S
SAMIR AMIN
LA TRANSFORMATION DES VALEURS EN PRIX DE PRODUCTION
A partir des travaux de Vincent Laure Van Bambeke
Produit d’un travail innovateur intelligent le livre de Vincent Laure Van
Bambeke (Les méandres de la transformation des valeurs en prix de production ;
l’Harmattan 2013) doit être lu. Les thèses de l’auteur sont clairement
formulées dans son introduction de 35 pages et les chapitres qui suivent
mettent en œuvre ces thèses. Néanmoins la lecture du livre entier est
recommandée à tous ceux que l’usage du calcul matriciel n’effraye pas.
1.
Vincent Laure nous propose une
lecture attentive, précise et critique
de tous les auteurs qui ont discuté de la question épineuse de la
« transformation » chez Marx, que ces critiques aient voulu y voir un
échec définitif ou seulement en donner une formulation meilleure. J’avais lu
ces critiques de Bortkiewicz, Sweezy, Dobb, Napoleoni, Bohm Bawerk, Morishima,
Okishio, Shibata, Steedman, Abraham-Frois, Duménil, Amit Badhuri, Seton,
Walras, Sraffa et d’autres. Et j’ai le
sentiment que mes commentaires et appréciations partagent pour l’essentiel ceux
de Vincent. Néanmoins la lecture de son livre m’a appris davantage, et sur des
points importants.
Vincent Laure met les points
sur les i, comme il le fallait, sur quelques questions majeures qui ont échappé
à bon nombre de marxistes cultivés, et, de ce fait, méritent de capter notre
attention.
a)Il n’est pas vrai qu’il y aurait une contradiction
entre le Livre I du Capital (1867) et le Livre III publié par
Engels ; que Marx aurait été gêné par cette contradiction qui expliquerait
son retard à finaliser le Livre III. Car les notes à partir desquelles le Livre
III a été reconstitué par Engels avaient été écrites par Marx en 1860, c’est-à-dire
avant la publication du Livre I. L’objectif du Livre I n’était pas de
« résoudre » cette fausse contradiction apparente, mais de découvrir
l’origine de la plus-value et de montrer que celle-ci est possible même si les
prix sont égaux aux valeurs et que donc elle ne peut être expliquée par une
différence entre ceux-ci et celles-là.
J’ai moi-même défini l’objet du Livre I de la même
manière (Ref, La loi de la valeur mondialisée ; Delga 2013 ; Le
centenaire de la Révolution d’Octobre 1917, chap trois « Lire le
Capital, lire les capitalismes historiques » ; Delga 2017).
b)L’exercice de la transformation n’a de sens que si
les systèmes traités et exprimés en valeurs puis en prix de production,
décrivent un système entier de production (par exemple celui d’un pays). Le
même type d’exercice effectué sur un « échantillon », par exemple
deux entreprises industrielles de compositions organiques différentes, n’a
rigoureusement aucun sens. La transformation concerne le système de production
dans sa totalité ; et implique donc la connaissance à la fois de la
répartition du capital total disponible entre les branches et du volume de la
production de chacune de celles-ci. A partir de ces données connaissables Marx
peut formuler un système de production défini en valeur puis le soumettre à
l’exercice de la transformation, qui
prend alors tout son sens.
c)La transformation ne résulte pas seulement de la
différence des compositions organiques, mais aussi des temps de rotation
différents des composantes constitutives du capital avancé. Celles-ci
sont : (i) le capital fixe (bâtiments, machines) dont la durée de rotation
est longue, par exemple dix ans ; (ii) le capital circulant (matières
premières, semi-finis, énergie, stocks) dont la durée de rotation est courte,
le plus souvent inférieure à l’année courante de production ; (iii) le
capital variable (salaires payés) dont la rotation est également rapide. Je
reviendrai plus loin sur la question épineuse associée à la rotation pluri
annuelle du capital fixe et donc à son amortissement annuel.
d)L’ensemble des valeurs, mesurés en quantité
physiques de temps de travail social total (direct et indirect) et celui des
prix de production, exprimés dans une unité monétaire quelconque (or, dollar,
euro etc) sont commensurables. La raison en est que l’heure de travail social
doit être également exprimée dans cette même unité monétaire. La monnaie est à
la fois la mesure des valeurs et l’étalon de tous les prix, y compris celui de
la force de travail (une marchandise comme les autres).
