du Forum du Tiers Monde a été, je crois,
un succès non négligeable. Le seul fait que l'institution ait survécu ‑
quarante ans à la date où j'écris ‑ en est le témoignage. Car le cimetière des
institutions mort nées ou n'ayant guère survécu aux premières années de leur
existence compte certainement des dizaines sinon des centaines d'initiatives de
la même famille qui n'ont pas résisté aux bourrasques des changements du temps.
Le succès est largement dû d'abord à Olof Palme,
auquel j’ai soumis le projet du Forum.
L'idée le convainquit sur le champ. Palme était de ces hommes politiques
qui savent écouter et, s'étant fait une opinion, en tirent réellement les
conséquences pour l'action. I1 avait par ailleurs une grande vision des
affaires mondiales, fort critique du capitalisme réellement existant et de
l'hégémonisme américano‑atlantiste. Les positions que la Suède avait prises
pendant la guerre du Viet Nam en témoignaient, et la décision de soutenir les
luttes de libération dans les colonies portugaises et en Afrique du Sud tranchait
avec l'hypocrisie des diplomaties de tous les autres pays occidentaux, qui
préféraient en fait les fascistes portugais et les oppresseurs de l'apartheid.
La Suède conquérait de ce fait une position sur l'échiquier mondial ‑ aux côtés
des forces démocratiques et progressistes ‑sans commune mesure avec le poids de
ce pays de taille modeste. Palme me demandait donc d'emblée, au terme de notre
discussion. De combien avez-vous besoin ? Je lui expliquais que nous ne
voulions pas succomber à la tentation de « démarrer riches »; une tentation
souvent fatale par les facilités qu'elle offre. Qu'il nous faudrait quelque
chose comme 100.000 dollars par an pendant quelques années, au terme desquelles
nous devrions être capables de prouver la viabilité du projet et trouver des
moyens plus diversifiés pour son soutien financier. Palme me dit: je double la
somme et vous garantis cinq ou même dix ans, si les électeurs nous suivent
pendant ce temps. Ce qui fut le cas ‑ la social-démocratie suédoise gagnant
régulièrement les élections, tenues tous les trois ans dans ce pays. Et jusqu'à
la fin des années 1980 la SAREC a poursuivi sa mission sans la moindre
hésitation. Les choses ont évolué par la suite le vent de droite ‑ quasi
néo-libéral ‑ finissant par l'emporter, tandis que le rapprochement puis
l'adhésion du pays à l'Union Européenne agissaient pour diluer les positions
courageuses et exceptionnelles prises par Stockholm dans les décennies
précédentes.
Toujours est‑il que le soutien
généreux de la SAREC entre 1978 et 1992 a bien été de l'ordre de plus de deux
millions de dollars, affectés à titre principal aux programmes africains du
Forum, mais permettant également la poursuite des activités de coordination
générale dont je suis responsable. Cela nous donnait suffisamment de marge pour
avoir le temps de chercher d'autres soutiens que le Forum est effectivement
parvenu à obtenir, principalement de diverses institutions de la Norvège, de la
Finlande, des Pays Bas, du Canada, de l'Italie, de l'Union Européenne et de l'Université
des Nations Unies.
Par ailleurs le bureau africain du Forum du Tiers
Monde s'associait, dans certains de ses programmes, à différentes institutions
des Nations Unies. Ce fut d'abord l'UNITAR qui avait géré le fonds SAREC
affecté au Forum de 1978 à 1980, alors que le Forum était logé à l'IDEP, dont
j'étais le directeur. Philippe de Seynes avait pris une retraite active dans
cette institution, dont le directeur à l'époque était un gentleman Sierra
Leonais Davidson Nichol. Cet arrangement qui permettait que la gestion du
budget du Forum soit assurée par les Nations Unies via l'UNITAR a fonctionné
jusqu'en 1987. Nichol parti, Michel Doo Kingue ayant été nommé à sa place
directeur de l'UNITAR s'est empressé de tenter d'imposer ses vues de
bureaucrate navigant dans le sillage de ses patrons américains ‑ ce que le
Forum ne pouvait évidemment pas accepter. La gestion de l'arrangement fut alors
transférée à l'UNRISD, dont les directeurs furent successivement l'Argentin
Enrique Oteiza puis le Kenyan Dharam Ghai, deux intellectuels du tiers monde de
valeur et de grande probité intellectuelle et politique, amis de surcroît et
eux‑mêmes membres du Forum . En vertu de cet arrangement certains des
programmes africains du Forum étaient d'un commun accord intégrés dans les
programmes de l'UNITAR puis de l'UNRISD, sans que ces organismes n'aient à en
assumer le financement. C'était donc tout à leur avantage. En contrepartie les
organismes en question géraient une partie des fonds du Forum , conformément
aux règles des Nations Unies (et moyennant une rémunération de 14 %, au titre
de ces fameux « overheads »). Bien entendu l'ensemble du budget et de
son exécution, dont je restais responsable, est soumis à un audit annuel,
conformément aux exigences de nos statuts et aux règles de bonne gestion.
L'arrangement avec l'UNRISD a pris fin lorsque moi-même et Bernard Founou
atteignions l'âge de la retraite et décidions d'un commun accord de poursuivre
nos activités au sein du Forum.
En ma qualité de directeur de l'IDEP j'avais participé,
une année après l'autre, à une réunion annuelle des directeurs des instituts de
recherche et de formation de la famille des Nations Unies. A l'ordre du jour il
y avait immanquablement un point concernant la création d'une Université des
Nations Unies. Une réunion où, d'une année sur l'autre, les mêmes propositions
contradictoires étaient reprises par ceux qui souhaitaient intégrer les
instituts qu'ils dirigeaient dans la nouvelle UNU, et ceux qui voulaient faire
du neuf, laissant les instituts en exercice comme ils étaient, hors du projet.
Finalement l'UNU a été créée, domiciliée à Tokyo, comme on le sait, selon une
formule qui a fait de l'institution plutôt une sorte de fondation appelée à
financer les programmes mis en oeuvre par d'autres qu'une véritable université
sui generis. Ni les recteurs successifs de l'UNU, ni son Conseil ne m'ont
véritablement impressionné. Et l'institution ne fut sauvée de la médiocrité ‑
un temps ‑ que grâce aux efforts de son vice-recteur japonais, Kinhide
Mushakoji. Intelligent, actif à l'extrême, esprit fin et ouvert, critique,
Mushakoji réalisait 90 % des programmes effectifs de l'UNU avec 10 % de son
budget, le reste étant perdu en purs gaspillages. Mushakoji avait, entre autre,
choisi le Forum comme partenaire principal pour l'exécution d'un programme de
débats de fond concernant les perspectives des régions du tiers monde dans le
système mondial. Entre 1980 et 1985 ce programme a constitué l'un des axes
importants des activités du Forum, prolongés partiellement jusqu'en 1988, date
à partir de laquelle Mushakoji fut contraint de quitter l'UNU: il donnait le
mauvais exemple par l'efficacité de son travail ! Mushakoji est évidemment
devenu et resté un ami personnel cher.
Si les contributions des pays scandinaves et nordiques
citées plus haut étaient dans l'ensemble affectées aux programmes du Forum
concernant l'Afrique subsaharienne, celle de l'Italie a permis l'expansion des
activités dans le monde arabe. Le grand colloque Euro‑arabe, tenu à Naples en
1983, réunissant une centaine de participants des pays du Sud de la
Méditerranée, demeure la date marquante du développement de ce programme.
