mardi 12 juin 2018

SAMIR AMIN; L'Amérique latine


        
     SAMIR AMIN ; (Extraits des Mémoires 2006 ; mise à jour 2018 )

L’AMERIQUE LATINE : FIN DE LA DOCTRINE MONROE ?
 LES CONDITIONS D’AVANCEES POPULAIRES POSSIBLES 

   

L’Amérique latine et les Caraïbes ont connu une histoire fort différente de celles des pays d’Asie et d’Afrique. Toutes les sociétés modernes du continent américain ont été fabriquées par une forme particulière de colonisation qui a rempli des fonctions décisives dans le système mercantiliste de l’Europe atlantique, à cette époque le centre en construction du capitalisme mondial. Cette histoire n’a pas grand-chose de commun avec celle des sociétés africaines et asiatiques soumises à l’expansion ultérieure du capitalisme industriel triomphant. En Afrique et en Asie les sociétés ont conservé leurs identités nationales et culturelles antérieures, leurs langues et très largement leurs religions (non chrétiennes). Leurs systèmes - qualifiés de tributaires ou de communautaires dans mon analyse - ont été soumis et déformés pour servir le capitalisme industriel en expansion ; ces sociétés ont donc conservé longtemps de ce fait des particularités fortes qualifiées de « féodales » dans le discours simplifié des mouvements de libération nationale modernes. La formation de l’Amérique moderne avait détruit beaucoup plus radicalement les sociétés indigènes, quand elle ne les a pas simplement exterminées par le génocide systématique comme l’ont pratiqué les Anglais en Amérique du Nord. Toute l’Amérique a été christianisée (au moins formellement) et a adopté l’usage de langues européennes (même si cette réalité doit être nuancée pour ce qui concerne les Caraïbes créoles et les régions de peuplement indien dense des Andes et du Mexique).

La participation des Anglais, des Français et des Hollandais à la conquête de l’Amérique et à la mise en place du système mercantiliste est facile à comprendre. Ces trois pays constituaient l’avant garde du capitalisme naissant. Les guerres permanentes du XVII et XVIIIe siècles entre ces trois puissances mercantilistes s’étant soldées par la victoire retentissante des Britanniques il n’est pas étonnant que les Français et les Hollandais aient été pratiquement expulsés du continent au profit de la colonisation anglaise. Mais comment expliquer l’expansion de l’Espagne et du Portugal en Amérique, alors qu’à la fin du XVe siècle ces deux pays étaient loin de mériter la qualification de sociétés capitalistes mercantilistes ? Je crois que la Reconquista est à l’origine de cette conquête prodigieuse de l’Amérique. La date de 1492 a coïncidé à la fois avec l’expulsion des Musulmans d’Andalousie et le voyage de Christophe Colomb. Or la Reconquista avait provoqué dans toute la péninsule ibérique la constitution d’immenses armées féodales de seigneurs de la guerre. Les Musulmans chassés ces armées auraient probablement poursuivi leurs conquêtes en Afrique du nord. La découverte de l’Amérique leur offrait un domaine alternatif d’expansion qui s’est avéré de surcroît immensément plus riche. Mais ces armées n’avaient pas été constituées sur la base de rapports capitalistes mercantilistes analogues à ceux qui s’étaient cristallisés dans l’Europe atlantique du nord-ouest. Elles véhiculèrent donc en Amérique ibérique un esprit différent, encore largement marqué par le féodalisme européen. Ce sont ces formes qui ont posé problème pour la qualification ultérieure des sociétés d’Amérique latine.

Le coeur du système mercantiliste était constitué par les colonies esclavagistes de plantations (de la canne à sucre et du coton principalement). Une invention portugaise mise au point dans les îles du Cap Vert, généralisée à grande échelle dans les Antilles, les colonies anglaises du Sud de l’Amérique du Nord et le Nordeste brésilien. L’importation d’esclaves d’Afrique a conditionné la fabrication de cette périphérie mercantiliste principale.

Dans les régions de peuplement indien dense - Mexique et Andes - les Espagnols ont soumis les autochtones à un statut servile articulé sur l’exploitation des mines plutôt que des plantations, et généralisé une forme inspirée par la tradition féodale ibérique - l’encomienda - se transformant progressivement en propriété latifundiaire intégrée à des degrés divers dans le capitalisme mondial en expansion. Un système de grande propriété analogue a été mis en place là où n’existait pas de population autochtone importante, dans le cône Sud, au Brésil, en Uruguay et en Argentine, leur peuplement étant assuré par des migrants ibériques, italiens, allemands et autres. Dans les régions indiennes il a « intégré » à sa manière - brutale à l’extrême - les indigènes christianisés à divers degrés. Mais cette intégration n’a fait un bond qualificatif réel qu’au Mexique, grâce à sa révolution paysanne des années 1910-1920. Une nation véritable, hispano-indienne, a été le produit de la réforme agraire et du populisme construit par le PRI (Parti de la Révolution Institutionalisée) sur le socle de cette révolution populaire authentique.

Le développement du capitalisme en Europe du Nord-ouest a également produit, notamment en Angleterre, un excédent de population prolétarisée qui a fourni les bataillons du peuplement de l’Amérique. La formation de la Nouvelle Angleterre leur est due. Cette colonie de peuplement de petits propriétaires construisant une économie marchande autocentrée, présentait si peu d’intérêt pour le système mercantiliste dominant qu’on la croyait sans avenir. Les belles colonies, celles que les « experts » de l’époque qualifiaient de « miracles » (pour des raisons tout à fait analogues à celles que les experts de la Banque Mondiale invoquent aujourd’hui), sont devenues ... Haïti et le Nordeste brésilien, tandis que la Nouvelle Angleterre autocentrée et misérable a produit ... les Etats Unis.

Les « révolutions » de la fin du XVIIIe siècle et des débuts du XIXe ne méritent guère leur qualification bien qu’elles soient centrales dans l’idéologie américaine moderne. Il ne s’agissait que de révoltes des classes dirigeantes locales contre l’administration des métropoles, qui n’ont inscrit à leur ordre du jour aucune transformation sociale. Ce n’est donc pas un hasard si les chefs de la guerre d’indépendance nord- américains - Washington et les autres - étaient tous des propriétaires d’esclaves et le sont restés dans les Etats Unis qu’ils ont créés. Il en fut de même avec les Créoles d’Amérique latine. La seule véritable révolution sociale de l’époque fut le fait des esclaves révoltés de Saint Domingue.

Sans doute, au cours des guerres d’indépendance de l’Amérique latine, des leaders progressistes qui envisageaient plus qu’un simple transfert des pouvoirs des métropoles aux classes dirigeantes locales, se sont-ils exprimés. Bolivar est de ceux- là et la glorification de son nom par la Révolution bolivarienne du Venezuela vient à point. Il reste que les guerres d’indépendance ont été ce qu’elles ont été et se sont soldées en fait par un simple transfert de pouvoirs au bénéfice des classes possédantes locales sans que les peuples du continent aient vu leur sort amélioré en quoi que ce soit.

Le XIXe siècle devait se solder, dans ces conditions, par l’émergence d’un centre nouveau (et un seul pour le continent) - les Etats Unis - , à partir de la Nouvelle Angleterre, et l’intégration du reste de l’Amérique dans le capitalisme industriel en qualité de périphéries fournissant des matières premières agricoles et minières. Peu à peu la grande propriété latifundiaire perd alors ses caractères paraféodaux d’origine pour devenir une forme de la propriété capitaliste du sol. La société devient une société du capitalisme périphérique. Dans ce sens le XIXe siècle rapproche graduellement les structures de l’Amérique latine de celles de l’Asie et de l’Afrique, elles aussi transformées en formes du capitalisme périphérique. C’est dans ce cadre nouveau - qui n’a plus grand-chose à voir avec celui des siècles du mercantilisme - que s’amorce un cycle de révolutions populaires, les premières sur le continent (Saint Domingue excepté), dont la révolution mexicaine des années 1910-1920 et celle de Cuba, triomphant en 1959.

Certes les peuples d’Amérique latine n’ont jamais manqué de courage. Les années 1920 et 1930 sont remplies par l’histoire de leurs révoltes - souvent glorieuses - contre les latifundiaires et les laquais de l’impérialisme. Au Nicaragua Sandino, au Salvador Farabundo Marti dirigent le soulèvement de leurs peuples, inspirés peut être par l’exemple de la glorieuse révolution mexicaine. A Cuba en 1933 la révolution, inspirée par San Martin, renverse la dictature pro-yankee de Machado. Au Pérou l’APRA tente de donner une force nouvelle aux masses paysannes indiennes. Dans les années 20 Luis Carlos Prestes conduit la colonne des paysans sans terre en révolte à travers cette longue marche brésilienne qui lui a valu le nom de « chevalier de l’espérance ». Mais force est de constater qu’aucune de ces révoltes n’a abouti. Les dictatures reconstruites sur leurs décombres - celle de Somoza au Nicaragua ou celle de Batista à Cuba - vont traverser paisiblement les décennies suivantes, jusqu’à la victoire de Castro à Cuba en 1959 et des Sandinistes au Nicaragua vingt ans plus tard.

