SAMIR AMIN
CONTRE HARDT ET
NEGRI
Multitude ou
prolétarisation ?
Le terme de multitude
a été utilisé dans le passé européen une première fois semble-t-il par Spinoza
auquel Hardt et Negri font une référence explicite. Il désignait alors le
« petit peuple » majoritaire dans les villes de l’Ancien Régime,
privé de participation aux pouvoirs politiques (réservés au Monarque et à
l’aristocratie), économiques (réservés aux propriétaires, d’ascendance féodale
ou embryons de la bourgeoisie nouvelle financière, urbaine et rurale - les
« laboureurs », c'est-à-dire les paysans riches), et sociaux
(réservés à l’Eglise et à ses clercs). Petit peuple de statuts divers : en
ville artisans, petits commerçants, ouvriers à la tâche, pauvres et
mendiants, à la campagne exclus sans terre. Ce petit peuple des villes est
turbulent, explose dans des insurrections violentes, est souvent mobilisé par
d’autres – en particulier les bourgeoisies naissantes, composantes active du
Tiers Etat en France – dans leurs conflits avec l’aristocratie.
Des formes sociales
analogues avaient existé antérieurement et ailleurs. On connait la plèbe de la
Rome ancienne et des ville-Etats de l’Italie de la Renaissance. Dans les
révolutions anglaises du XVIIe siècle les « levellers » qui
surgissent dans le conflit qui oppose Cromwell au Roi appartiennent à la même
réalité sociale de l’époque. J’ai pour ma part fait observer qu’on retrouve des
réalités sociales analogues ailleurs qu’en Europe, avec les Taiping dans la
Chine du XIXe siècle par exemple.
Les vicissitudes de la
révolution française font apparaître plus fortement encore l’intervention de
cette plèbe (la multitude de l’époque)
dans le conflit qui oppose la bourgeoisie au sein du Tiers Etat à la Monarchie
aristocratique. Le conflit devient rapidement tripolaire (aristocratie,
bourgeoisie, peuple) et le composant plébéien l’emporte pour un temps, en
1793 avec la Montagne. Robespierre
exprime avec une lucidité parfaite la revendication de cette plèbe : il
oppose « l’économie politique populaire à l’économie politique des
propriétaires » (dans ces mêmes termes éclatant de modernité, comme l’a
rappelé Florence Gauthier).
Une première
observation générale : les révoltes de la plèbe constituent la preuve
que l’être humain n’accepte pas toujours le statut d’opprimé, ou sans droits,
de pauvre, auquel le soumet le système social tel qu’il est, à quel qu’époque
que ce soit. La dialectique du conflit entre la volonté de liberté des êtres
humains (qui relève de l’anthropologie) et le statut d’inégalité (qui relève de
la sociologie politique) qui leur est imposé constitue une réalité permanente
transhistorique.
Une seconde
observation : toutes les révoltes de la plèbe – de la multitude ancienne –
ont été vaincues. Doit-on en déduire, dans une interprétation fortement
économiste et déterministe de l’histoire, qu’il en a été ainsi parce que la
revendication de la plèbe (une sorte de communisme fondé sur l’aspiration à
l’égalité) n’était pas à l’ordre du jour du possible ? Que le
développement des forces productives impliquait l’invention du
capitalisme et l’exercice du pouvoir par la classe bourgeoise qui en était le
porteur ? Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ces questions, en
dépit de leur importance pour comprendre Marx et les marxismes historiques. Dardot
et Laval en ont proposé une analyse magnifique (Marx, prénom Karl) à laquelle je renvoie.
Le terme même de
multitude est utilisé par Proudhon au milieu du XIXe siècle pour qualifier la
réalité sociale de la France urbaine de son temps (de Paris en particulier).