Vincent écrit à ce propos : « D'un
côté on a ceux qui pensent que le panier de la consommation ouvrière
doit être considéré comme fixe en termes réels, comme le fait par
exemple Morishima. De l'autre, il y a ceux qui pensent que le salaire est
d'abord monétaire et donc déterminé en termes monétaires comme le proposent par
exemple Foley et Duménil. Jusqu'à présent j'ai considéré que la force de travail était
une marchandise qui comme les autres subissait les effets de la transformation
des valeurs en prix de production »
J’avais moi-même adopté le même point de vue que
celui de Vincent Laure dans mon ouvrage sur la loi de la valeur (Samir Amin, La
loi de la valeur mondialisée ; Delga 2013).
2.
Vincent Laure ne fait référence dans son livre
qu’aux Livres I et III du Capital. Les découvertes de Marx concernant les
conditions de la reproduction, définies par les proportions nécessaires de la
répartition du capital entre les deux départements de production des biens de
production et des marchandises de consommation constituent la matière du Livre
II. Vincent Laure considèrent que ces
conditions sont remplies implicitement comme il le rappelle lui-même dans la
mise en œuvre de sa méthode.
J’aimerais néanmoins revenir sur cette question
qui occupe le Livre II. Car Marx parvient ici à trois conclusions et non une
seule.
La première concerne effectivement les conditions
de la reproduction simple ou élargie. Celles-ci exigeraient une croissance des
salaires réels calculable, fonction des progrès de la productivité du travail
social dans chacun des deux départements. J’ajoute que la réponse à la question
de la baisse tendancielle du taux de profit est alors en relation avec les évolutions possibles des
salaires réels.
La seconde est que Marx n’en conclut pas que le
capitalisme fonctionne effectivement comme le voudrait la satisfaction de ces
conditions de la reproduction, d’une manière alors analogue à sa manière à
l’hypothèse de « l’équilibre général des marchés » invoqué par les économistes conventionnels
(« vulgaires »). Au contraire Marx met ici en relief la contradiction
fondamentale du système : la pression permanente sur les salaires réels
est telle que ceux-ci sont toujours en deçà des montants requis pour permettre
la reproduction. Cette contradiction a été surmontée par l’expansion continue
de l’espace géré par le mode de production capitalisme au détriment des
systèmes antérieurs, dans ses centres et ses périphéries. Mais alors, loin de
constituer « la fin de l’histoire » et le triomphe définitif d’une
« rationalité » transhistorique, le capitalisme ne constitue qu’une
brève parenthèse dans l’histoire, dont la seule fonction (néanmoins décisive)
aura été de réunir les conditions de son dépassement nécessaire et possible.
La troisième conclusion de Marx concerne la
fonction active du crédit dans la reproduction. Celle-ci n’est possible que si
un volume de crédit dont le montant est calculable en fonction des progrès des
productivités du travail social dans chacun des deux départements est avancé
pour permettre l’expansion de la phase suivante, remboursable au terme de
celle-ci.
J’ai insisté sur ces trois conclusions qui
permettent de situer la question de la transformation à sa place véritable,
c’est-à-dire finalement secondaire, voire subalterne.
3.
Vincent Laure met en œuvre sa méthode avec une
précision scientifique remarquable, renforcée
par une maîtrise parfaite de l’outil du calcul matriciel.
D’abord il définit avec précision les termes du
problème : la composition organique du capital, le volume du capital
engagé nécessaire, lui-même constitué de deux composantes : (i) la
valeur/ou le prix de production du capital fixe total avancé (sans le réduire à
son amortissement annuel) ; (ii) la valeur/ou le prix de production du
capital circulant et du capital variable. Leur somme donne le montant du
capital engagé auquel doit être rapporté la plus-value et/ou le profit pour en
déterminer le taux.
Le calcul des taux de profit dans les deux systèmes
formulés en valeurs et en prix de production (ces derniers taux étant égalisés
par la transformation) résulte de ces précisions concernant la méthode.
Celle-ci utilise la forme matricielle suivante :
v= Av+L , dans laquelle v représente la valeur, A
la matrice des coefficients techniques et L le vecteur colonne du travail
direct.
et, pour le calcul de la transformation :
p= (1+r) [ Ap+sL]
Cette formule (qui est celle de Morishima) est
différente de celle de Sraffa qui est :
p=(1+r)Ap +s
J’ai d’ailleurs critiqué cette dernière formule
qui a enfermé Sraffa dans une impasse.
L’algorithme inventé par Vincent Laure constitue
une avancée majeure qui bouleverse le débat sur la transformation. Car il
permet alors de calculer les coefficients x de transformation du capital
circulant et du capital variable. Je reviendrai plus loin sur la question d’un
coefficient x concernant alors le capital fixe.
Les résultats auxquels Vincent Laure parvient sont
remarquables :
(i)La somme des profits est égale à celle des
plus-values, ou encore celle des prix de production à celle des valeurs.
