SAMIR AMIN
Commentaire, à propos
du livre de Christophe Ventura (L’éveil d’un continent)
Le bon livre de
Christophe Ventura (L’Eveil d’un
continent) nous offre en 150 pages un tableau saisissant des avancées
acquises en Amérique latine au cours des trente dernières années, et des défis
formidables auxquels ses nations et peuples sont néanmoins toujours confrontés.
Un travail de synthèse magnifique, tout en nuances, qui, conscient de
l’héritage lourd du continent, de ses avancées remarquables récentes, est tourné
vers l’avenir. Je n’en ferai pas ici un résumé inutile : lisez le livre.
Un
héritage lourd
Le continent américain
a été la première région intégrée dans le capitalisme mondial naissant et
façonné comme périphérie des centres européens atlantiques en constitution. Ce
façonnement a été d’une brutalité sans pareille. Les Anglais ont ici (comme en
Australie et Nouvelle Zélande) tout simplement procédé au génocide complet des
Indiens, les Espagnols à leur réduction à un statut proche de l’esclavage qui,
en dépit de ses effets démographiques catastrophiques, n’a pas effacé la
présence indienne. Les uns et les autres, comme les Portugais et les Français,
ont complété leur œuvre de façonnement du continent par la traite des esclaves.
L’exploitation de cette première périphérie du capitalisme historique était
fondée sur la construction d’un système de production pour l’exportation de
produits agricoles (sucre, coton) et de produits miniers.
L’indépendance,
conquise par les classes dirigeantes locales blanches, n’a rien changé à cette
vocation. L’Amérique latine, avec encore aujourd’hui seulement 8,4 % de la
population mondiale, comme l’Afrique, constituent les deux continents où se
conjuguent un faible peuplement relatif (par comparaison avec l’Asie de l’Est,
du Sud et du Sud Est) et une richesse fabuleuse en ressources naturelles (en
terres arables potentielles et en richesses du sous sol). Ils ont de ce fait
vocation à être et à demeurer des régions soumises au pillage systématique et à
grande échelle de ces ressources au seul bénéfice de l’accumulation du capital
dans les centres dominants, l’Europe et les Etats Unis.
Les formes politiques
et sociales construites pour servir cette vocation ont bien entendu évolué avec
les siècles ; mais elles sont demeurées conçues à chaque étape,
jusqu’aujourd’hui, pour la servir. Au XIXe siècle l’intégration de l’Amérique
latine dans le capitalisme mondial reposait d’une part sur l’exploitation de
ses paysans, réduits au statut de péons et leur soumission par l’exercice des pratiques
sauvages des pouvoirs exercés directement par les grands propriétaires fonciers
et d’autre part sur l’exploitation de
ses mines par les premières grande compagnies minières européennes et étasuniennes.
Le système de Porfirio Diaz au Mexique en constitue un bel exemple.
L’approfondissement de
cette intégration au XXe siècle a produit la « modernisation de la
pauvreté ». L’exode rural accéléré, plus marqué et plus précoce en
Amérique latine qu’en Asie et en Afrique, a substitué aux formes anciennes de
la pauvreté rurale celles du monde contemporain des favellas urbaines. En
parallèle les formes du contrôle politique des masses ont été à leur tour
« modernisées » par la mise en place de dictatures para fascistes
(abolition de la démocratie électorale, interdiction des partis et des
syndicats, octroi à des services spéciaux « modernisés » par leurs
techniques de renseignement le droit d’arrêter, torturer, faire disparaître tout
opposant réel ou potentiel). Des dictatures au service du bloc réactionnaire
local (latifundiaires, bourgeoisies compradore, classes moyennes bénéficiaires
de ce mode de lumpen développement) et du capital étranger dominant, en
l’occurrence celui des Etats Unis.
Le continent conserve
jusqu’à ce jour les marques de la surexploitation sauvage à laquelle il est
soumis. Les inégalités sociales y sont extrêmes plus encore qu’ailleurs. Le
Brésil est un pays riche (le rapport terres arables/population y est 17 fois
meilleur qu’en Chine) où on ne voit que des pauvres ; la Chine un pays pauvre
où on voit beaucoup moins de déchéance extrême, ai-je écrit. Mais au Brésil,
conséquence de son développement capitaliste périphérique précoce et profond,
il n’y a plus que 10 % de ruraux : la pauvreté est désormais urbaine. Au
Venezuela le pétrole a intégralement détruit l’économie et la société : il
n’y a plus ni agriculture, ni industries, tout est importé. Très riches et très
pauvres vivent – ou survivent – de la seule rente pétrolière.