Dardot et Laval y font une référence explicite (page 311). Cette qualification
est encore, pour son époque, parfaitement correcte, à mon avis (et à celui de
Marx, semble-t-il, qui n’y voit rien à redire). Les pouvoirs politiques et
économiques sont réservés dans la France de la Restauration, de la Monarchie de
Juillet, du Troisième Empire aux aristocraties et aux bourgeoisies, elles-mêmes
segmentées, en conflit, mais finalement associées dans un partage du pouvoir
modulé par l’évolution de leurs poids spécifiques. Le petit peuple, majoritaire
à Paris et dans quelques autres grandes villes, en est exclu. Dans ce petit
peuple aux statuts diversifiés, le prolétariat industriel nouveau est
encore embryonnaire et minoritaire. On
ne le retrouve guère que dans les nouvelles industries textiles et les mines de
charbon. La prolétarisation est encore à peine amorcée en France, plus avancée
en Angleterre. Dans l’histoire de la France cette multitude (ou plèbe) demeure
active : elle n’a pas oublié 1793 ; elle aspire à y revenir en 1848
et même (en partie) en 1871 et, encore une fois, elle échoue à y parvenir.
Cela dit il ne me
paraît pas utile de conserver la qualification de multitude pour les époques
ultérieures, en France, en Europe et dans le monde, en particulier évidemment
pour les sociétés contemporaines. Je dirai même que ce qualificatif devient
dangereusement trompeur.
La tendance longue et
immanente de l’accumulation du capital, triomphante à partir de la seconde
moitié du XIXe siècle, est bel et bien de prolétariser, c'est-à-dire de
transformer les statuts divers du petit peuple (la plèbe, la multitude)
dans celui de vendeurs de leur force de
travail au capital, soit « réellement », soit
« formellement » comme Marx en analyse la teneur. Il s’agit d’un
statut nouveau, celui de prolétaire, et d’un mouvement continu qui n’a jamais
cessé de se déployer jusqu’à ce jour.
Cette prolétarisation
avance inexorablement, en empruntant les voies diverses que produit la
combinaison toujours singulière (particulière à un lieu et un moment) des
exigences techniques de l’organisation de la production capitaliste, des
luttes des prolétaires soit contre cette organisation soit pour s’y inscrire
d’une manière moins défavorable, des stratégies développées par le capital en
réponse à celles-ci, se donnant l’objectif de segmenter le monde des
prolétaires. Il n’y a là rien de nouveau au plan des principes bien que le
résultat de cette combinaison soit toujours singulier et particulier à un
moment du déploiement de l’accumulation dans le cadre local du
capitalisme national, mais aussi de celui-ci opérant dans les différentes
régions de la nation/Etat concernée. Ces combinaisons s’articulent à l’ensemble
du capitalisme mondial de manières spécifiques, définies par les équilibres/déséquilibres
dans les rapports internationaux, en particulier elles dessinent les contrastes
qui caractérisent la prolétarisation dans les centres dominants (et inégalement
dominants) et les périphéries dominées assurant des fonctions diverses dans l’accumulation
globale.
Il y a donc lieu
effectivement de regarder la prolétarisation de près d’une manière
concrète ; éviter les grandes généralisations empressées et abusives. Il
est vrai que les marxismes historiques de la seconde et de la troisième Internationales
ont hélas souvent succombé à la tentation
de généralisations de cette nature, et, de ce fait, réservé le
terme de prolétariat à un segment de celui. C’était par exemple les ouvriers de
l’usine ou de la mine du XIXe siècle, puis ceux de la nouvelle méga-usine
fordiste des années 1920 aux années 1960.
La fixation sur le
segment concerné du prolétariat explique – sans l’excuser – l’erreur dans les
stratégies de luttes de classes développées par les Internationales
historiques. En certains lieux et dans certains moments ces segments du
prolétariat se situaient dans un cadre plus favorable au déploiement de leurs
luttes. On comprend alors la fixation sur ces segments et leurs luttes,
victorieuses d’une certaine manière. On leur doit les avancées sociales de
l’Etat réformiste (le Welfare State) de l’après-guerre. Mais la force
des mouvements qui ont permis ces avancées en cachait la faiblesse. Fixés sur
les seuls segments concernés du prolétariat, le mouvement oubliait les autres,
prolétarisés ou en voie de prolétarisation dans d’autres conditions et formes –
notamment la paysannerie familiale. Cette négligence rendait impossible la
remise en question du capitalisme, et favorisait donc la réintégration du
segment avancé du prolétariat et sa soumission à la logique de l’accumulation.