(ii)Les montants du capital variable (les
salaires) exprimés en valeurs et en prix de production sont différents, et la
composition du panier des biens physiques à portée de la consommation des
salariés est modifiée par la transformation.
(iii)La transformation est associée à un
« transfert » de capitaux des branches lourdes aux branches légères.
Je préfère qualifier ce phénomène de « répartition différente du capital
disponible engagé » (le montant de ce capital engagé total étant fixe). La
raison en est que les capitalistes ne prennent pas leurs décisions d’investir
d’abord par un calcul en valeur (qu’ils ignorent) puis les
« corrigent » par des transferts de capitaux. Tous les calculs des
capitalistes sont conduits directement et exclusivement sur la base des prix de
production (et même en réalité des prix du marché) et, par le jeu de la
concurrence, conduisent à des taux de profit plus ou moins égalisés.
Je renvoie ici le lecteur, après la lecture du
livre dans son intégralité, aux pages 323 et suivants qui fournissent le
résultat du calcul conduit sur un exemple et, entre autre, les coefficients x
de transformation.
4.
Le lecteur trouvera en annexe les tableaux de
synthèse en question, format « paysage »
Commentaires :
(i)Chacun des deux systèmes décrit
un système de production concernant la totalité d’une économie. Le montant de
425, 52 (total en valeur ou en prix de production) correspond par exemple à
425,52 milliards d’euro. La simplification traduite par la réduction de n
branches (30 ou 600 par exemple) à deux seulement (la branche 1 additionne
toutes les branches dont la composition organique est supérieure à ce qu’elle
est pour l’ensemble économique tandis que la branche 2 additionne les branches
légères) est destinée à rendre plus aisée la lecture de la mise en œuvre de la
méthode, sans plus. Par conséquent chacune de ces deux grandes branches
retenues additionne des productions de biens d’équipement et de consommation.
Il n’y a donc pas lieu de « comparer » le montant des salaires en prix de production
(ici 126,85 milliards d’euro) à la production de l’une ou l’autre de ces
branches. Les conditions de la reproduction assurant l’égalité entre la demande
de consommation (les salaires) et la production des branches concernées sont
supposées être par ailleurs avoir été respectées.
(ii)On constate que l’égalité somme des plus-values/somme des profits est
bien respectée
(iii)La méthode de calcul retenue pour les définitions du capital engagé,
des compositions organiques et des taux de profit est celle retenue par Vincent
Laure.
(iv)Je ne reviens pas sur l’algorithme qui permet la détermination des
coefficients de transformation, soit x1
pour le capital circulant et x2 pour le capital
variable. Vincent Laure l’a construit avec compétence.
(v)Le montant du capital engagé (en l’occurrence 1150) est inchangé
lorsqu’on passe du système valeurs au système prix ; mais la répartition
des capitaux engagés dans chacune des branches est évidemment modifiée.
(vi)On devra remarquer que le montant des capitaux investis dans l’achat
des composantes fixes de rotation lente est exprimé dans les prix de production
de ces composantes à l’époque de leur production (il y a dix ans par exemple)
et que donc les amortissements annuels sont également exprimés en prix de
production.
Vincent Laure donne son
explication concernant ce choix :
« Le capital accumulé est connu en début de période
et ne constitue pas une inconnue au sens mathématique du terme mais un
paramètre. Toutes les marchandises sont concernées par la transformation et par
conséquent par les coefficients de transformation. Ce qui est différent c'est
le rythme auquel ceux-ci influent sur l'économie. Mes hypothèses sont les
suivantes : les marchandises produites, vendues et utilisées pendant une
période de production sont valorisées à leur prix de production. Les machines,
financées par du capital constant fixe, sont aussi achetées par le capitaliste
à un prix de production, généralement lors d'une période antérieure (t-1,
t-2 , ..) à la période actuelle (t). L'avance de capital qui a été
nécessaire pour les acquérir est un élément connu et qui ne subit pas de
modification. Il est récupéré progressivement par le capitaliste sur toute la
durée d'utilisation des immobilisations. Ce montant ne connaît pas de nouvelle
transformation ».
Cette explication me paraît tout à fait
convaincante ; j’y souscris. Je ne reviendrai donc pas sur les tentatives
de certains auteurs de traiter différemment la question de la transformation en
considérant que le montant du capital fixe disponible après l’amortissement
enregistré l’année considérée de la production pourrait être traité comme un
produit joint. Cette méthode est décevante à mon avis.
5.
Toutes les tentatives des économistes avant Marx, puis
celles de ses adversaires qui jugeaient inutile le détour par la valeur pour
lui substituer une approche directe de la réalité à partir des prix, ont
lamentablement échoué. Les plus sérieuses de ces tentatives (Walras, Sraffa) se
proposaient de « revenir à Ricardo » alors que Marx avait su en
dépasser les limites.