Je ne crois pas utile de donner une explication forcément rapide de ces échecs. Chaque cas a son histoire propre qui a d’ailleurs fait plus tard l’objet d’analyses et de débats sérieux. La responsabilité des « communistes » locaux des années 1920 et 1930 (il n’y en avait que fort peu, en dehors du Cône Sud) et du Komintern qui avait la prétention de diriger leurs stratégies ne me paraît pas être la cause principale de l’échec. Le Komintern d’ailleurs ne comprenait pas grand chose aux sociétés d’Amérique latine au delà du Cône Sud, là où les immigrants espagnols et italiens avaient transporté avec eux les traditions ouvrières, anarchistes et socialistes de l’Europe latine. Des partis communistes d’apparence conséquente ont pu se constituer ici, en Uruguay, en Argentine et au Chili, que les responsables du Komintern pouvaient comprendre, et dans lesquels ils ont investi tous leurs espoirs, mais qu’ils ont également d’abord fourvoyé dans des aventures sans lendemain (la révolution socialiste étant pensée être à l’ordre du jour partout.) puis contraint à s’aligner sur la diplomatie de l’URSS stalinienne, sans qu’il ne soit tenu compte de la différence qui séparait les sociétés du capitalisme périphérique de celles des centres européens. Mais le Komintern a commis les mêmes bévues en Asie et en Afrique, sans pour autant que les peuples de ces continents ne se soumettent finalement aux stratégies qu’il préconisait. Les partis communistes de Chine et du Viet Nam ont su imposer de fait leur indépendance ; et les mouvements de libération nationale, qu’ils aient été dirigés par ces partis ou non (comme en Inde, en Indonésie, au Moyen Orient) ont poursuivi leur route, en conformité avec le contenu social de leurs forces dirigeantes.

Je ne m’explique donc pas la singularité de l’histoire de l’Amérique latine autrement que par celle de ses classes dirigeantes, intégralement compradores dès l’origine, entièrement éblouies par l’attrait que l’Europe (relayée par les Etats Unis) exerçait sur elles. Les révoltes populaires écrasées dans ces conditions ont laissé la place à des régimes qui, de la frontière Sud du Mexique à celle qui sépare le Cône Sud du monde andin indien, n’ont été que de vulgaires dictatures établies sur un fond de stagnation relative. Par contre dans le Cône Sud le mouvement social, demeuré vivant en dépit des désillusions révolutionnaires, a ouvert la voie aux diverses formes du populisme latino-américain, qu’elles aient été plus précoces comme au Brésil et en Argentine ou plus tardives, se généralisant après la seconde guerre mondiale. Toujours est-il que les deux premières décennies de cet après guerre se sont avérées « calmes », l’Amérique latine se rangeant sans problème dans le camp de Washington et les partis communistes se taisant, alors qu’elles furent celles du grand tournant de l’histoire moderne en Asie et en Afrique.

Je ne connaissais cette histoire que par des lectures qui m’avaient conduit dans un premier temps à faire connaissance avec le « desarrollismo » proposé comme cadre idéologique à la stratégie de développement des années 1950 et 1960, puis à partir de la seconde moitié des années 1960 avec les premières critiques adressées à cette théorie par la nouvelle gauche latino américaine.

La stratégie du « desarrollismo » ne m’avait jamais convaincu qu’à moitié - à peine. Certes elle préconisait un développement qu’on pouvait qualifier d’autocentré d’une certaine manière, par une industrialisation locale (dite de substitution d’importation) protégée de la concurrence dévastatrice des oligopoles impérialistes. Mais elle supposait que la bourgeoisie locale pouvait en être le maître d’oeuvre, c’est à dire qu’elle supposait celle-ci « nationale » au sens que nous donnions à ce terme - c’est à dire anti impérialiste. La théorie proposée distinguait les latifundiaires, bénéficiaires considérés comme exclusifs de l’intégration dans le marché mondial et partant adversaires de l’industrialisation, et la bourgeoisie nationale que l’intelligentsia pouvait représenter à travers la modernisation de l’Etat. Il fallait accepter le « prix » de cette modernisation et du financement de l’accumulation primitive qu’elle véhiculait. Entre autre l’absence de démocratie, qui viendrait « après » comme le produit naturel de la constitution d’une nouvelle classe moyenne.

Ce que la théorie ignorait donc c’était que les classes moyennes en question seraient les bénéficiaires exclusifs du nouveau développement et, que pour soumettre les classes populaires à l’exploitation nécessaire à cette fin, elles n’opteraient pas du tout pour une transformation démocratique de la vie politique. La substitution d’importations par ailleurs ne faisait que substituer des importations d’équipements et de technologies aux importations antérieures de biens de consommation. Elle était donc une forme d’intégration dans le système mondial - et non de déconnexion - qui était tout à fait acceptable pour les oligopoles impérialistes. Autrement dit cette évolution substituait à l’ancienne classe courroie de transmission de la domination impérialiste (les latifundiaires) une nouvelle classe compradore de même nature (les « classes moyennes » et leur Etat). Modernisation devenait synonyme de modernisation de l’exploitation (substitution du travail salarié payé à des taux minima dans des usines ayant une productivité moderne relativement élevée prenant le relais du travail des « péons »), modernisation de la pauvreté (les bidonvilles de banlieues prenant la place des villages de misère), modernisation de la dictature (la police « scientifique », les tortures et les escadrons de la mort prenant la place des bandes au service des caudillos).

La gauche du marxisme du tiers monde ne pouvait pas ne pas rejeter cette théorie. Elle y voyait une légitimation idéologique du projet de l’impérialisme et de la bourgeoisie locale, compradore par nature, fut-ce dans des formes nouvelles correspondant à l’évolution du capitalisme. Depuis que nous avions lu la « Démocratie Nouvelle » de Mao - au début des années 1950 - nous étions persuadés que la bourgeoisie des périphéries ne peut être nationale, qu’elle ne peut imaginer d’autre développement que celui qui s’inscrit dans les exigences de la mondialisation. Pour rompre avec cette voie sans issue - se soldant par l’approfondissement de la polarisation (du contraste centres/périphéries, synonyme du contraste impérialisme/peuples dominés) - la déconnexion qui s’imposait ne pouvait être faite que sous la direction des classes populaires. Nous disions de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre, ouvrant par là même la transgression de la révolution bourgeoise anti-impérialiste, anti-féodale, et sa transformation en étape première de la révolution socialiste.

Le débat autour de ces questions remontait en Asie et en Afrique à la fin des années 1950, épousant rapidement les contours du conflit sino soviétique. Du côté soviétique on privilégiait les exigences de la guerre froide : il fallait se soumettre aux concessions que la coexistence (seul moyen d’éviter la guerre nucléaire prétendait-on à Moscou) imposait. Le socialisme triompherait parce que les pays socialistes enregistraient des taux de croissance supérieurs à ceux du monde capitaliste, le rattraperait donc et même l’enterrerait comme l’avait proclamé Khroutchev. Mao avançait une autre théorie du capitalisme mondial, axé sur la permanence de l’impérialisme. Les adversaires principaux du capitalisme étaient donc ceux qui menaçaient l’impérialisme, c’est à dire ceux qui, ayant fait leur lecture de la Démocratie Nouvelle proposée plus haut, associaient libération nationale et révolution socialiste. A partir de 1957-1960, avec le maoisme, de ce point de vue la question était tranchée.

