SAMIR AMIN
ALGERIE : la portée des élections du 17
avril 2014
Les
deux expériences de l’Algérie et de
l’Egypte partagent beaucoup de caractères communs. La classe politique
dirigeante dans les deux pays, qui s’était construite dans les cadres du boumediénisme
et du nassérisme, était fondamentalement semblable. Leurs projets étaient
identiques et méritent de ce fait d’être qualifiés de la même manière : il
s’agissait de projets authentiquement nationaux et populaires (et non
« populistes démagogiques ») bien que fort peu
démocratiques. Il n’est pas important
qu’ils se soient l’un et l’autre auto-qualifié de
« socialistes » – ce qu’ils
n’étaient pas et ne pouvaient pas être. Dans les deux expériences les
réalisations ont été importantes, au point qu’elles ont véritablement
transformé de fond en comble le visage de la société pour le meilleur, et non
le pire. Mais aussi, dans les deux pays ces réalisations ont atteint rapidement
les limites de ce qu’elles pouvaient donner et, s’enlisant dans leurs contradictions
internes – identiques – se sont interdites de préparer la radicalisation et la
démocratisation qu’imposait leur poursuite. Mais, au-delà de ces analogies, les
différences méritent d’être signalées.
La
société algérienne avait subi avec la colonisation des assauts destructifs
majeurs. L’Etat et le pouvoir de l’ancienne aristocratie précoloniale algérienne avaient été
éradiqués. La nouvelle société
algérienne, issue de la reconquête de l’indépendance, n’avait plus rien en
commun avec celle des époques précoloniales. Elle était devenue une société plébéienne, marquée par une très forte
aspiration à l’égalité. Et la guerre
de libération en Algérie avait produit, naturellement, une radicalisation
sociale et idéologique. Cette aspiration à l’égalité ne se retrouve – avec la
même force – nulle part ailleurs dans le
monde arabe, ni au Maghreb (pensez à la force de la tradition archaïque de
respect de la monarchie au Maroc !) ni au Mashrek. En contrepoint l’Egypte
moderne a été construite dès le départ (à partir de Mohamed Ali) par son
aristocratie, devenue progressivement une « bourgeoisie
aristocratique » (ou une « aristocratie capitaliste »), quand
bien même cette nouvelle classe dirigeante avait-elle fini par accepter sa
soumission à la domination impérialiste, britannique puis étatsunienne. Le
nassérisme vient en fin de la période d’essor du mouvement
d’avancée sociale et nationale, initié par la révolution de 1919, qui se
radicalise en 1946. Le coup d’Etat ambigüe de 1952 vient donc en réponse à l’impasse
du mouvement. De ces différences en découle une autre, d’une importance
évidente, concernant l’avenir de l’Islam politique. L’Islam politique algérien
(le FIS), qui avait dévoilé sa figure hideuse, a été véritablement mis en
déroute par l’Armée et l’Etat, soutenus par la nation. Cela certes ne signifie
pas que cette question soit définitivement dépassée
Chadli
Benjedid, le successeur de Boumedienne, s’était engagé dans la voie néolibérale
extrême, à la manière de « l’infitah » de Sadate et Moubarak :
privatisations généralisées à toute l’économie nationale, participation des
hauts officiers au pillage des biens de l’Etat, démantèlement du contrôle
national du secteur pétrolier, ouverture incontrôlée aux multinationales,
corruption. Mais après la défaite de la tentative du FIS d’imposer son projet
de théocratie réactionnaire, simultanément soumis aux exigences du
néolibéralisme, le Président Bouteflika avait amorcé une politique économique
corrective, allant jusqu’à la re-nationalisation de certaines grandes
entreprises. Bouteflika a également mis en déroute le projet occidental de
création d’un « Sahelistan », qui aurait été constitué au
détriment de l’Algérie, du Mali et du Niger. Cet « Etat »,
para-islamique, à l’image des Etats du Golfe, aurait confisqué la rente
extraite de l’exploitation du pétrole, de l’uranium et d’autres minerais au
bénéfice exclusif de ses « Emirs ». Le projet convenait parfaitement
aux objectifs de la stratégie de domination des Etats Unis. Simultanément le
régime a fait des concessions aux revendications démocratiques et sociales
comme aux revendications des Amazighs sans pareilles ailleurs dans le monde
arabe. Mais il ne s’agit encore que de corrections timides, et le peuple
algérien, même lorsqu’il fait confiance aux promesses de Bouteflika, attend
probablement davantage.