Giuseppe Santoro, qui était alors directeur général de la coopération italienne
à Rome, avait été la personne clé qui avait mis au point, avec moi, ce
programme. Une initiative lucide et courageuse que malheureusement aucun autre
homme politique des pays européens qu'on aurait pu en principe croire
intéressés à vouloir connaître les points de vues des intellectuels arabes
critiques (le France et l'Espagne en particulier) n'a cru devoir poursuivre !
Toujours est‑il que, dans la seconde moitié des
années 1980, le Forum atteignait ce qu'on peut appeler son rythme de croisière.
Le nombre de ses membres se fixait autour du millier, dont une bonne moitié
réellement fort actifs dans un programme ou un autre. Le Forum a organisé au
cours des quinze dernières années plus de 150 groupes de travail, collecté près
de 2.500 communications, publiées dans les ouvrages de sa collection et dans de
nombreuses revues. La publication d'ouvrages concernant l'Afrique et le Moyen
Orient atteignait le chiffre de sept ou huit livres par an, publiés en
français, en anglais ou en arabe. Le 80e ouvrage de la collection africaine du
Forum ‑ qui concerne l'Afrique du Sud ‑ est paru en 1998. Compte tenu de volume
des activités, celui des finances du Forum est extraordinairement modeste en
comparaison de ce qu'il est pour des activités similaires d'autres
institutions. Cette modestie est recherché pour elle- même: il s'agit de
prouver que la conduite de ces débats, si importants puisqu'ils portent sur les
problèmes majeurs de notre époque, n'exige pas nécessairement des moyens
financiers gigantesques. Les membres du Forum sont des intellectuels de qualité
intéressés par l'importance et la qualité des débats auxquels ils participent,
non par les rémunérations qu'ils peuvent en tirer.
Le choix de Dakar comme siège du Forum a
certainement été heureux. J'avais proposé ce choix au Président Senghor
quelques mois avant de quitter l'IDEP. Il m'avait encouragé et garanti le
soutien de son administration. Laquelle n'a jamais cessé de témoigner à notre
égard d'une amitié efficace et sincère, sans jamais non plus exercer sur le
Forum la moindre pression d'une quelconque nature. Je dois donc ici apporter ce
témoignage, tout à l'honneur du gouvernement du Sénégal et de tous ses
responsables. Je ne connais pas beaucoup de pays, en Afrique et ailleurs dans
le tiers monde, qui respectent autant la liberté intellectuelle et s'enorgueillissent
même de l'importance des débats qu'elle permet de produire.
Le Forum a souvent été un pionnier par les
orientations de ses travaux. Il a développé une formule originale, qui se
sépare de celle de la tradition conventionnelle des « symposia » dans lesquels
les participants présentent des « papiers » de statuts divers.
Considérant que cette formule coûteuse n'était pas la manière la plus efficace
d'organiser le débat, le Forum en est venu progressivement à organiser des
groupes de travail restreints, autour d'un coordinateur (consacrant 30 à 50 %
de son temps de travail durant un an) et 4 à 6 participants (consacrant 10 à 20
% de leur temps). Le « dossier » établi par le groupe, concernant un thème
d'étude déterminé, implique qu'au-delà des opinions personnelles de ses membres
le point soit fait sur la question étudiée. Les dossiers sont généralement des
documents volumineux (200 pages ou plus), soumis à la critique de 20 à 30
personnes choisies pour leur compétence, la diversité de leurs vues et la préoccupation
d'en tirer des conclusions pour l'action.
Si les années soixante avaient été marquées par un
grand espoir de voir s'amorcer un processus irréversible de développement à
travers l'ensemble de ce que l'on appelait le Tiers Monde, et singulièrement
l'Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en
panne, sa théorie en crise et son idéologie l'objet de doute. Le Forum part du
constat que la discussion des différentes options possibles dans le cadre
limité des schémas macro‑économiques ne donne plus que des résultats banals,
connus d'avance, et qu'il faut donc s'élever plus haut et intégrer dans
l'analyse toutes les dimensions du problème, économiques, politiques, sociales
et culturelles; et simultanément, les replacer à la fois dans leur cadre local
et dans leur interaction à l'échelle mondiale. Ce faisant, le Forum contribue à
la remise en question du monopole du Nord sur la réflexion théorique concernant
la mondialisation et ses impacts contrastés sur ses composantes géographiques.
A l'occasion de la rencontre du Caire de mars 1997
un groupe d'une trentaine de personnalités provenant des cinq continents, Nord
et Sud, a pris l'initiative de la création d'un Forum Mondial des Alternatives,
dont le Forum du Tiers Monde s'honore d'être un participant actif. Le Forum du
Tiers Monde partage ici avec d’autres la conviction qu' à notre époque le
besoin d' intensifier le débat à l'échelle mondiale en connectant les
différents réseaux qui, à travers le monde, poursuivent les mêmes objectifs ‑
la construction d'un système mondial pluri centrique démocratique ‑s'impose
plus que jamais. Depuis cette date les groupes du FTM et ceux du FMA ont
pratiquement fusionné dans la construction d’un réseau de réseaux dont les
activités sont largement communes. J’invite donc le lecteur a complété cette
lecture par celle du chapitre FMA.
Extraits
des Mémoires (les Indes Savantes, 2015) pages 203-216
Also in English, ref A
Life Looking Forward (Zed, 2006), pages 221-239
IV LE
FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES
Naissance
du FMA (1996-1999)
La première moitié de la décennie 1990
consacrait le triomphe du capitalisme/impérialisme auto qualifié de « néo
libéral ». L’Union Soviétique avait disparu, l’Europe de l’Est reconquise,
la phase célèbre prononcée par Deng Xiaoping (« peu importe que le chat
soit noir ou blanc, s’il attrape les souris ») était interprétée comme
synonyme de « pourquoi pas la voie capitaliste », les pays du Sud
avaient été soumis l’un après l’autre à « l’ajustement structurel ».
Peu nombreux étaient ceux (mais je m’honore – sans arrogance – d’en avoir été)
qui disaient (je l’ai écrit) : nous sommes seulement dans le creux d’une
longue vague comme il y en a toujours eu dans l’histoire. Je rappelais Gramsci :
la nuit n’est pas encore terminée, le jour ne s’est pas encore levé, dans la
pénombre se dessinent des monstres. L’histoire nous a rapidement donné raison.
Le triomphe du capitalisme des monopoles impérialistes était celui d’un colosse
aux pieds d’argile. Les horreurs qui ont accompagné son triomphe – la montée au
galop de la misère, les guerres d’agression de l’Otan – provoquaient la montée
rapide des résistances de toutes natures, spontanées, désordonnées (mais c’est
toujours ainsi que les choses commencent). L’idée qu’il nous fallait donner une
forme organisée à la réflexion critique, capable de faire avancer une analyse
correcte du défi et par là même de contribuer à la définition de stratégies de
lutte cohérentes et efficaces, s’imposait.