Dans ce débat, qui se déployait principalement sur les scènes des théâtres afro-asiatiques, l’Amérique latine paraissait absente. Le « desarrollismo » pouvait satisfaire ceux que nous qualifions de « révisionnistes », et ce n’était pas un hasard si les partis communistes d’Amérique latine, qui s’étaient rangés du côté de Moscou contre Pékin, le soutenaient. Je m’expliquais cette situation par les particularités de l’histoire de l’Amérique latine brièvement rappelées plus haut. Les classes dirigeantes de ce continent avaient toujours appartenu au système capitaliste mondial, elles en étaient le produit. Elles avaient donc toujours tourné leurs regards vers le modèle que les puissances dominantes y représentaient : l’Angleterre au XIXe siècle, les Etats Unis depuis 1945. L’idéologie qu’elles véhiculaient et qui s’imposait comme idéologie dominante dans leurs sociétés ne remettait pas en question le modèle du capitalisme, et leur appartenance culturelle à la tradition européenne facilitait certainement leur adhésion. Le capitalisme n’apparaissait pas ici comme étant de surcroît porteur d’une agression culturelle. Au contraire c’est en s’y soumettant qu’on « rattraperait » et qu’on deviendrait ce qu’on voulait être : comme les Européens, comme les Nord Américains. Les partis communistes, la gauche intellectuelle de l’Amérique latine rejoignaient les partisans du « desarrollismo » sur un point fondamental : l’ennemi du progrès (conçu comme un « rattrapage ») était le bloc hégémonique latifundiaire (qualifié de féodal, au regard de son ancêtre présumé, le féodalisme ibérique), non la bourgeoisie.

Or voici que les choses commencent à bouger en Amérique latine. Le triomphe de la révolution cubaine en janvier 1959, constitue un défi certain pour les stratégies du « desarrollismo » comme pour les ralliements électoralistes des partis communistes. Vicissitudes du castrisme, rupture du Che dès 1963 suivi par ses voyages en Afrique en 1964 et finalement mort dans le maquis de Bolivie en 1967. Puis 1968 éclate et constitue un autre défi, au niveau mondial, pour tous les intellectuels de gauche. Sur le plan de l’analyse théorique les écrits précoces d’André Gunder Frank marquent également l’amorce d’une rupture, en avançant la thèse selon laquelle les sociétés de l’Amérique latine sont capitalistes et non féodales, ont même toujours été capitalistes depuis les siècles du mercantilisme (lui même qualifié de première phase du capitalisme) et n’ont jamais été féodales. Vers la fin des années 1960 - notamment après 1968 - se cristallise une théorie nouvelle qu’on qualifiera plus tard « d’école de la dépendance ». C’est d’ailleurs elle même qui inventera cette qualification, à mon avis plutôt malheureuse. En tout cas j’étais triplement intéressé par ces évolutions : par celle de Cuba, par l’apparition d’une gauche qui se proclamait à gauche des partis communistes dans plusieurs pays du continent - ralliant quelque fois le maoisme (mais cela sera l’exception en Amérique latine), par le développement de thèses nouvelles concernant le capitalisme périphérique.

L’Amérique latine traversait dans les années 1970 l’une des périodes les plus noires de sa tradition de dictatures violentes, bien que son système commençait à être ébranlé. Nations constituées par la colonisation et non antérieures à celle-ci, comme l’écrit Emir Sader, en conséquence classes dirigeantes qui ne se sont jamais conçues en dehors du système capitaliste mondialisé dont elles sont le produit, appareils d’Etat (et notamment armées) qui ne se sont jamais conçus eux mêmes qu’au service exclusif de la répression du peuple, tels sont les caractères qui expliquent la soumission étonnante de ces classes dirigeantes aux diktats de Washington. En retour les militaires de Washington n’ont jamais considéré l’Amérique latine comme une « zone dangereuse » pour leur projet hégémoniste mondial. Tout cela explique sans doute l’étonnante facilité avec laquelle l’Organisation des Etats Américains est créée en 1948 à l’initiative de Washington, une organisation qualifiée par les esprits critiques isolés à l’époque de « ministère des colonies des Etats Unis ». Les classes dirigeantes d’Amérique latine se rangent dans la guerre froide aux côtés de Washington sans la moindre hésitation et refuseront toujours de se rallier au camp des « non alignés » qui demeurera strictement afro-asiatique (à l’exception de Cuba). De 1945 à 1960 alors que les peuples d’Asie et d’Afrique - et même leurs bourgeoisies en partie tout au moins - sont engagés dans des luttes sans fin contre l’impérialisme, le silence règne en Amérique latine. Lorsque la CIA renverse en 1954 la tentative du Président Arbenz au Guatemala de faire une réforme agraire, les Etats latino-américains ne bronchent pas. La victoire de la révolution cubaine en 1959 annonce pourtant que le système commence peut être à s’épuiser.

Washington et les classes dirigeantes latino américaines s’associent néanmoins immédiatement pour isoler Cuba. Le Président Kennedy prend en 1961 l’initiative de la fameuse « Alliance pour le Progrès ». Qui ne mérite certainement pas son nom, car il s’agit d’une alliance pour le maintien du statut quo, c’est à dire contre le progrès. Le « démocrate » Kennedy se fait alors le protecteur des pires dictatures, l’initiateur de leur « modernisation » et les « intellectuels » - sbires à sa solde - comme l’illustre Huntington, sociologue de la CIA - tentent de « légitimer » ce choix en déclarant simplement que la démocratie est l’ennemi du « progrès » (défini bien entendu comme l’expansion du capitalisme). Le non moins illustre Robert Mac Namara est alors ministre responsable de l’intensification de la guerre du Viet Nam et des bombardements terroristes massifs des populations civiles (inspiré sans doute par la stratégie que les nazis avaient mis au point pendant la guerre d’Espagne). Washington est alors au centre des pires agressions contre les peuples du tiers monde : la CIA organise en 1966 le massacre en Indonésie, ne recule ni devant l’assassinat, ni devant les coups d’Etat contre des régimes démocratiques régulièrement élus, comme celui de l’Unité Populaire au Chili. Ses vrais amis en Amérique latine sont les généraux brésiliens et argentins, style Castillo Branco et Videla, responsables entre autre des « disparus » par milliers, dont les polices étaient formées à la torture « scientifique » par des instructeurs nord américains. Aucune excuse publique n’est jamais venue de la part des gouvernements « démocratiques » de Washington pour regretter ses actes de terrorisme et ces massacres. Elle ne viendra jamais, soyons en sûrs.

La gauche latino-américaine amorçait néanmoins une riposte à l’arrogance criminelle de Washington et de ses complices locaux. Se séparant des partis communistes timorés, elle préconisait la lutte armée. Des guérillas rurales adoptèrent une version simplifiée du maoisme (« encercler les villes à partir des campagnes ») sans trop se soucier des conditions dans le cadre desquelles Mao avait développé cette thèse concernant la dimension  militaire de la révolution. D’autres optèrent pour la guérilla urbaine, sans non plus que la frontière entre celle-ci et le « terrorisme » ne soit toujours clairement définie. En Amérique centrale la rébellion du Guatemala n’avait jamais cessé d’exister. Au Venezuela, avec Douglas Bravo et les Fuerzas Armadas de Liberacion Nacional, en Colombie avec Camillo Torres et l’Ejercito de Liberacion Nacional, au Brésil avec Marighella et le Polop (Politica operaia), en Urugay avec les Tupamaros, en Argentine avec les Monteneros, au Chili autour du MIR (Movimento de Izquierda Revolucionaria) et ailleurs ces modèles de riposte occupèrent le devant de la scène pendant une bonne partie des années 1960 et 1970..

Je dois dire sans fausse modestie que, tout en gardant beaucoup de respect pour le courage de ces camarades, et malgré l’amitié qui m’a rapidement lié à certains d’entre eux, je n’ai pas été fortement impressionné par leurs analyses. Leur marxisme m’a souvent paru superficiel, parfois réduit presque caricaturalement à l’affirmation que le « peuple » est spontanément révolutionnaire et n’attend que le courage d’une minorité de proclamer la révolution et d’agir en conséquence pour les suivre. La tentative de « théoriser » cette stratégie, entreprise par Regis Debray sous le titre de « Révolution dans la révolution » m’avait paru d’emblée infantile. Certes la critique que ces camarades adressaient aux partis communistes me paraissait juste : ceux-ci avaient réduit le concept de la lutte de masse à celui de la lutte électorale (quand elle existait, et/ou réclamaient des élections). Cet alignement progressif sur des positions presque strictement réduites à la revendication démocratique tranchait avec les actions de classe courageuses entreprises par certains de ces mêmes partis dans les années 1930. Il correspondait certainement à un échec de celles-ci, mais aussi à l’opportunisme de la diplomatie soviétique de l’après guerre. Or la revendication démocratique, si elle n’est pas accompagnée par un programme de transformation sociale et des actions allant dans ce sens, reste toujours - à mon avis - peu convaincante. Les peuples de la périphérie capitaliste d’une manière générale n’y croient pas beaucoup. Non seulement parce que la tradition de la bourgeoisie démocratique est ici absente, mais encore parce que l’expérience a instruit ces peuples sur la fragilité et le vide des  pouvoirs réformistes issus de la victoire électorale éventuelle. Mais cette critique ne peut être dépassée par la seule substitution du mot d’ordre de révolution armée à celui de la lutte électorale. Encore faut-il associer la lutte armée éventuelle à une lutte de masse conséquente - une longue préparation sans laquelle l’insurrection armée ou la guérilla restent sans prise sur les classes populaires. Je n’étais pas convaincu que les camarades critiques du « révisionnisme » combinaient dans les faits leurs appels à la guérilla à ces luttes de masse incontournables.