Par la suite l’économie conventionnelle, qui mérite
alors pleinement la qualification que Marx lui a donnée (« l’économie
vulgaire ») a substitué à l’analyse du capitalisme réel une vision
irréelle de ce qu’elle a défini comme le modèle d’une « économie des
marchés généralisés et parfaits ». Mais elle a échoué : la preuve que
le fonctionnement d’un tel système imaginaire ferait tendre le monde réel vers
un équilibre général (de surcroît optimal !) n’a jamais pu être apportée.
En fait, comme Marx le découvre, le capitalisme se déplace de déséquilibre en
déséquilibre, produit par les luttes de classes et les conflits politiques
internationaux, sans jamais tendre à l’équilibre. Il y a une histoire du
déploiement capitaliste, mais pas de « théorie » de celui-ci allant
au-delà de quelques platitudes banales : son histoire n’est pas écrite
avant d’avoir été vécue.
L’économie vulgaire a tenté de pallier les insuffisances
de ses premières formulations concernant le fonctionnement des marchés en
inventant un concept nouveau, celui d’ « anticipations », selon
lequel les décisions prises par tous les acteurs de la vie économique
(entrepreneurs, salariés, consommateurs) seraient commandées non par leur
observation des prix en vigueur, mais par leurs anticipations concernant leurs
mouvements à venir. Avec cette supercherie le tour est joué : les
anticipations permettent tout et son contraires. « Dis-moi ce que tu veux
et je te construirai un modèle qui en prouvera la réalisation certaine ».
Les prix Nobel, spécialistes de ce genre, sont, pour cette raison, oubliés le
lendemain de leur couronnement.
Bien entendu les acteurs majeurs, les capitalistes
(aujourd’hui les monopoles capitalistes), ignorent les concepts fondamentaux de
Marx (valeur, travail social, force de travail) sans lesquels on ne peut rien
comprendre de la réalité du monde contemporain. Ils se contentent de raisonner
en termes empiriques, guidés par leur seul objectif - le profit -
et fondent leur appréciation sur ce qu’ils croient être « la
réalité », c’est-à-dire les prix observables, parfois quelques
anticipations à leur encontre. Les comportements moutonniers sont alors fréquents.
Le recours de Keynes aux effets de leurs « humeurs » - optimistes ou
pessimistes – peuvent être constatées,
pas expliquées.
La pratique de la gestion du capitalisme et la volonté
de la qualifier « d’efficiente » masque l’essentiel :
l’aliénation marchande dont sont victimes les maîtres du système de décision.
La prise de conscience de celle-ci est pour Marx (et pour moi) le point de
départ incontournable d’une analyse réaliste du monde. Vincent Laure le signale
également (« le fétichisme de la marchandise ») dès la page 15 de son
livre.
L’analyse de la réalité doit donc être poursuivie et
sans cesse enrichie à partir de la théorie de la valeur. Cette analyse est de
ce fait centrale, tandis que la « transformation », imposée par le
« fétichisme de la marchandise », devient de ce fait une recherche
dérivée.
Tableau de Synthèse
- Méthode Vincent Laure
Système Valeurs
Branches K
(1) (2) (3) (4) (5)
Capital
fixe Capital Capital Plus value valeur
(amortis) circulant variable
(
1 389,31 38,93 19,21 25,95 25,95 110,04
)
2 571,51 57,15 29,71 114,30 114,30 315,47
Total
960,82 96,08 48,92 140,26 140,26 425,52
Capital
engagé : K + (2) + (3)
B1 = 434,47 B2
= 715,52 Total 1 150
Compositions
organiques : K /
(3)
B1 = 15 B2
= 5 Moyenne
= 6,85
Taux
de profit (en valeur): (4) / Capital engagé
B1 =5,97 % B2
= 15,97 % Moyenne = 12,19 %
Système Prix de Production
Branches K (1)
(2) (3) (4)
(5)
Capital fixe Capital Capital Profits
Prix Prod
(amortis) circulant variable
(1)
389,31 38,93 24,47 23,47 53,33 140,20
(2)
571,51 57,15 37,86 103,38 86,93 285,32
Total
960,82 96,08 62,83 126,85 140,26 425,52
Capital
engagé : B1 =
437,25 B2 =
712,75 Total 1 150
Compositions
organiques : B1 = 16,6 B2 = 5,5 Moyenne
= 7,6
Taux
de profit (en valeur): B1 =
B2 = 12,19 %
Coefficient
de transformation des valeurs en prix :
Capital
Circulant : x1 = 1,2740
Capital
Variable : x2 = 0,9044
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