Réunis en 1996 à Louvain la Neuve, au CETRI,
alors dirigé par François Houtart, un petit groupe d’intellectuels qui avaient
été actifs au cours des décennies précédentes, et qui avaient été conscients de
la dérive qui s’annonçait (critiques du soviétisme et des régimes nationaux populaires),
décidait de créer un « Forum Mondial des Alternatives ». L’idée et le
nom ont été suggérés, si je ne me trompe, par F. Houtart et Pablo Gonzalves
Casanova. J’y adhérais spontanément.
Mais comment traduire l’intention en réalité.
De retour au Caire je prenais contact avec
« l’Organisation de solidarité des peuples africains et asiatiques ».
Il s’agissait d’une institution qui avait été créée à la belle époque de
Bandoung et du nassérisme, tombée en décrépitude, mais toujours là – un
bâtiment et quelques employés à ne rien faire. Son Président était Mourad
Ghaleb, ancien ambassadeur de Nasser à Moscou. En dépit de nos divergences
politiques – qui apparaissaient minces avec le recul du temps – nous
nourrissions un bon respect mutuel. Mourad, à qui je proposais l’idée, saute
sur l’occasion. « Nous pouvons organiser au Caire une sorte de congrès de
l’organisation et tu y invites qui tu veux en plus ».
C’est ainsi que le FMA a vu le jour au Caire en
1997. Le collectif de coordinateurs qui
m’a désigné comme « Président du Forum Mondial des Alternatives » m’a
fait un grand honneur, que seul justifie peut être le fait que mes activités au
cours de quarante ans m’ont effectivement donné l’occasion de connaître un
grand nombre d’organisations et de leurs personnalités dirigeantes, réparties
sur l’ensemble de la planète. Un groupe de travail – auquel je me suis
volontairement abstenu de participer – a rédigé le Manifeste du FMA. Nous
devons ce texte magnifique à François Houtart.
Le Forum Mondial des
Alternatives a fait son entrée sur la scène internationale en organisant à
Davos même, en janvier 1999, un « anti-Davos ». Non certes dans
l’enceinte sacrée qui nous était évidemment interdite, mais à cinquante mètres,
de l’autre côté de la rue enneigée de cette belle station d’hiver. Nous étions
un petit groupe, associant quelques intellectuels engagés et d’authentiques
représentants de grands mouvements populaires des cinq continents, choisis pour
leur forte représentativité : les organisations paysannes du Burkina Faso,
du Brésil et de l’Inde, les syndicats
ouvriers d’Afrique du Sud, de Corée et du Brésil, les Néo Zapatistes du
Chiapas, les militants de la « marche mondiale des femmes », les
« Sans » de France et le groupe d’ATTAC. Introduits à Davos grâce à
la complicité du Monde diplomatique, nous étions là pour dire : le
monde réel, c’est nous qui le représentons, pas vous le Club des milliardaires.
Les organisateurs de Davos comme les autorités helvétiques étaient si furieuses qu’il devenait exclu de pouvoir
reproduire deux fois la surprise. De là mûrissait l’idée d’un Forum Social
Mondial, à une autre échelle, pour lequel le choix s’est porté sur Porto Alegre
grâce aux moyens considérable que le PT brésilien pouvait mobiliser.
Construire
la convergence dans la diversité
Le Forum Mondial des
Alternatives opère dans un univers complexe. Il est donc un Forum au sens
véritable du terme, c’est à dire un lieu de rencontre et de débat et non une
« internationale » (communiste, socialiste, chrétienne, islamique ou
libérale). Il rassemble des courants de pensée et d’action qui demeurent
totalement indépendants (et c’est une bonne chose à mon avis), mais partagent
des points de vue critiques, soit sur l’ensemble des politiques libérales mises
en œuvre, soit sur des segments particuliers de la gestion sociale, qu’il
s’agisse des relations entre les sexes (c’est le cas de nombreux réseaux de
femmes), des problèmes d’environnement, des droits de l’être humain, des
problèmes communautaires ou d’autres questions. Ils ont tous leur place dans le
Forum Mondial des Alternatives, quelles que soient les sources idéologiques de
leur inspiration ou leurs options en matière de formes d’action. Le programme
d’action du Forum Mondial des Alternatives qui s’articule autour de projets
organisant le débat sur les objectifs, moyens et bilans des actions des
mouvements sociaux à travers le monde – qu’il s’agisse de bilans régionaux
d’ensemble, d’alternatives à l’agri business, de réflexion systématique sur
l’articulation des valeurs universelles concernant les droits individuels,
sociaux et collectifs – témoigne de cette option d’ouverture de principe
Le doublet FMA/FTM est donc finalement un
« réseau de réseaux ».
Le rôle du Forum
Mondial des Alternatives est de permettre qu’en son sein se constitue un centre
de réflexions systématiques sur l’alternative. L’adversaire connaît
l’importance de cette réflexion systématique sans laquelle aucune stratégie
d’action efficace n’est possible. Je fais ici référence à la Société du Mont
Pèlerin, fondée en 1947 (où l’on retrouve les noms de Milton Friedman,
Lionel Robbins, Ludwig Von Mises, Von Hayek, Karl Popper, les apôtres du
libéralisme d’aujourd’hui), à la Trilatérale, fondée en 1973 (où l’on
retrouve les noms de David Rockfeller, Zbigniew Brzezinski, Cyrus Vance, Andrew
Young, Paul Volcker, les fabricants de la stratégie de l’establishment
nord-américain). L’adversaire sait qu’aujourd’hui le problème majeur auquel il
est confronté est celui de la gestion du système criminel et impossible qu’il
tente d’imposer aux peuples. Dans son jargon cette gestion s’appelle « bonne
gouvernance », dont il a fait le thème dominant imposé
prioritairement aux programmes des institutions internationales et que
malheureusement un grand nombre « d’ONG » reprennent à leur compte,
par manque de capacité critique de réflexion dans le meilleur des cas, et
beaucoup d’opportunisme en général. On ne sait pas très bien comment s’organise
dans le moment actuel l’orchestration de cette réflexion de l’adversaire,
encore que Susan George l’ait imaginé – dans son Rapport Lugano – avec
humour et sagacité.
Faisant suite à notre initiative (l’anti Davos)
la première édition du Forum Social Mondial a donc été organisée par un Comité
principalement brésilien, qui a bénéficié de soutiens financiers conséquents,
en coopération avec ATAC-France et le Monde
Diplomatique (Bernard Cassen). L’histoire du FSM a été écrite par d’autres.
Le succès de Porto
Alegre I en janvier 2001 n’avait pas fait la une des journaux majeurs des pays
occidentaux. La stratégie choisie par l’adversaire était encore de boycotter
l’initiative. Néanmoins les Messieurs du Davos des riches s’en été déjà
inquiété. Ceux-ci ont donc proposé d’ouvrir un « dialogue » avec
nous, à l’occasion de Porto Alegre 2 en
2002. J’ai eu le bonheur d’y participer – 10 minutes de radio. Monsieur me dit
mon interlocuteur de Davos, « comment se fait-il qu’un économiste comme
vous ne soyez pas avec nous à Davos » ? Très simple :
« trois raisons. Un je n’ai pas 20.000 dollars à donner pour accéder au
paradis 3 jours. Deux on ne m’y a pas invité, ce qui ne surprend pas, mes opinions
étant connues. Trois si on m’y avait invité – par une erreur certaine – j’aurai
décliné l’invitation n’étant ni milliardaire, ni intéressé à être admis au Club
de leurs serviteurs ». Mais « Monsieur, je ne suis pas
milliardaire ». « Je le sais, vous être le directeur des relations
publiques d’une firme dont les propriétaires, eux, sont milliardaires ».