Mais il faudrait beaucoup nuancer ces jugements qui pourront paraître à l’emporte pièce. Les « révisionnistes » (terme par lequel les maoïstes désignaient les défenseurs de la ligne officielle des partis communistes alignés sur Moscou) ont évidemment toujours fait l’amalgame et, par exemple, attribué au Che la paternité de ce « gauchisme ». Che Guevarra est une personnalité beaucoup plus complexe. On le sait maintenant un peu moins mal qu’à l’époque, certains de ses écrits (toujours brefs, sous forme de notes personnelles) ayant finalement été publiés ces dernières années. Le jugement du Che sur la société soviétique s’est avérée être juste ; bien en avance sur son temps, dès le milieu des années 1960 Che avait vu que la révolution d’octobre avait épuisé son potentiel et même que l’URSS avait perdu la bataille de la révolution technologique en cours dans le monde capitaliste. Che avait vu que la théorie selon laquelle l’Amérique latine était plus féodale que capitaliste - ce qui exigeait le passage préalable par un développement capitaliste « national » et légitimait la mise en avant de la revendication de démocratie bourgeoise - ne servait que d’alibi pour un alignement de fait sur les stratégies de la bourgeoisie compradore dominante. Che n’a jamais ignoré que l’insurrection armée n’est que la phase finale d’un processus que les luttes de masse doivent amorcer. Mais sans doute était-il un peu pressé et de ce fait surestimait-il la nature des avancées que les luttes de masse avaient pu produire. Et comme l’Asie et l’Afrique étaient engagées depuis 1945 dans d’immenses mouvements anti-impérialistes, Che s’est rangé aux côtés de ceux qui, dans ces mouvements, s’assignaient l’objectif d’en radicaliser le contenu social. Cela lui permettait également de proposer une stratégie destinée à briser l’isolement de Cuba.

La collusion de l’impérialisme américain, de ses alliés européens et des classes dirigeantes de toute l’Amérique latine avait isolé Cuba dès le début des années 1960. Pour survivre Cuba était contraint de se tourner vers l’URSS, seul pays capable de briser le blocus (et entre autre de lui fournir le pétrole sans lequel l’économie locale ne pouvait fonctionner) et de lui assurer une protection contre l’agression militaire US, programmée, puis remise après l’échec de la baie des cochons et l’épisode des missiles soviétiques.  La diplomatie cubaine a bien compris l’importance de l’enjeu et Cuba a osé  affronter la doctrine Monroe, scrupuleusement respectée par toutes les classes dirigeantes de l’Amérique latine jusqu’à ce jour. Elle a donc pris des initiatives avec la création de l’OSPAA (Organisation de Solidarité des Peuples Asiatiques et Africains), ses congrès du Caire (1958), d’Accra (la même année) et de Conakry (en 1960, date de la naissance officielle de l’organisation). Mais l’OSPAA a été traversée dès le départ par une contradiction qui l’a totalement paralysé. D’une part les pouvoirs d’Etat issus de la libération nationale bourgeoise radicalisée (et de ce fait populiste) optent pour une alliance diplomatique avec Moscou, qui doit leur permettre de refuser les diktats que les puissances occidentales tentent de leur imposer au nom des exigences prétendues de la  guerre froide qu’elles ont déclenchée. Delhi, Djakarta, le Caire, Damas, comme Moscou y trouvent leur compte. Mais d’autre part, par contre, les mouvements qui n’ont pas encore triomphé (comme en Algérie, dans les colonies portugaises, en Afrique du Sud) sympathisent naturellement avec les thèses de Pékin qui insistent sur le fait que l’impérialisme est l’ennemi principal. A Winneba (au Ghana) en 1965 la « diatribe » sino-soviétique cache un conflit feutré entre les représentants des Etats et ceux des mouvements. C’est le moment où justement le Che s’était rendu en Afrique, dans l’espoir que certains des mouvements en question (le lumumbisme en particulier) pouvaient, en se radicalisant, offrir de meilleures perspectives à la poursuite de la libération du joug impérialiste.

Toujours est-il que c’est dans cet atmosphère que Cuba prend l’initiative, à la Havane en 1966, de proposer une « Tricontinentale », c’est à dire d’y faire entrer l’Amérique latine aux côtés de l’Asie et de l’Afrique. Atermoiements et arrières pensées des uns et des autres , notamment des gouvernements non alignés et de la diplomatie soviétique, conduisent à la création d’une organisation séparée pour l’Amérique latine - l’OLAS (Organisation latino américaine de solidarité) mise en place à La Havane en 1967 - parallèle à l’OSPAA. Mais à la différence de l’OSPAA soutenue par la majorité des Etats indépendants d’Asie et d’Afrique, l’OLAS ne peut regrouper que des mouvements en conflit avec les gouvernements de l’Amérique latine qui eux, restent tous dans le camp de Washington. Ces mouvements sont contraints d’entrer en conflit avec les partis communistes traditionnels et s’engagent dans des formes de luttes violentes rappelées plus haut. Or La Havane a besoin de rester en bons termes avec Moscou, dont Cuba dépend pour sa survie.

Le Brésil

Il y a certainement des éléments de politique souveraine au Brésil, conduite par le grand capital privé brésilien industriel et financier et la grande propriété agricole capitaliste. Mais ici, comme en Inde, les politiques économiques générales demeurent libérales, n’apportant aucune solution aux problèmes de la pauvreté dans un pays désormais urbanisé à 90 %, sinon que celle-ci est atténuée par des moyens d’assistance redistributive. Au Brésil comme en Inde les hésitations du pouvoir à aller plus loin favorisent l’ambiguïté des comportements du grand capital, tenté par la recherche de compromis avec le capital international. Les richesses naturelles fabuleuses du Brésil, et leur mise en valeur dans des conditions déplorables (la destruction de l’Amazonie) renforcent encore la poursuite de l’insertion du pays dans le système de la mondialisation en place. J’ajoute que le Brésil est pleinement soumis aux aléas de la mondialisation financière, depuis les réformes de sa gestion financière introduites par le Président FH Cardoso, non remises en cause par la suite. Paulo Nakatani a fait le procès des effets désastreux de la mondialisation financière, et avancé des idées qui permettraient d’en sortir. La situation était différente en Inde, qui avait longtemps conservé le contrôle de son système financier, mais est en voie de recul sur ce plan.

L' Argentine

L’opinion générale a beaucoup de difficulté à comprendre que des sociétés périphériques peuvent néanmoins, dans des conjonctures exceptionnelles, être riches. Le caractère périphérique se définit par le fait que la société en question n’est pas un acteur actif dans le façonnement du système mondial, auquel il « s’ajuste » seulement, à travers un processus « d’ajustement structurel permanent » (pour reprendre l’expression que j’emploie depuis plus de cinquante ans !). Les pétroliers riches du Golfe en constituent un bel exemple. Et je n’imagine qu’avec un frisson dans le dos ce que pourrait être demain leur réaction à leur retour à la pauvreté (bien pire sans doute que celle des Argentins). Je dirai que dans la mondialisation (permanente) il y a les mondialisateurs (les centres) et les mondialisés (les périphéries). On comprend que l’effondrement de la richesse - si elle est associée à l’européanité – soit vécu non seulement comme insupportable, mais comme inexplicable.

Néanmoins, l’Argentine avait réagi à la dégradation de son rang dans le monde par un mouvement social de masse et des luttes ouvrières d’une portée tout à fait positive qui ont produit l’une des premières grandes expériences du populisme moderne, dès les années 1940, avec Peron. On peut aujourd’hui sourire devant les images de l’époque, l’adulation du chef. L’Argentine n’en avait pas le monopole. Et l’assimilation rapide au fascisme n’est pas correcte : le populisme péroniste était anti-impérialiste, progressiste à sa manière ; les excès de langage et de gestes du général et d’Evita ne gomment pas les mesures positives prises en faveur des travailleurs. J’étais donc toujours inquiet - et parfois véritablement agacé - que tous les militants et hommes politiques que je rencontrais se déclaraient tous « péronistes ». Péronistes de gauche, d’extrême gauche, du centre, de droite, d’extrême droite, mais tous et toujours « péronistes ». Je ne crois pas qu’un tel phénomène - que je n’ai vu nulle part ailleurs - puisse être expliqué par la seule raison politique ou celle de la lutte des classes.