Pour
ces raisons, et malgré le handicap de l’âge et de la santé, Bouteflika a été
soutenu par la majorité des électeurs. Ceux-ci ont par ailleurs rejeté
catégoriquement la tentative de l’Islam politique de faire son retour sur la
scène en se présentant sous les habits neufs de la « réconciliation
nationale ». Mais les électeurs n’ont pas fait ce choix dans
l’enthousiasme, comme en témoigne la participation – 51% seulement contre 67% à
l’élection présidentielle précédente.
Le
modèle algérien avait donc donné des signes évidents d’une plus forte
consistance que celui de l’Egypte, ce qui explique qu’il ait mieux résisté à sa
dégradation ultérieure. De ce fait la classe dirigeante algérienne demeure
composite et divisée, partagée entre les aspirations nationales encore
présentes chez les uns et le ralliement soumis à la compradorisation chez les
autres (parfois même ces deux composantes conflictuelles se combinent chez les
mêmes personnes !). La ré-élection de Bouteflika fait gagner du temps et
permet d’éviter le chaos que produiraient les conflits au sein de la classe
dirigeante. En Egypte par contre, cette classe dominante est devenue
intégralement, avec Sadate et Moubarak, une bourgeoisie compradore, ne nourrissant
plus aucune aspiration nationale. Des
réformes économiques, politiques et sociales maîtrisées de l’intérieur semblent
avoir encore leurs chances en Algérie. La question de la politisation
démocratique constitue, dans tous les cas, ici, en Algérie et en Egypte, comme
ailleurs dans le monde, l’axe central du défi.
Notre
époque n’est pas celle d’avancées démocratiques, mais au contraire de reculs
dans ce domaine. Dans les périphéries la démocratie embryonnaire, quand elle
existe, toujours associée à des régressions sociales encore plus violentes que
dans les centres du système, perd sa crédibilité. Ce recul de la démocratie va
de pair avec la dépolitisation de la société. Car celle-ci implique
l’affirmation sur la scène de citoyens
capables de formuler des projets de société alternatifs,
et non seulement d’envisager, par des élections sans portée,
« l’alternance » (sans changement !). Le citoyen capable
d’imagination créatrice disparu, l’individu dépolitisé qui lui succède est un spectateur passif de la scène politique,
un consommateur modelé par le système
qui se pense (à tort) individu libre.
On ne sera pas étonné, dans ces conditions, de voir l’obscurantisme, déguisé en
adhésion d’apparence religieuse, avancer partout, au Nord comme au Sud. Le
transfert du débat, des aires de la gestion politique, économique et sociale
aux domaines de la « religion », entendue comme identité majeure – en
fait fausse identité, réduite au ritualisme – permet au capital des monopoles
impérialistes, à ses serviteurs (l’aristocratie financière, les clergés
politiques et médiatiques) et à ses alliés locaux (bourgeoisie compradore,
islamistes et autres) de poursuivre leurs objectifs sans rencontrer de
résistance efficace de leurs victimes. On ne sera pas étonné de voir que les revendications
démocratiques et culturelles, parfaitement légitimes, puissent néanmoins être
l’objet de manipulations par ces mêmes forces réactionnaires. Mais avancer sur les chemins difficiles de la
démocratisation des sociétés et de la re-politisation des peuples sont
indissociables. A défaut d’avancées visibles dans ces directions le monde
s’engagera, comme il l’est déjà, dans la tourmente chaotique associée à
l’implosion du système. Le pire est alors à craindre.
Car
les puissances occidentales craignent une évolution démocratique, nationale et
populaire de l’Algérie. Aussi n’ont-elles
pas renoncé à leur projet de destruction de l’Etat et de la société par
un pouvoir prétendu « islamiste » quelconque. Le soutien qu’elles
apportent à son candidat battu à l’élection présidentielle du 17 avril, en
constitue le témoignage. Elles n’ont pas renoncé à leur projet de démantèlement
de l’Algérie, en soutenant une éventuelle sécession du Sahara algérien et de la
Kabylie. Leur rhétorique de
« promotion de la démocratie et de respect des différences
culturelles » est destinée à faire oublier les objectifs réels de leur
stratégie.
L’histoire
récente de l’Algérie et de l’Egypte illustre l’impuissance des sociétés
concernées jusqu’à ce jour à faire face
au défi. L’Algérie et l’Egypte sont les deux pays du monde arabe qui sont des
candidats possibles à « l’émergence ». La responsabilité majeure des
classes dirigeantes et des systèmes de pouvoirs en place dans l’échec des deux
pays à le devenir est certaine. Mais celle des sociétés, de leurs
intellectuels, des militants des mouvements en lutte doit tout également être
prise en sérieuse considération. Les uns et les autres parviendront-ils à
relever le défi, ensemble et à travers leur conflit ?