Dans ces conditions la
reconstruction d’une agriculture capable d’assurer la souveraineté alimentaire
comme la construction de systèmes industriels cohérents et efficaces exigeront
la mise en œuvre de politiques systématiques de longue haleine spécifiques,
certainement différentes de celles qu’on pourrait imaginer en Asie et en
Afrique.
Des
avancées révolutionnaires remarquables
Le contraste est ici
également visible, entre les avancées conséquentes conquises par les luttes
populaires en Amérique du Sud au cours des trente dernières années et leur
absence en Asie (Chine, Taïwan et Corée faisant exception) et en Afrique.
A l’origine de ces
avancées : la mise en déroute des dictatures des années 1960-1970 par
d’immenses mouvements populaires urbains. Initiée au Brésil par la présidence de Fernando Henrique
Cardoso, approfondie par celle de Lula (2003), par la première victoire
électorale de Chavez (1999), la maturation de la revendication de la démocratie
est incontestablement en avance en Amérique latine. Cette revendication ne
concerne plus quelques segments des classes moyennes, mais désormais la grande
majorité des classes populaires, urbaines et rurales. Elle a permis des
victoires électorales en Bolivie, en Ecuador, en Argentine, en Uruguay (ce qui
constitue l’exception dans l’histoire ancienne et récente et non la règle !)
qui ont porté au gouvernement une nouvelle génération de dirigeants, dont les
cultures politiques progressistes n’ont
plus rien à voir avec celle des XIXe et XXe siècles. Une génération de dirigeants
qui ont osé amorcer la remise en cause des politiques économiques et sociales
réactionnaires du néolibéralisme, au
plan intérieur tout au moins, sans que, malheureusement (et c’est là leur limite) cette remise en
question n’ait modifié le mode d’insertion des pays concernés dans le
capitalisme global.
Acquis positifs majeurs
incontestables : l’amorce de la rénovation de la gestion démocratique de
la politique (budgets participatifs, référendums révocatoires etc.), de
politiques sociales correctives (mais plus par la redistribution que par le
développement d’activités productives nouvelles), enfin la reconnaissance du
caractère multinational des nations andines.
Ces acquis se sont
conjugués avec les efforts de l’Amérique latine pour se libérer de la tutelle
politique des Etats Unis – formulée par la doctrine Monroe – malheureusement
sans pour autant réduire la dépendance économique du continent. L’organisation
des Etats Américains – le « Ministère des Colonies de Washington »
– a du plomb dans l’aile depuis la constitution de l’Alba et du Celac (2011) –
le dernier rassemblant tous les Etats du continent mais excluant les Etats Unis
et le Canada. Le Mexique – soumis aux exigences du marché intégré nord
américain – a commis de ce fait ce que j’ai osé qualifier de « suicide
national » qui ne pourra être surmonté que par une grande révolution
nationale et populaire, comme celle des années 1910-1920.
Les limites de ces
premières avancées sont néanmoins évidentes : le continent non seulement
demeure voué à l’échelle globale à la production primaire (75% de ses
exportations encore aujourd’hui, alors que l’Asie – la Chine en premier lieu –
progresse à vive allure dans l’industrialisation et dans l’exportation
compétitive de produits manufacturés),
mais on assiste à même à une « re-primatisation » de son économie (le
modèle « extractionniste »). Le succès conjoncturel de l’exportation
de produits primaires, la liquidation de l’endettement extérieur massif qu’il a
permis, alimentent une illusion dangereuse : celle que le progrès
politique et social pourrait être poursuivi sans sortir de la mondialisation
telle qu’elle est.
Les limites et
contradictions des avancées du continent interpellent la pensée sociale
progressiste contemporaine. Ces avancées ont été produites par un mouvement
populaire civil puissant, en rupture avec les formes anciennes de luttes
conduites par des partis (communistes ou populistes) et avec l’expérience des
luttes armées des années 1960-1970. J’ai proposé à cet effet un cadre d’analyse
dont je rappelle ici seulement les très grandes lignes. Je parle de
« prolétarisation généralisée et simultanément segmentée à
l’extrême ». Il s’agit bien d’une prolétarisation, au sens que tous les
travailleurs (formels et informels) n’ont rien d’autre à vendre que leur force
de travail, y compris leurs capacités « cognitives » s’il y a lieu.