La page du péronisme est peut être quand même en voie d’être tournée. Après l’odieuse dictature de Videla - l’homme de Washington qui a baigné dans le sang des milliers de « disparus » que sa police (formée par les experts des Etats Unis) assassinait quotidiennement, puis la farce de Menem - l’autre homme de Washington à l’ère du néolibéralisme - les conditions semblaient  être réunies pour un renouveau des luttes politiques et sociales, libérées du spectre de Peron.  Videla, comme Saddam Hussein, avait fini par perdre les pédales, croyant que la reconquête des Malouines fonderait la légitimité nationale de son pouvoir. Car les Malouines sont Argentines, tout comme le Koweit est irakien. L’un et l’autre des dictateurs sont alors devenus, sans l’avoir voulu, des ennemis à abattre.

La nouvelle démocratie, en ralliant le camp du néo-libéralisme, soumise au diktat du capital financier des Etats Unis, ne pouvait que conduire au désastre. La dollarisation, saluée par la Banque mondiale comme la voie du salut, s’est soldée par une faillite retentissante fin 2001. Les classes moyennes ont été alors brutalement paupérisées à l’extrême, perdant toutes leurs économies volées par les banques (américaines bien sûr – pillage pur et simple). Mais elles n’ont pas réagi comme on aurait pu le craindre c’est à dire par une dérive fasciste, répudiant la démocratie, décrédibisée dans l’opinion. Tout au contrraire, et à leur honneur, elles ont animé le gigantesque mouvement de masse des « piqueteros ».

Le Chili

La victoire électorale de l’Unité Populaire et du Président Allende en 1971 ouvrait un débat nouveau concernant les perspectives à plus long terme. Au fond la seule chose qui m’inquiétait - beaucoup même - était la naïveté des dirigeants au pouvoir concernant la réaction probable (certaine pour moi) de Washington à leur programme. C’était cette naïveté qui me gênait et non les limites des réformes qu’ils mettaient en oeuvre. Car celles-ci constituaient une étape première incontournable. On verrait après si la dynamique du mouvement social permettrait d’aller plus loin. Mais même au cas où celle-ci ne l’aurait pas permis - du moins immédiatement, dans la foulée de la victoire de l’Unité Populaire - on pourrait le regretter mais il faudrait s’y faire. L’histoire avance comme elle le peut. Ce que je craignais donc c’était que les Etats Unis ne tolèrent pas même le programme des réformes de l’UP. Car pour moi il est évident que toucher aux surprofits des oligopoles nord américains c’est blesser la partie la plus sacrée du corps américain. Lues comme une déclaration de guerre à Washington, ces réformes devaient être immédiatement l’occasion d’une intervention musclée des Américains. Ni les discours sur la « démocratie » - sans la moindre crédibilité pour moi quand ils sont orchestrés par les médias au service de Washington, ni le moindre respect pour la souveraineté des peuples et des nations n’arrêteraient la mise en oeuvre d’une agression américaine. Avec cynisme la diplomatie des Etats Unis n’hésite jamais à assassiner un Président qu’il soit élu démocratiquement ou non, à faire massacrer des dizaines de milliers (voire des centaines de milliers comme en Indonésie) d’êtres humains ordinaires par une dictature mise en place par ses soins pour restaurer les sur profits de ses « corporations » menacées. Bien entendu les Etats Unis cherchent - et trouvent - des alliés locaux (et il y en a toujours particulièrement en Amérique latine dont les classes riches et les armées leur sont fidèlement dévouées), comme ils exploitent les erreurs éventuelles de leurs adversaires (et même les pouvoirs démocratiques peuvent en commettre !). Je ne cessais de répéter ce scénario à tous mes interlocuteurs chiliens et restais ébahi que la grande majorité d’entre eux n’y croyaient pas. A. G. Frank - pessimiste par nature mais lucide et sans illusions sur ce que sont les dirigeants des Etats Unis - et quelques camarades du MIR étaient les seuls à partager mes craintes.

Le Mexique

Au cours d’un voyage récent au Mexique je découvrais le désastre social et politique que l’adhésion du pays à la NAFTA (le marché commun Etats Unis/Canada/Mexique) avait produit. J’allais même jusqu’à parler de « suicide de la nation mexicaine ». Expression jugée trop forte par mes amis de ce pays. Je m’en explique. L’ouverture incontrôlée aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux (y compris spéculatifs) ne peut donner rien d’autre que le pillage systématique des ressources naturelles du Mexique, la destruction de sa paysannerie, le lumpen développement. Et l’enrichissement fabuleux de la nouvelle oligarchie (Slim et autres) ne compense pas ce désastre. Les Mexicains sont alors condamnés à tenter de franchir en masse la frontière la plus protégée du monde, un mur de la honte et du crime en comparaison duquel le Mur de Berlin a été une plaisanterie. Les émigrés vont-ils alors, comme on le dit vite, reconquérir les Etats Unis, au moins l’Ouest qui d’ailleurs avait été volé au Mexique au XIX e siècle ? Il faudrait être bien naïf pour croire à cette fable. Les immigrés aux Etats Unis finissent toujours par accepter leur soumission et adhérer au « rêve américain ».  Si je reste optimiste, en dépit de mon jugement sans réserve sur la trahison nationale dont la classe dominante mexicaine est responsable, c’est tout simplement parce que je suis persuadé que le peuple mexicain, qui a déjà fait une grande révolution, en fera une seconde. Il associera alors des avancées sociales révolutionnaires à la reconquête de l’indépendance du Mexique. Le renouveau d’une pensée marxiste créative chez de jeunes communistes en constitue un bon indicateur.

Emergence ou pillage renforcé des ressources naturelles ?

Les fonctions attribuées à certains pays d’Amérique latine et aux Caraïbes ne sont pas différentes de celles que remplissent les colonies de pillage en Afrique et en Asie. Le statut qui est encore celui du Venezuela et de la Bolivie demeure celui de fournisseurs de pétrole et de minerais, rien de plus. Certes ici les pouvoirs en place – Chavès puis Maduro, Morales – issus d’avancées populaires authentiques – le savent et voudraient promouvoir de véritables politiques systématiques permettant de sortir de cet état. Mai aux difficultés objectives auxquelles se heurte cette volonté certaine, s’ajoutent  non seulement l’hostilité déclarée des puissances impérialistes, mais aussi celle de segments importants de l’opinion occidentale, encore une fois manipulés avec succès par le clergé médiatique au service des monopoles pilleurs.

Dans les Caraïbes, après que l’ère du sucre soit entrée dans sa phase de déclin, les forces dominantes à l’échelle mondiale ne proposent rien d’autre que le tourisme et la sur exploitation du travail local dans des enclaves soumises à la dictature du capital international (bénéficiaire de surcroît d’avantages financiers exorbitants).  J’ai eu l’occasion de discuter de ces questions en 1999 en Jamaïque, à Haïti, à Cuba. Je faisais observer tout simplement que la voie proposée  excluait d’emblée toute amorce, même timide, de construction d’une économie intégrée, aux échelles nationales et à celle de la région, condition incontournable pour répondre aux exigences minimales de progrès social et politique.

La démocratisation de l’Amérique latine 1980-2000


La culture politique de l’Amérique latine a été profondément bouleversée au cours des années 1980 et 1990 et ses sociétés ont amorcé une démocratisation réelle sans commune mesure, je crois, avec celle de l’Asie,  du Moyen Orient et de l’Afrique (Afrique du Sud  exceptée). Je ne parle pas ici des apparences, c’est à dire de l’adoption de façade des principes dits du pluripartisme et de l’organisation d’élections - parfois à peu près honnêtes, le plus souvent de la nature de la mascarade - de la reconnaissance parfois de quelques droits humains en théorie et en pratique. Ces « réformes », mises à la mode par les médias dominants, ne garantissent en aucune manière la démocratisation de la société, pas même réellement celle de la vie politique ; et ne sont dans une large mesure que le mode de gestion de la crise convenant au capital transnational dominant dans la phase actuelle de chaos. Je parle ici de choses sérieuses, c’est à dire de la démocratisation de la culture politique et des interprétations idéologiques.

De ce point de vue la majorité des sociétés d’Amérique latine semble en passe de faire un bond qualitatif. Les « traditions » d’autocratie dans la gestion des rapports entre gouvernants et gouvernés, entre chefs et masses, entre dirigeants de partis (y compris de gauche, même révolutionnaires et marxistes, bien entendu) et militants de base, entre hommes et femmes, entre pouvoir central et collectivités locales, sont toutes fortement ébranlées par une conscience qui se généralise et des actions multiformes. Il ne s’agit pas de voeux pieux et d’illusions alimentées par des transformations en superficie ; il s’agit d’une vague de fond.