« Que reprochez-vous donc aux milliardaires ? » « Simple
arithmétique, Monsieur : leurs profits ont doublé au cours des années
1990, les revenus de tous ceux qui ne sont pas milliardaires – et ils sont
nombreux ! – n’ont évidemment pas augmenté dans cette proportion. Vous
voulez donc l’inégalité. Moi l’égalité. Nous sommes donc des adversaires, et je
ne vois pas ce sur quoi nous pourrions donc dialoguer ». Cela étant Davos
ne manquera pas, à l’avenir de « faire un effort » et trouvera bien,
au sein du très large éventail des organisations sociales, des
« personnalités de gauche » qui, conscientes ou pas, iront à Canossa.
A Porto Alegre II
(janvier 2002) un grand pas en avant a été franchi, que « l’appel »
adopté dans le grand meeting de conclusion a bien traduit. Les
« mouvements sociaux » comme on dit, se politisent – au bon sens du
terme. Au-delà de l’organisation de la lutte contre les effets sociaux désastreux
du néo-libéralisme, ils prennent la mesure des exigences du système qui
implique déjà, et impliquera de plus en plus, le recours à la barbarie
« militaire » sous prétexte de « guerre au terrorisme ». Il
est vrai que les suites du 11 septembre étaient déjà là pour le démontrer. Le
FTM et le FMA ont été fort actifs à Porto Alegre II, animant cinq séminaires
majeurs où l’ensemble de la logique politique criminelle du néo-libéralisme
mondialisé était l’objet d’analyses et de commentaires d’une centaine
d’intellectuels parmi les plus lucides du monde contemporain.
Néanmoins il nous faut constater que la
formule définie par le Forum Social Mondial n’a pas résisté à l’usure du temps.
La ligne de la grande majorité des ONG qui donnent le ton aux FSM ne sort pas
du cadre de ce que le système des pouvoirs en place peut tolérer. La critique
du FSM, formulée dans une lettre collective rédigée à Porto Alegre en 2005
(document disponible sur de nombreux sites), n’a pas été écoutée et le FSM nous
paraît de ce fait avoir épuisé ses capacités de mobilisations à la hauteur des
exigences. La dernière édition du FSM (Montréal, 2016) a tourné à la
farce !
La participation du FMA/FTM aux forums sociaux,
mondiaux et autres, n’est pas notre objectif principal. Ce qui est prioritaire
pour nous c’est d’abord la conduite des rencontres organisées par nous-mêmes
pour nous-mêmes, c'est-à-dire de faire avancer notre propre réflexion
concernant la construction théorique et pratique d’alternatives positives
réelles, d’avancées populaires et démocratiques. Néanmoins nous ne négligions
pas pour autant les forums sociaux et tenions à y être présents. C’est un moyen
non négligeable – parmi d’autres – de diffuser les résultats de nos réflexions
propres. En fait le FMA/FTM a été probablement présent dans tous les forums
tenus à travers le monde – ou presque – même si cette présence a été plus
marquée dans certains cas, peu visible dans d’autres. Et j’ai personnellement
participé à beaucoup de ces activités de la société dite civile.
Un agenda complet des forums sociaux doit
exister, que peut être le Secrétariat du FSM pourrait fournir. Pour ma part
j’ai participé (dans les équipes FMA/FTM) aux Forums Mondiaux de Porto Alegre
(2001, 2002, 2005), de Mumbai (2004), de Bamako et Caracas (2006), de Nairobi
(2007), de Belem (2009), de Dakar (2011) et de Tunis (2013 et 2015). J’ai
participé à quelques-uns des forums régionaux, souvent préparatoires des Forums
Mondiaux, à Hayderabad (2003, Forum Indien et Asiatique), à Lusaka (2004, Forum
Africain), à Zagreb (2011, Forum des Balkans), comme à certains forums
thématiques : Amazonie à Belem (2003), Via Campesina à Valence, en
Espagne (2004). J’ai suivi tous les Forums européens depuis Florence (2002),
puis Paris, Londres, Athènes et enfin Malmo. J’ai participé personnellement à
quelques Forums égyptiens, arabes et africains, mais malheureusement pas à ceux
du réseau qui s’est donné le nom de « Forum Mashrek-Maghreb ».
Nous avons toujours conduit dans chacun des
Forums Mondiaux mentionnés quatre à dix tables rondes, animés par six à dix de
ceux qui parmi nous nous paraissaient les plus compétents dans les domaines
considérés. Dans certains cas les conditions de travail misérables ont
certainement réduit considérablement – pour nous comme pour tous les autres –
la portée de nos messages. Par contre à Dakar en 2011 et à Tunis en 2013 et
2015 nous avons bénéficié de bien
meilleures conditions. Beaucoup de participants et d’observateurs de ces forums
ont alors remarqué la belle qualité de nos tables rondes. Le lecteur intéressé
pourra trouver sur de nombreux sites l’écho de ces tables rondes.
Répliques
à nos adversaires
Les membres actifs de nos réseaux FMA/FTM et
moi-même personnellement avons été invités, ou nous sommes invités, pour porter
la contradiction aux propos de nos adversaires, les ténors de la
« mondialisation heureuse ». Faire une liste exhaustive de ces
interventions exigerait un travail d’archives que je n’ai pas fait. Je me
contenterai donc de signaler quelques-unes de ces interventions. Le rappel de
celles de beaucoup d’autres acteurs majeurs du FMA – en particulier F. Houtart
ferait certainement mieux connaître le FMA au lecteur. Un compte rendu plus
exhaustif des activités du FMA que ne
l’est ce que je rapporte dans ces mémoires serait fort utile.
Je signalerai donc, dans l’ordre du calendrier,
celles de ces interventions dont je me souviens. L’ONU avait organisé en 1995 à
Copenhague l’une des grandes conférences de son cycle, pompeusement qualifié de
préparation du renouveau de la civilisation pour les années 2000 ; le
thème était celui de la « réduction de la pauvreté » ! Cette
conférence, comme les autres du cycle, était
« intergouvernementale », c'est-à-dire que les délégués ayant droit
de vote étaient choisis par les Etats membres. Mais la « société
civile » y était invitée en observateurs ayant parfois le droit à la
parole, mais sans plus. Notre chance fut que les Etats africains nous ont
choisis – le FTM – pour rédiger et présenter un rapport central sur la pauvreté
en Afrique. Je sautais sur cette occasion magnifique de répliquer à nos
« partenaires » – en fait
adversaires -, la Banque Mondiale, les Communautés européennes, l’US-AID etc.
Notre rapport a été rédigé à partir de contributions d’une vingtaine de nos
membres actifs en Afrique. Chacun d’entre eux a
fourni un bon rapport qui, au lieu de s’en tenir à dresser
« l’inventaire » des pauvres et de la pauvreté, centrait l’analyse
sur la critique des politiques mises en œuvre, lesquelles avaient
immanquablement engendré l’aggravation de la pauvreté dans les pays concernés.