J’ai pour ma part
proposé une lecture de ce que j’ai qualifié de « prolétarisation
généralisée » du moment contemporain, disons à partir de 1975 pour en
fixer la date du démarrage, très différente de celle de Hardt et Negri. J’insiste
dans cette lecture sur à la fois le statut de prolétaire imposé à tous et sur
la segmentation extrême de ce prolétariat généralisé, comme j’insiste sur la
concomitance – non de hasard – entre ces deux caractéristiques d’une part et la
centralisation extrême du contrôle du capital d’autre part.
Une proportion
rapidement grandissante des travailleurs ne sont plus que des
vendeurs de leur force de travail au capital, directement lorsqu’ils sont
salariés d’entreprises ou indirectement lorsqu’ils sont réduits au statut de
sous-traitants, en dépit de l’autonomie apparente que leur confère leur statut
juridique. J’ai donné l’exemple de l’agriculture familiale dont les titres de
propriété (du sol et des équipements) sont vidés de leurs sens par la ponction
en amont et en aval que leur imposent les monopoles capitalistes. Le cas de la
plupart des petites et moyennes entreprises de production d’objets manufacturés
ou de services, comme celui des « free-lance » relève de la
même réalité : la généralisation de la prolétarisation. Aujourd’hui tous
les travailleurs ou presque vendent leur force de travail, cognitive s’il y a
lieu.
Dans ces conditions
l’évolution du système ne réduit pas l’aire de déploiement de l’action de la
loi de la valeur, mais au contraire de ce que disent Hardt et Negri en affirme
la dure réalité avec plus de puissance que jamais. Dans le schéma illustratif
de cette question que j’ai proposé (La
loi de la valeur mondialisée – ed. Delga augmentée – annexe 2) la loi de la
valeur opère à travers la hiérarchie des salaires (et plus généralement des rémunérations
du travail soumis). L’ensemble des travailleurs (80%, ou 90% ?)
fournissent disons 8 heures de travail par jour 250 jours par an pour produire
des biens et services (utiles ou non !). Mais la rémunération de leur
travail ne leur permet d’acheter qu’un volume global de biens et services qui
n’ont exigé que 4 heures de travail annuel. Ils sont tous (productifs ou
improductifs) également exploités par le capital.
Je complète cette
analyse par celle de la croissance vertigineuse du surplus absorbé dans un
département III, venant en complément du département I (production de biens et
services de production) et du département II (production de biens et services
de consommation finale). Je renvoie ici au livre cité plus haut, annexe 1.
La segmentation du
prolétariat généralisé trouve largement son explication dans les stratégies
déployées par le capital des monopoles généralisés (le complément
contradictoire nécessaire à l’émergence d’un prolétariat généralisé) par
l’orientation de la recherche technologique qu’il impulse et contrôle, dessinée
pour permettre la segmentation en question. Celle-ci n’est cependant pas le
produit unilatéral du déploiement des stratégies du capital qui s’y emploie.
Les résistances des victimes, les luttes qu’elles conduisent interagissent avec
ces stratégies et donnent des formes particulières à la segmentation. On en
connaît bien des exemples concrets : l’esprit de corps développé dans ces
luttes – comme celui des cheminots de la SNCF en France – atténue pour certains
les effets dévastateurs de la segmentation du prolétariat généralisé, mais
simultanément conforte cette segmentation. Ces stratégies de luttes donnent
raison en première apparence à ce que
dit Touraine de la société contemporaine et des mouvements sociaux particuliers
à chacun de ses segments. L’objectif d’une stratégie efficace de luttes
communes consiste précisément à identifier des objectifs stratégiques d’étape
qui permettent de rassembler dans la diversité.
Il n’y a certainement
pas de recettes toutes prêtes (blue print) qui fourniraient une réponse
à ce défi. Mais H et N ne nous aident pas à faire avancer la réflexion
militante dans ce domaine. Leur insistance sur la portée des effets de
libération produits par les luttes spontanées est démesurée. Reconnaître la
réalité de ces effets de libération relève de la platitude qui n’exige aucun
développement pompeux. La difficulté se situe au-delà, lorsqu’on se pose la
question : comment articuler les luttes segmentaires dans une stratégie de
combat ample et généralisé. H et N n’ont rien à nous dire à cet effet.