Rien de comparable, me semble-t-il, n’est engagé en Asie et en Afrique. Dans l’ensemble l’exigence de démocratisation (et je dis bien démocratisation, considérée comme un processus profond et long et non démocratie, définie en général comme un état qui se résume dans quelques formules partielles et sans portée autre que limitée) reste étrangère à la culture politique des classes dirigeantes et des classes dominées. Il y a même beaucoup de signes de régressions dans ces domaines, comme le ralliement des uns (les dominants) et des autres (les dominés) aux mirages des intégrismes religieux ou de la communauté ethnique. Ces régressions vident les quelques « réformes » dites « démocratiques » - quand elles sont mises en oeuvre - de tout contenu sérieux. Il y a sans doute des exceptions de portée et de nature diverses, en Corée, en Chine à sa manière, en Inde où une certaine dose de démocratie dans la gestion politique parait solidement enracinée, en Afrique du Sud grâce à la victoire remportée sur l’ignoble apartheid. Mais il ne s’agit que d’exceptions, par ailleurs encore fragiles ou même menacées.

Mais en Amérique latine comme dans les exceptions asiatiques et africaines l’aspiration des peuples à la démocratisation des rapports sociaux et politiques se heurte déjà, d’emblée, aux contraintes que la mondialisation capitaliste impose. L’inégalité dans la répartition du revenu, la paupérisation de masse, l’exclusion des couches dites « marginalisées », que la soumission aux exigences du libéralisme capitaliste mondialisé génère fatalement, vident de leur contenu les avancées démocratiques, les fragilisent et - si cette soumission se perpétuait - en réduisent la portée à celle de ce que j’ai qualifié ailleurs de « démocratie de basse intensité ». La tâche qui s’impose dès aujourd’hui est de définir des stratégies d’ensemble -économiques et politiques - qui assurent le renforcement mutuel des aspirations démocratiques et des aspirations à la « justice sociale » (un terme que je n’aime pas beaucoup, parce qu’il est élastique et ambigu, mais que j’utilise pour désigner l’ensemble des réformes nécessaires pour assurer le maximum d’égalité et d’intégration sociale). Ces stratégies requises impliquent nécessairement qu’on sorte de la soumission néolibérale, qu’on parte du principe que les « marchés » comme on dit doivent être régulés pour être mis au service d’un développement réel au bénéfice des classes populaires. Le degré de conscience de cette contradiction nouvelle et les réponses qui lui sont données varient d’un pays à l’autre, d’un courant politique à l’autre.

Je signalerai donc l’importance des renouveaux idéologiques qui ont préparé ce saut qualitatif.. L’abandon de la dogmatique stalinienne dans toutes ses dimensions (y compris évidemment celles qui concernent l’organisation du parti et des mouvements sociaux), mais aussi la critique de la substitution à celle-ci d’un « révolutionnarisme » que les mouvements militants de la décennie 1965-1975 ont promu, sont au coeur de ces débats. Zapatistes au Mexique, PT au Brésil, néomaoistes en Chine (c’est le nom qu’ils se donnent à eux mêmes), tendances radicales nouvelles qui apparaissent dans les partis communistes (et autour) en Inde et en Afrique du Sud, me paraissent être à l’avant garde dans ces débats. Je ne dis pas que ces forces nouvelles ont déjà défini des alternatives crédibles, puissantes et efficaces. Je dis seulement qu’elles en sont porteuses potentiellement. En contraste les mondes islamique, arabe et africain paraissent encore frappés de stérilité.

J’accorde la même importance à un autre courant radical nouveau, celui que porte la théologie de la libération chez les chrétiens d’Amérique latine et des Philippines. Je suis de ceux qui pensent qu’il s’agit là d’une composante importante de la transformation radicale à l’ordre du jour du nécessaire. Mais le succès du mouvement ne se situe pas exclusivement au plan de la pensée. Le courant de la théologie de la libération n’anime pas seulement une foule de « petites actions » à la base (mais tout grand mouvement commence par beaucoup de « petites actions ») ; il est parvenu à devenir un mouvement de masse et, comme au Brésil, à s’imposer jusqu’au niveau de la Conférence des Evêques. Un moment tout au moins car la contre offensive que l’Eglise conservatrice conduit sous la houlette du Pape s’emploie à soutenir la construction d’un « contre feu » chrétien intégriste de droite et même d’extrême droite, et est parvenue à faire reculer le mouvement. Ici aussi avancées et reculs. C’est la loi de toute guerre sérieuse.

Des mouvements démocratiques à portée plus strictement et immédiatement politique, largement dominés par les classes moyennes urbaines - mais soutenus par le monde ouvrier - ont fait reculer les dictatures du cône sud latino-américain à partir de 1985. Que ces mouvements aient parfois bénéficié de la sympathie de certains pouvoirs occidentaux dominants, y compris aux Etats Unis- ne fut ce que parce que les dictatures étaient usées et qu’elles avaient perdu leur fonction dans la gestion de la crise - n’annule pas le caractère positif de cette évolution des classes moyennes. Ailleurs - notamment dans les mondes islamique et africain - celles-ci ont adopté de toutes autres attitudes et glissé vers le fascisme religieux ou ethnique, également soutenues par Washington dans cette évolution. C’est que dans un cas comme dans l’autre ces classes acceptent la soumission au diktat de la mondialisation néo-libérale et c’est tout ce qui intéresse les pouvoirs dominants du grand capital transnational. Ce qui est résulté de ces mouvements démocratiques latino-américains est simultanément une avancée (démocratique politique) et un recul (impasse néo-libérale qui fragilise l’avancée démocratique). Le gouvernement de F.H. Cardoso, qui s’était rallié à cette formule - contre le PT de Lula à l'époque - est le plus bel exemple de cette impasse et dément toutes les promesses qui associent mécaniquement « marché et démocratie ». La même formule - dans une version plus vulgaire - caractérisait l’Argentine de Menem. Au Chili le compromis avec les forces armées - restées longtemps sous le commandement de Pinochet - a atténué encore davantage la portée de la démocratisation politique, ici fortement limitée.

Trois évolutions paraissaient  plus prometteuses. La première est celle des portes ouvertes par le soulèvement néozapatiste du Chiapas, dont la date a coïncidé - pas par hasard - avec la signature du traité de l’ALENA (NAFTA) intégrant le Mexique dans l’espace des Etats Unis. Le néozapatisme est une victoire sur un double plan. D’abord parce que le mouvement ne s’est pas enfermé dans le régionalisme-ethnicisme, mais a eu immédiatement un immense écho favorable dans tout le Mexique. Preuve à la fois que la nation mexicaine existe (et c’est un fait positif) et que l’aspiration démocratique y est puissante. Sur un autre plan les méthodes de mobilisation, d’organisation et de langage politique que le sous commandant Carlos a inaugurées constituent une avancée incomparable, en réponse aux défis de notre époque.  L’avenir dira évidemment qui finira, dans la phase qui est la nôtre, par l’emporter : l’alliance démocratique impulsée par le néo-zapatisme, qui devra alors sortir le pays de l’impasse néo-libérale imposée par l’ALENA et simultanément aller au-delà de sa « théorie » d' origine ( « l’ojectif n’est pas de prendre le pouvoir etc »), ou l’alliance des forces conservatrices mexicaines et de Washington.

Par beaucoup de ses aspects la société de ce continent n’est plus la même que celle des décennies antérieures. Mais peut être peut-on en dire autant d’à peu près toutes les sociétés de la planète.