Le rapport de synthèse rassemblait ces contributions dans un document d’environ
200 pages. Ce rapport a fait du bruit. Un certain nombre de délégués africains
officiels y ont fait une référence officielle élogieuse. Nos adversaires,
furieux, m’ont simplement insulté, et tenté de m’interdire de franchir
certaines barrières (au sens matériel du terme) séparant dans la Conférence des
officiels des autres !
A Barcelone en 2001 la Banque Mondiale avait
envisagé de commémorer son cinquantième anniversaire. La Banque s’était proposé
de conduire un « dialogue » sur sa politique avec une panoplie d’ONG
qu’elle avait elle-même choisie. Nous nous sommes invités pour y porter la
contradiction. Et la Banque a annulé son projet au dernier moment, craignant
les trouble-fêtes, nous et quelques autres. Une rencontre s’est néanmoins
tenue, organisée par la « société civile » espagnole, en l’absence de
la Banque. J’y ai présenté personnellement « l’acte d’accusation ».
Le procès des politiques néolibérales à l’origine de la pauvreté que la Banque
prétendait vouloir combattre. Un ensemble de documents ont été réunis à cet
effet sous le titre cinglant « Cinquante ans, çà suffit ».
La dernière de ces
grandes conférences des Nations Unies s’est tenue à Durban en 2001 sur le thème
très général de la « lutte contre les discriminations ».
L’establishment dominant et la
bureaucratie des Nations Unies à son service s’employaient à contrôler
l’expression de la « société civile » invitée à participer à la
conférence par le moyen du financement
et de la manipulation de certaines ONG suffisamment apolitiques pour souscrire
à leurs propositions qui annulaient en fait la portée des protestations et des revendications
des peuples. La protestation contre le « racisme et toutes les
autres formes de discrimination » avait donc été pensée d’une manière
telle qu’elle aurait dû en devenir une expression anodine : tous les
participants, gouvernements et ONG étaient invités à se battre la coulpe, regrettant
la persistance de ces « vestiges » de discriminations dont sont
victimes « les peuples indigènes », les « races non
caucasiennes » (pour employer le langage officiel des Etats Unis), les
femmes, les « minorités sexuelles ». Des recommandations très générales
avaient été préparées, conçues dans l’esprit du juridisme nord-américain fondé
sur le principe qu’il suffit de prendre des mesures législatives pour résoudre
les problèmes. Les causes essentielles des discriminations majeures, produites
directement par les inégalités sociales et internationales générées par la
logique du capitalisme libéral mondialisé, étaient évacuées du projet
initial. Cette stratégie a été mise en
échec par la participation massive d’organisations africaines et asiatiques
décidées à poser les vraies questions. La question du racisme et des
discriminations n’est pas synonyme de celle de la somme des comportements
condamnables de ces êtres humains victimes de préjugés « dépassés »,
et qui sont hélas encore nombreux et répartis à travers toutes les sociétés de
la planète. Le racisme contemporain et la discrimination sont générés, produits
et reproduits par la logique et l’expansion du capitalisme réellement existant,
particulièrement dans sa forme dite libérale. Les formes de la « mondialisation »
imposées par le capital dominant ne peuvent produire que « l’apartheid à
l’échelle mondiale ».
Sur deux thèmes – la
question des « réparations » dues aux victimes de l’esclavage et
celle de la colonisation israélienne – les deux camps adversaires déclarés l’un
de l’autre se sont immédiatement constitués. Le premier conflit a porté
sur la question dite des « réparations » dues au titre des ravages de
la traite négrière. Sur ce thème un véritable travail de sape avait été conduit
par les diplomates américains et européens, réduisant avec condescendance et
une note de mépris évident, la question à celle du « montant » des
réparations réclamées par les peuples anciennement colonisés, et considérés
comme des « mendiants professionnels ». Les Africains ne
l’entendaient pas ainsi. Il ne s’agit pas « d’argent », mais de la
reconnaissance du fait que le colonialisme, l’impérialisme et l’esclavage qui
leur a été associé, sont largement responsables du
« sous-développement » du continent et du racisme. Ce sont ces propos
qui ont provoqué l’ire des représentants des puissances occidentales. Le second
conflit portait sur la colonisation de peuplement mise en œuvre dans l’Etat
d’Israël. Africains et Asiatiques ont été sur ce point précis et clairs :
la poursuite de la colonisation israélienne en territoires occupés, l’éviction
des Palestiniens au profit des colons (relevant d’une véritable purification
ethnique), le plan de « bantoustanisation » de la Palestine,
stratégie directement inspirée des méthodes de l’apartheid défunt de l’Afrique
du Sud, ne constituent que le dernier chapitre de cette longue histoire d’un
impérialisme forcément « raciste ». Il est caractéristique qu’en
Afrique et en Asie la question palestinienne unisse, ailleurs elle divise.
Le FMA/FTM est toujours invité à participer aux
« contre G7 ou G8 ou G 20 ». Nous y sommes presque toujours
présents et moi personnellement deux fois (à Lyon, à Saint Petersburg). Je
regrette avoir manqué le contre G7 de Gênes, où la police de Berlusconi s’est
illustrée comme on le sait par l’assassinat d’un jeune.
De Lyon je ne garde qu’un souvenir très flou.
La conférence avait été préparée par une panoplie d’ONG françaises et
européennes « gentilles » pour lesquelles il fallait éviter que les
critiques adressées aux politiques des grandes puissances impérialistes ne
tournent au procès de « l’Europe ». Il leur fallait écarter les
responsabilités de l’Europe en tant que Communauté, qui, selon eux, n’était pas
impérialiste par nature. Alors rien ne s’est dit à la conférence qui valait la
peine d’être retenu. Un petit nombre de participants du tiers monde, dont
moi-même, nous amusions de ce vide. Mais les Français avaient bien organisé les
choses, culinairement parlant. A petits prix on pouvait goûter à ces très bons
plats caractéristiques de la cuisine lyonnaise. Un marocain, un chinois et moi
nous régalions ensemble.
A Saint Petersburg en 2013 Boris Kagarlitzy
était parvenu à se faire financer l’invitation d’étrangers – dont moi – qui
viendraient renforcer la délégation russe. Il s’agissait d’un G 20 et le thème
retenu concernait la « réforme » du système financier international.
Mais nous savions tous que les développements en Syrie (l’accusation d’usage
d’armes chimiques) allaient occuper les esprits. Obama et Poutine n’ont
d’ailleurs pas discuté d’autre chose entre eux. Les Chinois, les Brésiliens et
quelques autres également. Les organisateurs de ce Contre G 20 avaient invité
pour nos débats – pour ce qui était de la question financière tout au moins
(nous avons quand même, comme le G 20, mis la Syrie à l’ordre du jour de nos
discussions) – un adjoint du Ministre
des Finances du Brésil. Pedro Paez l’a interpellé avec le talent qu’on lui
connaît et exposé sa contre-proposition concernant la réforme du système
monétaire et financier international. Très bien, mais notre Brésilien s’est
abstenu de commenter. J’avais pour ma part choisi une autre méthode pour
engager notre discussion. Je me suis contenté de dire : vous savez bien,
vous Brésiliens et les autres représentants des pays émergents, que nous
n’obtiendrons jamais une bonne réforme du système, dont le G 7 ne veut pas. On
va donc nous faire lanterner, de G 20 en G 20, de Commission Stiglitz 1 en
commission Stiglitz 2, avec des propositions anodines qui ne changeront rien.