La segmentation est, elle, largement produite par des stratégies systématiques
mises en œuvre par les monopoles généralisés qui contrôlent le système
économique considéré dans son ensemble, l’orientation de la recherche et de
l’invention technologiques, le pouvoir politique. De surcroît la garantie de
permanence du contrôle étroit des monopoles généralisés de la triade
impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon) est recherchée par une géostratégie de
déploiement du contrôle militaire de la Planète par les forces armées des Etats
Unis et de leurs alliés subalternes (Otan et Japon). Cette analyse vient en
contrepoint de celle de Hardt et Negri dont je critique l’insistance démesurée
sur la portée des effets de la « liberté » mise en œuvre dans les
luttes de résistance de la « multitude » (terme flou pour cacher la
prolétarisation), comme leur erreur de jugement sur la politique de Washington,
dont le projet militaire aurait, selon eux, déjà « échoué », alors
que, à mon avis, l’establishment n’a
absolument pas renoncé à sa poursuite (et Hilary Clinton, si elle est élue,
accentuerait cette fuite en avant).
Des
défis formidables à surmonter
Ventura place l’accent
sur l’avenir du continent et identifie les défis auxquels il est désormais
confronté. Les avancées des trente dernières années ont créée des conditions
favorables permettant leur poursuite et
leur approfondissement. Mais il y a des conditions pour que ce possible
devienne réalité. J’en synthétise la nature en proposant la mise en œuvre de
« projets souverains associant la construction de systèmes industriels
modernes cohérents, la reconstruction de l’agriculture et du monde rural, la
consolidation de progrès sociaux et l’ouverture à l’invention d’une
démocratisation progressive et sans fin ». Mon insistance sur la
souveraineté nationale, qu’il faut savoir associer à celle des classes
populaires et non accepter de la dissocier de celle-ci, vient également en
contrepoint du discours de Negri, qui estime dépassées l’affirmation de la
nation et la construction d’un système mondial pluricentrique. A mon avis ces
objectifs sont loin d’être « dépassés » – certainement pas encore ! L’imaginer
rend impossible la construction de stratégies d’étape efficaces.
La reconstruction de
l’agriculture – dans la perspective de la consolidation de la souveraineté
alimentaire – imposera des formules de politiques différentes d’un pays à
l’autre. Lorsque l’urbanisation absorbe 80% (ou plus) de la population il
devient illusoire d’imaginer possible un « renvoi à la terre » de
travailleurs urbains paupérisés. Il faut envisager un mode de reconstruction
très différent de celui qui est toujours possible et nécessaire en Asie et en
Afrique. Néanmoins cette reconstruction implique l’abandon des politiques toujours
en cours, fondées sur la grande exploitation qui gaspille les terres (dans le
modèle argentin en particulier). Dans les pays andins et au Mexique la
reconstruction ne peut être fondée sur la reconstruction illusoire des
communautés indiennes du passé, dont on ne peut ignorer ni qu’elles ne
répondent pas aux exigences d’avenir, ni qu’elles ont été défigurées par leur
soumission aux exigences du lumpen développement périphérique spécifique aux
pays en question.
La construction de
systèmes industriels modernes et autocentrés (orienté vers le marché interne
populaire et seulement accessoirement vers l’exportation) peut être imaginée
pour le Brésil, peut être pour l’Argentine, certainement pour le Mexique s’il
parvient à sortir des griffes de l’intégration nord américaine. Mais les
politiques à l’œuvre se situent bien en deçà des exigences de cette
construction, et ne sortent pas des limites imposées par les segments du
grand capital national industriel et financier dominant associé aux monopoles
des pays impérialistes. Nationalisation/étatisations et interventions actives
de l’Etat sont incontournables, au moins pour cette première étape, ouvrant
alors la route à la possibilité d’une socialisation réelle et progressive de
leur gestion.
Pour les autres pays du
continent, j’imagine mal des avancées dans la construction industrielle sans
intégration régionale systématique (et elle ne l’est pas encore à ce jour) et
même sans la construction de nouvelles solidarités à l’échelle du Grand Sud
(les trois continents). La Chine seule – et peut être quelques autres pays dits
« émergents » – pourrait soutenir ici des projets d’industrialisation
d’envergure (pour le Venezuela par exemple). Mais cela implique que Beijing
comprenne que son intérêt est de le faire, ce qui n’est pas le cas. La
complicité latente entre les pouvoirs latino américains tablant toujours sur
leurs richesses naturelles et la Chine qui a besoin d’accéder à ces ressources
retarde chez les uns et les autres la prise de conscience des exigences à long terme
d’une autre perspective, laquelle exige à son tour d’autres formes de
« coopération » que celles mises en œuvre jusqu’à ce jour.
On en revient alors aux
défis auxquels « le mouvement populaire progressiste » est confronté
en Amérique latine, comme ailleurs dans les trois continents : dépasser la
singularité des revendications de ses composantes en lutte, inventer les formes
politiques nouvelles de la construction de l’unité dans la diversité.
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