Le positif : l’Amérique latine paraît être entrée dans un processus de démocratisation réel. Non pas tant que les gouvernements y soient désormais dans l’ensemble issues d’élections (cependant bien douteuses dans certains cas ) plutôt que de coups d’Etat militaires . Beaucoup plus important est le fait que les classes populaires commencent véritablement à ressentir un besoin d’expression démocratique autonome. Mais il y a toujours un envers de la médaille. Les aspirations démocratiques en Amérique latine n’ont pas été accompagnées par un rejet sans équivoque du discours néolibéral dominant. Les luttes sociales se situent dans l’ensemble sur un terrain défensif et combattent telle ou telle conséquence inacceptable de la mise en œuvre du projet néo-libéral par les classes dominantes. Par contre beaucoup des principes de base de l’idéologie du capitalisme contemporain sont acceptés soit faute d’esprit critique, soit parce qu’une alternative socialiste paraît non crédible. Les intellectuels ont une responsabilité particulière dans cet état des choses et leur démission contribue fortement à perpétuer des illusions dangereuses. Les gauches latino-américaines continuent la tradition de tourner leurs regards vers « l’ouest », les modèles du capitalisme central des Etats Unis et d’Europe ; ce que je ne m’explique guère que par leur appartenance historique, culturelle et linguistique à l’Europe de leurs origines. Aujourd’hui ces gauches croient pouvoir imiter les sociaux démocrates européens – pourtant combien devenus misérables à force de ralliements au libéralisme – cherchent à s’en rapprocher (adhérer à l’Internationale Socialiste par exemple). L’idée que les défis auxquels leurs sociétés sont confrontées sont ceux du capitalisme périphérique, et que ces défis devraient plutôt les inviter à contribuer à la reconstitution d’un front anti-impérialiste avec l’Asie et l’Afrique, ne s’impose pas à eux spontanément.  La trajectoire démocratique empruntée en Amérique latine rencontre ici ses limites. C’est pourquoi la démocratisation me paraît encore vulnérable, fragile et peut être même réversible. Non pas seulement que les maîtres du système global – l’establishment des Etats Unis – soient tout à fait capables d’un retournement en faveur de dictatures violentes si le maintien des privilèges du capital qu’il représente l’exigeait (et je n’ai aucune confiance dans le discours « démocratique » - conjoncturel-  de cet establishment). Les peuples eux mêmes, déçus par la démocratie de basse intensité associée au libéralisme, pourraient plonger à nouveau dans des illusions d'une nature ou d'une autre. Néanmoins l’élection de Chavès au Vénézuela puis celle d’Evo Morales en Bolivie suivie par celle de Correa en Equateur constituent certainement de belles avancées révolutionnaires qui inaugurent la possibilité réelle d'un nouveau parcours en direction de l' invention d'un socialisme du XXI ème siècle.

En Amérique latine, comme ailleurs tant que la lutte pour la démocratisation de la société dans toutes ses dimensions (qui implique le rejet total du projet libéral) ne sera pas associée à une stratégie de renouveau de la perspective socialiste, les avancées réalisées ici ou là resteront fragiles. Le ralliement du Forum de Sao Paulo au consensus dit de Buenos Aires n’est-il pas l’indicateur que la menace de cette fausse sortie du dilemme concerne beaucoup de pays du continent ?

L’Amérique centrale au Sud du Mexique était toujours demeurée le lieu d’une rébellion quasi permanente depuis les années 1920 (les premiers mouvements de Sandino et de Marti), et, en dépit des dictatures sanglantes et longues - comme celle de Somoza au Nicaragua ou celles du Guatemala après le renversement d’Arbenz soutenues fermement par Washington, financièrement et militairement - le feu n’avait jamais cessé de couver. La victoire de la guérilla sandiniste en 1979, l’extension de la lutte du Front Farabundo Marti au Salvador dans les années 1980, n’étaient pas surprenantes.. Au delà du respect naturel que j’éprouve pour tous les combattants courageux de ces mouvements populaires anti-impérialistes - j’ai toujours partagé largement leurs analyses, qui me paraissaient avoir fait sérieusement la critique du dogmatisme stalinien comme celle de la riposte « gauchiste », et intégré la dimension démocratique. Ils en ont donné quelques preuves réelles importantes après leur victoire. Cela n’a malheureusement pas empêché un glissement du régime du Nicaragua qui a favorisé le soutien des interventionnistes de Washington aux Contras et finalement conduit à la déroute électorale de 1989. Du coup également le Front Farabundo Marti a été contraint de souscrire à un compromis minimal au Salvador. Le retour d' Ortega au pouvoir en 2007 au Nicaragua, même si d'évidence les conditions ne sont plus celles de la première expérience révolutionnaire de ce pays, doit néanmoins être considéré comme un indicateur positif.

Les espoirs investis dans ce type de réaction affirmative au défi de notre époque ne sont pas pour autant définitivement à écarter. Sous d’autres formes les luttes de masse pourront avancer la mise en oeuvre de stratégies associant avec succès libération anti-impérialiste et démocratisation. Mais dans l’immédiat les défaites en Amérique centrale ont fait pencher la balance en faveur de l’option luttes de masses (luttes de classes) / luttes électorales amorcée par le PT de Lula au Brésil. Cette option s’est cristallisée par la constitution du Forum de Sao Paulo qui regroupe des partis et organisations importants de beaucoup de pays latino-américains majeurs. Ces partis ont d’ailleurs marqué des points sur le plan électoral dont on aurait tort de sous estimer la portée. Lula avait été à un doigt de gagner les élections présidentielles au Brésil contre Cardoso - un « candidat de luxe pour la droite » - et l' a emporté largement quelques années plus tard. Conquérir par la suite les municipalités de villes gigantesques comme Sao Paulo, Porto Alegre, Montevideo n’est pas à la portée de n’importe quel mouvement. Mais ces avancées - et victoires même - font à leur tour problème. Elles encouragent des illusions électoralistes, comme toujours. Elles retardent la cristallisation de stratégies offensives cohérentes et efficaces associant démocratisation et progrès social (qui implique de sortir du néolibéralisme). Sur ce plan le Forum de Sao Paulo et le PT qui en constitue la colonne vertébrale - m’ont déçu.. Je n’ai rien trouvé dans les débats qu’ils ont animés  qui ait démontré une conscience suffisante de la nature du défi. Je n’ai donc pas été étonné lorsque ce Forum a commencé à donner des signes d’essoufflement, marqués à la fois par la crise au sein du PT et la prise de position des signataires du « consensus de Bueno-Aires » par les principaux partis associés se voyant aptes à gagner des élections dans leurs pays respectifs, comme les Socialistes chiliens, les Radicaux argentins, les Démocrates du Mexique. On sait que tous ces partis ont finalement souscrit à l’idée que le libéralisme mondialisée était devenu une donnée définitive pour le présent et l’avenir. Quelle erreur magistrale, à mon avis ! Au moment même où les grands partis d’Amérique latine dans lesquels on pouvait investir de grands espoirs souscrivent à cette billevesée, la crise mondiale du capitalisme néolibérale éclatait en Asie de l’Est et du Sud est. Or ici on voit se dessiner des réactions anti-libérales portées par les classes dirigeantes elles-mêmes ... pas toujours particulièrement démocratiques. C’est ce moment même que choisissent les socialistes chiliens pour se situer à droite de la timide démocratie chrétienne de ce pays, rêvant peut être de rivaliser de zèle avec Tony Blain et Schroder, encouragés dans leur dérive par l’Internationale socialiste!

Les pays andins paraissent être demeurés largement en dehors des évolutions générales du continent. Au Pérou la formule insurrectionnelle des années 1960 et 1970 s’est perpétuée ici dans la forme dramatique des Sentiers Lumineux (pseudo maoistes), en Colombie la guerre civile n’en finit pas de se renouveler. En contre point la dictature constitue, pour le pouvoir de Washington et des classes dominantes, le seul mode de gestion de la stagnation et de la crise, en Colombie, au Pérou et bien sûr en Bolivie.

Nouvelles victoires, nouveaux défis !


De ce point de vue l’Amérique latine me parait être en avance sur les autres continents. Car les mouvements qui se sont mobilisés ici ne sont pas de la nature de petites organisations marginales ou de mouvements limités aux classes moyennes, comme cela est encore souvent le cas ailleurs. Il s’agit ici de grands mouvements populaires au bon sens du terme, entraînant dans l’action des masses qui se comptent par millions. C'est ce que j'appelle des avancées révolutionnaires. On pourra discuter des raisons qui ont permis ce saut qualitatif : le bénéfice de conditions démocratiques meilleures qu’ailleurs, l’indépendance d’esprit des mouvements à l’égard des partis politiques traditionnels. Le fait est que ces mouvements ont amorcé des changements qui ont permis des victoires électorales qu’on a de la peine à imaginer encore ailleurs. La victoire de Chavès puis celle de Lula ont été les premières de la liste. Une victoire des classes populaires, incontestablement. Et c’est pourquoi, une défaite éventuelle de l’expérience ne serait rien moins que catastrophique. Cette victoire a été suivie par celle de Kichner en Argentine, élu contre les programmes libéraux dominants. Chavès a été mis en selle par un mouvement populaire de grande ampleur, qui  a été capable de lui faire gagner des batailles électorales et un référendum difficiles, puis de mettre en déroute le coup d’état fomenté par la réaction locale et la CIA. Evo Morales a été porté à la Présidence par le peuple indien de Bolivie, Corea en Equateur et Ortega au Nicaragua.. D’autres victoires sont possibles. Au Pérou le candidat de la droite ne vient de l’emporter – en mai 2006- que de justesse devant celui du mouvement. Dans un pays qui a connu les vicissitudes qu’on connaît, la dérive puis la déroute des Sentiers Lumineux, cette nouvelle donne est loin d’être négligeable. Au Mexique la montée de la nouvelle gauche est bien avancée.