Alors pourquoi entrer dans ce jeu ? Ne devrions-nous pas déplacer le
débat, le situer hors du G 20 et l’organiser entre nous, BRICS, pour faire
avancer non une réforme internationale impossible mais la construction d’un
espace à nous, aussi distant et autonome que possible des influences des
puissances occidentales. L’adjoint au Ministre m’a chaleureusement approuvé.
Dans certaines circonstances j’ai, pour ma part
personnelle, décliné l’invitation à participer à des entreprises auxquelles on
m’avait invité à me joindre. J’ai refusé de participer à la « Commission
Stiglitz » constituée en 2010 par le Secrétaire Général de l’ONU. Je
savais qu’il s’agissait d’une manœuvre destinée à jeter de la poudre aux yeux
et tromper l’opinion, en laissant croire possibles des réformes du système de
la mondialisation. Stiglitz, qui n’est jamais sorti des ornières du
néolibéralisme, devenu le spécialiste des réformes en trompe l’œil, a été
choisi à cette fin. L’histoire m’a donné raison. Le « rapport Stiglitz »,
vide à souhait, n’a finalement fort heureusement été retenu par personne. En
contrepoint, une commission de la CNUCED proposait l’amorce d’une réforme
authentique. Son rapport a été évidemment rejeté par les puissances
occidentales.
La
solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud
Pour toutes les régions du tiers monde capitaliste
la construction d’une économie autocentrée est le préalable à tout progrès
ultérieur. Passage incontournable par cette étape : la construction
autocentrée exige qu’on soumette les relations extérieures aux exigences
prioritaires du développement interne et non comme le répète ad nauseam
le discours économique conventionnel, l’inverse, c’est à dire qu’on
« s’ajuste » aux contraintes extérieures dominantes. Et sur ce thème
de la déconnexion je n’ai pas changé d’avis. Un demi-siècle d’histoire m’a au
contraire renforcé davantage dans cette conviction fondamentale. Il reste –
mais ce n’est là qu’une évidence plate – que les formes concrètes de la
déconnexion ne sont pas définies une fois pour toutes. Aujourd’hui cette
construction – toujours incontournable au niveau national – se heurterait à des
obstacles sérieux si elle n’était pas renforcée par des formes de solidarité
régionale capable d’en démultiplier les effets positifs. Mais il ne s’agit pas
ici des formes de régionalisation comme en discutent les économistes
conventionnels – marchés communs etc
–, incapables d’imaginer autre chose
que la logique de l’accumulation capitaliste. Il s’agit de régionalisations
dont les dimensions politiques sont déterminantes, et peuvent de ce fait
remettre en question les monopoles scientifiques, financiers et militaires par
lesquels le premier monde impose son projet d’expansion capitaliste mondiale.
Des régions comme celles que constituent le monde arabe, l’Amérique latine,
l’Afrique, le sud-est asiatique, des pays continents comme l’Inde et le Brésil
peuvent capitaliser, dans cette perspective, certains avantages que l’histoire
leur a légués (la communauté linguistique ou culturelle par exemple), mais
aussi et surtout le fait que l’adversaire réel est commun.
Les classes dirigeantes des pays du Sud ont toujours
eu des positions ambigües sur cette question majeure. La tendance compradore,
lorsqu’elle domine, ne favorise pas la solidarité Sud-Sud. Les bénéficiaires
locaux de l’insertion dans la mondialisation impérialiste cherchent à renforcer
leurs positions (c'est-à-dire pour eux s’enrichir davantage) au détriment des
Etats du Sud plus faibles, et acceptent de ce fait de rentrer dans le jeu des
stratégies de l’impérialisme qui tablent sur la concurrence inégale entre pays
du Sud. Par contre les défenseurs de la tendance nationale dans ces classes
dirigeantes sont à même de comprendre les avantages de leur solidarité face au
Nord impérialiste. Ce fut le cas à l’époque de Bandoung.
C’est pourquoi, à l’époque, moi-même et le FTM
avions poursuivi notre collaboration avec les institutions de Bandoung :
le Mouvement des Non Alignés (NAM), l’Organisation de l’Unité Africaine de l’époque
(OUA, transformée plus tard en « Union Africaine »), l’Organisation
de Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques, plus récemment
l’Organisation des peuples d’Asie et du Pacifique (qui a démontré sa puissance
réelle à l’occasion des différentes réunions officielles de l’APEC). Sans
illusion, nous étions conscients des limites et contradictions du MNA. Nous
savions que l’OUA exprimait la solidarité des peuples africains par son soutien
aux mouvements de libération des colonies portugaises, de l’Afrique du Sud et
de la Rhodésie d’alors (le futur Zimbabwe), mais rien de plus. Nous savions
qu’au plan de la coopération économique les secrétariats de Bandoung et les
Etats non alignés de l’époque n’imaginaient guère la promotion de l’intégration
régionale (c'est-à-dire continentale) et sous régionale autrement que par le
moyen de « marchés communs ». Nous faisions la critique de cette voie
capitaliste qui, contrairement à son objectif proclamé, renforçait les
inégalités entre partenaires du Sud et de ce fait affaiblissait les
perspectives d’affirmation nécessaire de leur solidarité. Mais nous comprenions
que Bandoung pouvait évoluer dans le bon sens ; il y avait des forces qui
opéraient dans ce sens. Et que Bandoung, en dépit de ses limites, renforçait
les pouvoirs des Etats du Sud face au Nord. Le Gabon de Léon Mba puis de Oumar
Bongo par exemple n’aurait jamais été capable, sans l’OPEC, de récupérer une
fraction de la rente pétrolière. La question de savoir ce qu’a été
l’utilisation de cette rente par le gouvernement du Gabon est autre.
A l’époque le système des Nations Unies était
lui-même sensible aux pressions que Bandoung exerçaient en son sein. Ce fut le
cas en particulier de la CNUCED, créée par Raul Prebisch et dirigé par la suite
par une série de directeurs que j’ai bien connu personnellement : Kenneth
Dadzie, Gamani Corea, Rubens Ricupero. C’était le cas de l’UNU, à l’époque où
Kinhide Mushakoji y occupait le poste de vice-président ; de l’UNESCO
lorsque Maktar Mbow engageait la bataille pour un « nouvel ordre
international de la communication », en avance sur son temps. L’ONU de
l’époque a offert ses services à d’heureuses initiatives qui ont fait avancer
le droit international et les droits des peuples (à l’autodétermination, au
développement, aux droits sociaux et collectifs). J’ai personnellement
participé à quelques-unes de ces initiatives progressistes, en particulier
celles promues par mon ami italien Lelio Basso, avec le soutien de l’Algérie du
FLN-Boumediene.
La situation a été retournée à partir de 1990 par
l’offensive néo-impérialiste qui se proposait d’annihiler le rôle des Nations
Unies et y est parvenu. Hélas le Secrétaire Général Koffi Annan (que j’avais
connu différent lorsqu’il opérait au service de Nkrumah !) s’est associé à
cette manœuvre. Son « Rapport général pour le millénaire » (2000)
était sorti tout droit des bureaux du State Department. Désormais l’ONU
ne représente plus la « Communauté internationale ». A ses instances
se sont substituée celles d’une nouvelle « communauté
internationale » auto-proclamée, constituée par le G 7 (les puissances
impérialistes majeures) et les deux nouvelles Républiques démocratiques
(l’Arabie Saoudite et le Qatar !) Le clergé médiatique, qui nous assomme
chaque jour « d’informations » portant à notre connaissance les vues
de la « communauté internationale », ne connaît que celle-ci. La
Chine, la Russie, l’Egypte, la Tanzanie, l’Inde, le Venezuela et tous les
autres pays du monde n’existent pas pour cette « communauté
internationale ».