Prolétarisation
généralisée et segmentation de celle-ci vont de pair avec l’évolution de la
structure du capital. Le passage aux
monopoles dans leur forme première (de 1880 à 1975) puis dans la forme contemporaine
que j’ai qualifiée de monopoles généralisés résume cette évolution. La
centralisation du pouvoir des monopoles en question – sans concentration parallèle
de la propriété juridique du capital - transforme de fond en comble la nature de la bourgeoise, comme la
gestion du pouvoir politique au service de la domination de ce capital
abstrait. La bourgeoise est elle-même désormais constituée en bonne partie
d’agents salariés du capital abstrait, en particulier de producteurs des
connaissances utiles pour le capital, ces valeurs cognitives que H et N ne
définissent jamais d’une manière suffisamment précise pour en apprécier la
portée. Ces agents salariés, s’ils travaillent 8 heures, reçoivent des
rémunérations qui leur permettent d’acheter des biens et services dont la
production a coûté plus, ou beaucoup plus que 8 heures. Ils ne participent donc
pas à la production de la plus-value, mais en sont les consommateurs. Ils sont
donc des bourgeois, et sont conscients de l’être. Je renvoie ici aux développements
que j’ai consacrés à cette évolution, qui ne fait jamais l’objet de l’attention
de H et N (voir mon livre L’implosion du capitalisme contemporain).
Les pages qui
précèdent ne concernent que les transformations dans les centres du système.
Les formes diverses de la prolétarisation dans les sociétés du capitalisme
périphérique sont autres et spécifiques. J’y retournerai dans ma critique de H
et N sur le sujet de l’impérialisme.
Nous sommes donc très
loin d’un retour en arrière en direction d’une diversification des statuts
analogue à celle qui caractérisait la multitude des temps passés. Nous sommes à
ses antipodes. Touraine, avant Hardt et Negri, avait confondu la segmentation
nouvelle avec la « fin du prolétariat », et substitué dans cet esprit
à la lutte du prolétariat (au singulier) celle des « mouvements
sociaux » (au pluriel) particuliers à chacun de ces segments de la réalité
sociale nouvelle. Hardt et Negri reviennent à Touraine, que le retour à la
qualification de multitude implique. Dans leur esprit la loi de la valeur
capitaliste est en recul (pour moi elle s’exprime avec une force grandissante)
au bénéfice d’une floraison de modes d’exploitation du travail analogues à ceux
du passé antérieur à la prolétarisation et à l’affirmation de la loi de la
valeur. Mais Hardt et Negri ne nous disent rien de précis concernant cette
floraison de formes. Leur silence à ce propos est éloquent : ils ne savent
pas quoi substituer à la loi de la valeur. Marx disait que le tumulte des
vagues du marché masquait la puissance de la loi de la valeur qui en commande
en profondeur les mouvements. De la même manière je dirai que la diversité des
composantes de la société prolétarisée (la multitude) masque de la même manière
la puissance de la loi de la valeur, et plus précisément de la loi de la valeur
mondialisée, qui la façonne.
En lieu et place de
l’analyse des formes concrètes de la segmentation du prolétariat généralisé, H
et N se gargarisent d’un discours sur les « communs » (le « commonwealth »)
dont les longueurs et les répétitions ne nous apportent pas grand-chose à ce
qui est déjà connu depuis longtemps. Il existe des écrits sur les
« communs » qui en précisent beaucoup mieux que ne le font H et N les
concepts fondamentaux, récusent ceux qui permettent à l’idéologie dominante du
marché d’intégrer les externalités dans son système ( voir François Houtart par
exemple).
H et N substituent à
leur silence concernant la réalité de la diversité sociale contemporaine des
développements sans fin réunis sous les titres de « biopolitique » et
de « capitalisme cognitif ».
Qualifier la politique
de biopolitique, quand bien même Foucault et à sa suite H et N y voient un
phénomène nouveau, ne me gêne pas. Mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agit
là de quelque chose de nouveau ; car pour moi la politique a toujours été
biopolitique – gestion de la vie humaine, individuelle et sociale. Avec Dardot
et Laval – et Marx je crois – dont je partage les analyses concernant
l’articulation anthropologie/sociologie, j’essaie de ne jamais séparer dans
l’examen de « l’activité pratique des individus » (termes heureux de
Dardot et Laval) le fondement anthropologique transhistorique (mais non transcendant !)
du cadre social historique dans lequel elle se déploie.