L’émergence des « peuples indigènes » se situe dans ce cadre. Car il ne s’agit pas ici de revendications « communautaristes » séparatistes, comme c’est souvent le cas ailleurs. Il s’agit de revendications citoyennes qui s’attaquent au problème de fond de la définition des nations du continent qu’on devrait désormais appeler des nations indo-afro-latines.

Oui donc, des victoires importantes. Mais qui dit victoire dit aussi défis nouveaux à relever  dont il importe de mesurer toute l’ampleur. Car ces victoires n’ont pas été le fruit de ce qu’on appelle du terme classique « des révolutions », lesquelles sont en position de « faire table rase » et d’engager la société dans des transformations radicales. Les mouvements sont au gouvernement, mais les pouvoirs économiques et sociaux, beaucoup des pouvoirs institutionnels, comme la justice, demeurent sous le contrôle du grand capital local et étranger, des latifundiaires et de leurs serviteurs politiques. Au Brésil, face au gouvernement de Lula, ces forces réactionnaires sont toujours présentes en force, jusque dans les allées du Congrés, des Etats et des Municipalités.Il en est de même ailleurs, même au Vénézuela et en Bolivie.

Dans ces conditions « que faire ? ». Comment amorcer et faire avancer les transformations nécessaires des rapports sociaux, dans un sens favorable aux classes populaires ? Je n’ai pas de leçons à donner sur ces sujets mais peut être seulement quelques mises en garde. Je ne suis pas contre la « politique des petits pas ». Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux et plus dans les circonstances. Mais je suis de ceux qui pensent que le conflit avec les intérêts dominants du capitalisme oligopolitisque mondial et des forces réactionnaires locales qui lui sont associées, est inévitable. L’option en faveur de « solutions réalistes » et d’un « ajustement aux exigeances de la mondialisation libérale », comme le préconisent les Sociaux libéraux européens, la Banque Mondiale et d’autres, ne peut être que catastrophique. Malheureusement cette option est celle qui a l’oreille du gouvernement de Lula, lequel en a donné la preuve en volant au secours de l’OMC en difficulté à Hong Kong en 2005. Or la défaite de l’OMC aurait constitué une immense victoire pour les peuples du Sud, amorçant la construction d’un monde multipolaire authentique. Le Brésil de Lula a préféré les illusions des «  pays émergents »  que les puissances occidentales flattent, défendu en dernière analyse les intérêts de ses latifundiaires aux côtés de l’Inde !

La construction d’un front des nations d’Amérique latine face à l’arrogance des Etats-Unis est désormais devenue imaginable. C’est l’objectif du plan ALBA (initiative bolivarienne pour les peuples américains). Un plan d’abord de solidarité politique dont l’économie est fondée non sur le concept de « marché commun » (comme le Mercosur) mais sur celui de la construction de complémentarités, à commencer par celles qui concernent l’accès et l’usage des ressources naturelles.
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En Amérique latine les avancées amorcées dans les décennies précédentes sont désormais confrontées à des choix difficile qui décideront de l’avenir. Au Venezuela la sortie de l’économie de rente pétrolière et la construction d’un système productif agricole – industriel toujours inexistant conditionnent l’engagement du pays sur la longue route du progrès dans une perspective socialiste. En Bolivie et en Ecuador les réponses à la question double de la sortie du modèle de lumpen développement toujours en place et du règlement de la question nationale – plus exactement de la définition institutionnelles de la pluri-nationalité – restent en suspens. Au Brésil le compromis historique mis en place par Lula et le PT, associant des avancées sociales limitées et un incontestable progrès de la démocratie au maintien des pouvoirs économiques (et politiques) des classes possédantes – latifundiaires modernisés et monopoles industriels – est-il viable à plus long terme ? « L’émergence » du Brésil, dans ces conditions, demeure tout également fragile.

Des avancées suivies de reculs graves ( 2008-2018)

La rédaction des Mémoires dont sont extraits les textes qui précèdent  remonte à 2006. Une bonne dose d’optimisme en transpire, que je partageais avec les camarades de l’époque. La suite illustre hélas des reculs graves : un coup d’état ultra réactionnaire au Brésil, l’épuisement du chavisme, les difficultés rencontrées en Ecuador avec la reconnaissance des comportements parfois douteux de Correa, le retour de la droite – par voie électorale -  au Paraguay et en Argentine, la destruction de l’Etat mexicain, mise en œuvre par la CIA et les mafias locales de la drogue. De surcroît on ne voit pas jusqu’ici se dessiner des réactions populaires à la hauteur du défi.  Cuba se retrouve à nouveau isolé. Les espoirs placés dans la mise en place d’une série d’institutions qui devaient permettre aux Etats  latino américains de se libérer du joug de Washington ont été décevants.

Ces reculs étaient pourtant prévisibles, la mise en œuvre des conditions de la consolidation des avancés, telles que je les avais d’ailleurs formulées, n’ayant pas même été amorcées. Car si les gouvernements réactionnaires avaient été renversés par des élections faisant suite à des mouvements populaires puissants, le système des pouvoirs en place avait à peine étét ébréché : les oligarchies contrôlaient toujours l’économie, les médias, la justice. Plus grave est le fait que les forces politiques nouvelles ayant gagné les élections (le PT Brésilien en particulier) avaient accepté trop de compromis avec ces sytèmes de pouvoir réactionnaire en place.

En conséquence rien ou presque n’a été modifié au niveau du modèle de « développement » économique, demeuré toujours en place. Le caractère « extractiviste » de ce modèle a même été accentué en fait au cours des 15 dernières années. Les pays de la région importent toujours davantage de produits manufacturés (et même de produits alimentaires) des Etats Unis et désormaiss également de Chine, et couvrent celles-ci par leurs exportations d’hydrocarbures, de produits miniers et de produits fournis pat la grande agriculture capitaliste du Cône Sud, ou encore par un endettement qui aggrave leur subordination au capital financier international.

Autrement dit ces pays ne se sont pas engagés dans la direction incontournable d’une amorce de déconnexion. Celle-ci était possible au Brésil ; le PT y a renoncé pour lui préférer des compromis discutables réduisant la réforme économique à une simple redistribution du revenu. Le Venezuela était certes confronté à des difficultés gigantesques héritées de son passé et de la destruction du pays par sa seule « spécialisation » dans la production d’hydrocarbures. A court terme il n’y avait guère d’alternative autre que de procéder à une redistribution, favorisée par les prix élevès du pétrole. Le retournement de ces prix a créé une situation intenable (mais on ne dit jamais qu’un gouvernement réactionnaire alternatif serait la victime de cette même conjondture défavorable !). En Bolivie l’amorce d’une autre politique avait bien été proposée, mais hélas … sans suite. En Ecuador la dollarisation – à laquelle dit-on le peuple reste attaché – constitue un obstacle supplémentaire.

Au-delà de l’analyse des raisons immédiates de l’échec des avancées, j’oserai dire que les reuls illustrent les limites de l’électoralisme. L’expérience malheureuse d’Allende l’avait pourtant déjà démontré. Dois-je conclure sur une note pessimiste : l’Amérique latine et les Caraïbes resteront soumis aux exigences de la mondialisation impérialiste dont leurs peuples sont victimes ? Ce n’est pas impossible, mais ne constitue pas la seule destinée possible pour la région. Le capital d’attachement des peuples concernés à la démocratisation de la vie sociale et politique dans toutes ses dimensions doit permettre que ceux-ci se libèrent du virus libéral.   

On aurait tort de sous-estimer l’ampleur des dévastations innoculées par ce virus libéral frappant les classes populaires elle mêmes. Car « l’idéologie de la classe dominante est l’idéologie dominante dans la société », comme nous le rappelle Marx. Aucune avancée sur la longue route au socialisme, aucun progrès consistant de la démocratisation associée à ces avancées, ne sont possibles sans désengagement des travailleurs et des peuples, se libérant progressivement du virus. La reconstruction d’une Internationale des travailleurs et des peuples – sur laquelle j’insiste en conclusion de cette contribution à l’analyse des défis auxquels les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes sont confrontés depuis 1492 jusqu’à ce jour de 2018 – est la condition incontournable d’avancées en direction de la construction du communisme, conçu comme un stade supérieur de la civilisaion universelle. Cette proposition est valable pour tous les peuples, au Nord comme au Sud de la Plnète, en Amériqye latine comme ailleurs.                          

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