Alors que faire aujourd’hui ? Le FMA/FTM
s’associe aujourd’hui au combat pour restaurer les droits de la seule
communauté internationale possible, l’ONU. Dans mon intervention récente au
congrès de l’Association Internationale des Juristes Démocrates (IEJD-Bruxelles
2014) j’ai fait quelques commentaires à cet endroit.
A l’autre extrémité de la Planète, à Hanoï, la
Fondation Vietnamienne pour la Paix et le Développement, prenait l’initiative
en 2009 de mettre en place un réseau chargé de formuler des propositions de
coopération Sud-Sud renforcée. Mme Binh et son collaborateur de talent Tran Dac
Loi m’ont invité à participer à cette initiative. Moi-même et beaucoup d’autres
collègues du FMA/FTM y ont répondu avec enthousiasme bien entendu.
Je parle dans ces pages de solidarité entre les
peuples, les nations et les Etats du Sud. Je sais fort bien que les Etats sont
ce qu’ils sont et ne sont pas toujours les représentants authentiques de leurs
peuples. Mais je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut « changer le
monde » sans toucher aux Etats en place. La solidarité entre les peuples,
et la lutte des peuples chez eux, doit et peut se donner l’objectif de faire
évoluer les Etats dans des directions susceptibles de soutenir leurs avancées
populaires.
Les
rapports de coopération entre les réseaux du FMA et ceux des pays du Nord
Le FTM est, comme son nom l’indique, un réseau du
Sud. Lorsque le FMA fut créé, nous entendions bien qu’il en soit différemment,
puisqu’il s’agit d’un Forum mondial,
qui intègre donc le Nord dans ses réseaux de collaborateurs. La tâche était et
est difficile : l’expérience de l’histoire dans les rapports Nord-Sud ne
facilitait pas la tâche. Les rapports entre les Etats de la planète sont
inégaux par définition, ils concernent les impérialistes dominants d’une part
et les périphéries dominées de l’autre. Certes en dehors de ces rapports il y
en avait d’autres, qui rapprochaient des personnes, des organisations, voire
des partis politiques du Nord et du Sud. Pour faire vite je rappellerai que
l’Internationale Communiste comme les Eglises constituaient de tels lieux de
rencontre. Plus tard avec l’indépendance reconquise par les nations d’Asie et
d’Afrique, les conditions ont été créées permettant l’émergence d’Internationales
– socialistes ou libérales – et facilitant des convergences organisées entre
organisations du Sud (de Bandoung) et certaines forces politiques du Nord
(Europe et Japon, à moindre titre Etats Unis), qui se présentaient en amis des
nations du Sud. Mais les organisations et partis du Sud de l’époque – de
tendances nationales-populaires – donnaient la préférence à leurs relations
avec l’Est de l’époque – les Soviétiques et les Chinois. On le comprend.
L’establishment impérialiste dominant avait de son
côté, construit des institutions non gouvernementales (en apparence tout au
moins) à vocation prétendue mondiale. La Society
for International Development (SID – siège à Rome) en constitue un bel
exemple. En fait ces « réseaux » avaient été constitués – impulsés
par la Banque Mondiale – comme courroies de transmission Nord-Sud. Les pouvoirs
de décision étaient réservés à des personnalités du Nord, ou à celles du Sud
qui leur étaient dévouées ; les autres « représentants » du Sud
n’occupaient que des strapontins. J’ai, pour cette raison, refusé d’adhérer à
la SID, comme on me l’avait proposé.
Bien entendu nous n’avions pas l’intention de
reproduire un rapport inégal Nord-Sud dans la construction du FMA. Nous avons
même, pour éviter ce danger, tordu le bâton dans l’autre sens comme dit,
c'est-à-dire donné à la représentation du Sud une place qui correspond
davantage à la réalité (le Sud constitue la « minorité » qui
rassemble 80% de la population de la Planète !). Il y a donc huit
Vice-Présidents du FMA venant du Sud et deux du Nord, il y a un secrétaire
exécutif du Sud et un du Nord.
Immédiatement après sa création le FMA entré en
rapport avec un bon nombre d’organisations et de personnalités européennes que
nous savions être des amis sincères des peuples du Sud. Le produit de nos
rencontres demeure néanmoins maigre et il n’y a pas lieu de s’en faciliter. Les
responsabilités sont partagées ; et je ne dis pas cela par courtoisie
diplomatique. Je reste sévère à l’égard de la nouvelle gauche européenne ;
mais je ne le suis pas moins à l’égard de nos gauches du Sud. Je suis
personnellement internationaliste, avec d’autres bien-sûr dans nos réseaux
FMA/FTM. Je suis de ceux qui pensent qu’un monde meilleur ne pourra être
construit qu’ensemble, lorsque et si les gauches radicales du Nord et du Sud
savent définir ensemble des objectifs stratégiques communs, et parviennent par
les luttes qu’elles conduisent à produire des avancées dans cette direction,
c'est-à-dire remportent des victoires (pas nécessairement la « victoire finale » !)
chez eux.
Dans mon analyse de l’histoire du XXe siècle je suis
parvenu à une conclusion que j’estime triste : les transformations
progressistes majeures à l’échelle mondiale ont été amorcées à partir des
luttes des peuples des périphéries du système mondial, par la voie des
révolutions socialistes (Russie, Chine, Vietnam et Cuba) et des mouvements de
libération nationaux populaires (de l’ère de Bandoung). Ce sont même ces
avancées qui ont permis celles des travailleurs des centres : il n’y aurait
pas eu de social-démocratie authentique (dont je ne dénigre pas les
réalisations, au contraire) sans la « menace communiste ». Néanmoins
les forces politiques au Nord authentiquement anti-impérialistes – je veux dire
les P.C. de la IIIe Internationale – ne sont pas parvenus à sortir de leur
isolement relatif dans leur société. Le drame du XXe siècle se situe là à mon
avis : l’isolement de l’URSS, de la Chine, des pays du Sud de Bandoung.
Ces pays ont terriblement souffert de l’hostilité systématique des Etats du
Nord à leur encontre, et de l’incapacité des gauches radicales du Nord
d’empêcher cette hostilité d’opérer avec toute sa puissance. Cette situation
est largement à l’origine des limites de ce qui a pu être réalisé au XXe siècle
dans le grand Est et le grand Sud, et même à l’origine des dérives, de
l’essoufflement puis de l’effondrement de cette première vague de constructions
« au-delà du capitalisme et de l’impérialisme ».
Voir se reproduire ce même échec d’une solidarité
efficace dans le déploiement des luttes des peuples du Nord et du Sud
aujourd’hui, au XXIe siècle, risquerait d’être encore plus dramatique. Voilà
pourquoi je suis internationaliste ; ne pas l’être contribuerait à
renforcer les risques d’échec dramatique des uns et des autres.
Si je suis sévère dans mon jugement à l’égard de nos
camarades européens, c’est pour cette raison : le constat que leur
conscience de l’importance de l’action anti-impérialiste demeure largement en
deçà des exigences. Quelques explications de cet état des lieux, qui n’en
justifient pas la raison d’être : (i) la dérive des pays du Sud (et de
l’Est) qui n’encourage pas la solidarité avec leurs peuples ; (ii) la
dérive de la gauche (issue du communisme historique) en Europe, s’alignant sur
une vision « humaniste – social-démocrate » du monde ;
(iii) la focalisation des Européens sur les problèmes de la construction/
réforme/ reconstruction de l’Union européenne. Si le lecteur européen trouve
mes jugements trop sévères ; je lui dirai qu’ils ne paraissent pas injustes,
et que je ne suis pas moins sévère dans mon appréciation des luttes dans le grand Sud.
Vers un
bilan des interventions du FMA/FTM
La conjonction de
facteurs la plus favorable à la sortie de l’impasse actuelle est celle qui
associe une diffusion large d’une demande de démocratie et d’une demande de
gestion sociale au bénéfice des classes populaires. L’ensemble des
développements récents illustre ce que j’appelle « l’automne du
capitalisme ». Mais celui-ci ne coïncide pas (ou pas encore) avec un authentique
« printemps des peuples ». La distance dans le temps qui sépare l’un
de l’autre définit la nature de la tragédie de notre époque.
Toutes les sociétés de notre planète, sans exception, sont
engagées dans une impasse sans issue autre que l’autodestruction de la
civilisation humaine. Une conclusion générale qui pourrait paraître pessimiste
à l’extrême, ce qu’elle n’est pas dans mon esprit. J’entends par cette
affirmation brutale que le système capitaliste mondial est parvenu au terme de
son parcours historique et qu’il ne peut plus rien produire de positif, si les
circonstances permettaient sa survie. La civilisation humaine est donc parvenue
à un croisement dangereux : elle ne pourra éviter son auto destruction
qu’en s’engageant dans une voie nouvelle, « alternative » comme on
dit, mais qui, pour moi, est synonyme d’engagement dans la longue transition au
socialisme mondial. L’opinion néo-libérale en apparence triomphante n’est pas
viable, mais son effondrement – certain – n’est pas davantage la garantie que
ce qui suivra engagera automatiquement sur la bonne voie. L’effondrement du
capitalisme libéral pourrait ne produire qu’un chaos indescriptible dont les
suites sont de ce fait imprévisibles. Mais cela n’est pas la seule sortie
possible de l’impasse dans laquelle le capitalisme vieillissant enferme
l’humanité. Des forces réelles existent un peu partout qui peuvent amorcer des
transformations positives. Ces forces se manifestent aujourd’hui par les
nombreuses luttes qu’elles mènent, dont l’ampleur a déjà ébranlé le
triomphalisme néo-libéral.
Le capitalisme a
construit un système mondial et ne peut donc être véritablement dépassé qu’à
cette échelle. Si les luttes menées aux différents niveaux nationaux
constituent certainement la base de départ incontournable sans laquelle aucun
progrès ne peut être réalisé au niveau mondial, ces dernières ne suffisent pas,
dans ce sens que la marge des transformations qu’elles peuvent permettre
demeurera forcément limitée par les contraintes de la mondialisation. Il faut
donc absolument que ces luttes convergent de manière à assurer simultanément le
dépassement des logiques de l’accumulation capitaliste dans ses bases
(nationales) et à ses niveaux régionaux et mondial.
Le Forum Mondial des
Alternatives a une responsabilité intellectuelle majeure. Notre moment est
celui d’une « trahison des clercs », au sens que l’écrasante majorité
des « compétences » (universitaires entre autre) ne cherchent plus
d’alternative au système actuel. Non sans cynisme, ils ferment leurs yeux sur
les dimensions destructives de ce système. Les uns s’y inscrivent pour y faire
fortune, dans la tradition de l’opportunisme pur et simple. Les autres
s’emploient à stériliser leurs propres « critiques » en les réduisant
au minimum compatible avec les exigences principales du pouvoir. Cette trahison
ne me surprend pas. Il en est ainsi dans tous les grands moments de « fin
d’époque », lorsque la société en place décline mais que la nouvelle ne
s’est pas encore cristallisée à partir de ruptures qualitatives.
L’argument le plus fort qu’on avance souvent
pour justifier une intuition pessimiste concernant un avenir meilleur se fonde
sur l’absence de sujets visibles capables d’assumer la transformation
historique nécessaire pour mettre un terme aux dimensions destructives
gigantesques du capitalisme vieillissant. Dire que les
« prolétaires » - ou même les salariés des classes populaires d’une
manière plus large – constituent ce sujet fait sourire. L’optimiste, que je
suis peut-être, répondra que les sujets actifs n’apparaissent que dans des
moments relativement brefs de l’histoire, lorsqu’une conjoncture favorable
(toujours difficile à prévoir) permet la convergence des logiques de
différentes instances de la vie sociale (économiques, politiques, géostratégiques
etc.). Alors la cristallisation de sujets qui n’étaient que potentiels et
deviennent actifs décisifs se fait sans qu’on l’ait prévu, imaginé même. Qui a
prévu à l’avance que les grandes religions (le Christianisme, l’Islam, le
Bouddhisme) allaient devenir les sujets décisifs de l’histoire il y a 2000
ans ? Qui a prévu que la bourgeoisie naissante des villes italiennes et
néerlandaises allait devenir le sujet décisif de l’histoire moderne, une classe
pour soi qui a une conscience aigüe de ce qu’elle veut et peut, que son
adversaire – le « prolétariat » - n’a eu qu’ici et là dans de brefs
moments de ses luttes ? Qui a prévu que certains « peuples » de
la périphérie – les peuples chinois et vietnamien – allaient prendre la relève
et devenir les sujets les plus actifs des transformations de l’après deuxième
guerre mondiale ? Il n’est donc pas dit que des mouvements sociaux actuels
ne se constitueront pas ici et là en sujets actifs qu’on imagine peu. Il faut
réfléchir constamment aux conjonctions concrètes qui le permettraient et aux
stratégies qui en faciliteraient la réunion des éléments.
Je ne proposerai pas ici un bilan des activités du
FMA/FTM construit en réponse aux défis tels que je les ai définis dans les
lignes précédentes. Je crois que ce bilan serait fort utile ; et un groupe
de travail de FMA serait capable de le faire. Je me contenterai donc de
signaler deux étapes franchies à travers lesquelles nos progrès et nos
faiblesses pourraient être recensés : (i) l’Assemblée du FMA tenu à Bamako
en 2006 qui a produit l’Appel de Bamako ; (ii) le Congrès
tenu à Caracas en 2008, dont les rapports de commissions sont disponibles sur
de nombreux sites internet.
La raison de notre succès – si modeste
soit-il – qui fait contraste avec l’échec du Forum Social Mondial, tient
peut-être en quelques mots : nous faisons confiance à ceux qui ont compris
que l’automne du capitalisme ne deviendra le printemps des peuples que si les
gauches potentiellement radicales, au
Nord et au Sud, s’engagent avec audace
dans la formulation et la mise en œuvre de l’alternative socialiste.
Extraits
des Mémoires (les Indes Savantes, 2015) pages 535-552
Also in English, ref A
Life Looking Forward (Zed, 2006)
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