Je ne reviendrai pas
ici davantage sur le mythe de la transformation du capitalisme industriel en
capitalisme cognitif. Toutes les formes de la production à tous les âges de
l’histoire humaine ont toujours intégré une composante cognitive décisive.
Je n’en dirai ici pas
plus. Le lecteur trouvera dans mon livre cité (et en anglais deux ouvrages
complémentaires, The Law of worldwide
value, et Three Essays on Marx’s,
Theory of value) des développements sur ces questions au sujet desquelles je
ne veux pas me livrer ici à l’opération simplificatrice dangereuse d’en résumer
la portée.
Empire ou
impérialisme ?
Les thèses de Hardt et
Negri reposent sur deux affirmations : (i) que la mondialisation du
système est parvenue à un stade tel que toute tentative de mettre en œuvre une
politique nationale quelconque est vouée à l’échec ; et que, de ce fait,
les concepts de nation et d’intérêt national sont surannées, (ii) que
cette réalité frappe tous les Etats (en dépit de leur existence formelle
toujours en place bien sûr), y compris les puissances dominantes – parfois
hégémoniques – et que, de ce fait, il n’y a plus d’impérialisme mais
seulement un « Empire » dont le centre n’est nulle part ; les
centres de décision – économiques et politiques – sont dispersés à travers la
planète et se passent des politiques d’Etat.
Ces deux propositions
sont rigoureusement fausses et ne s’expliquent que par une ignorance totale de
l’histoire de la mondialisation capitaliste depuis ses origines il y a cinq
siècles jusqu’à ce jour. Cette histoire, qui est celle de la construction d’un
contraste centres dominants/ périphéries dominées et de la soumission des modes
d’accumulation dans les périphéries aux exigences de son accélération et de son
approfondissement dans ses centres, est totalement ignorée par Hardt et Negri.
Or l’impérialisme n’est rien d’autre que l’ensemble des moyens économiques,
politiques et militaires mobilisés pour produire la soumission des périphéries,
aujourd’hui comme hier.
Le façonnement des
sociétés du capitalisme périphérique a produit des formes de prolétarisation
spécifiques à chaque région concernée selon les fonctions qui leur étaient
assignées, et donc différentes des formes de prolétarisation dans les centres
dominants, mais néanmoins complémentaires les unes des autres. La
« multitude » apparente, c'est-à-dire l’ensemble diversifié des
classes populaires intégrées dans le système global, est structurée d’une
manière particulière d’un pays à l’autre, d’une phase de déploiement du
capitalisme global à l’autre.
Les processus de
prolétarisation (j’utilise ce terme délibérément même si dans les apparences
immédiates ils se présentent comme des processus de dépossession, d’exclusion
et de paupérisation) dans les périphéries ne reproduisent pas, avec retard,
ceux qui ont façonné les structures des sociétés des centres dominants (et
continuent à le faire). Parce que le sous-développement n’est pas
un retard, mais le produit concomitant au développement. Les structures
sociales produites dans les périphéries ne sont pas davantage des vestiges du
passé. La soumission des sociétés concernées a défiguré les structures antérieures
et les a façonnées pour les rendre utiles à l’expansion impérialiste
(polarisante par nature) du capitalisme mondial. Les travailleurs de l’informel
par exemple – en nombre et en proportion en croissance continue dans le Sud
périphérique – ne sont pas des vestiges du passé mais des produits de la
modernité capitaliste. Ils ne sont pas des marginaux exclus mais constituent
des segments du travail parfaitement intégrés au système d’exploitation du
capital. Je fais ici l’analogie avec le travail domestique non rémunéré des
femmes au foyer : ce travail – non ou mal rémunéré – permet de réduire le
prix de la force de travail employée dans les segments formels de la
production.
L’analyse concrète de
ces situations, qui a fait l’objet de travaux importants, est superbement
ignorée par Hardt et Negri. Leur vision naïve de la mondialisation est celle
servie par le discours dominant. Les seules sources d’information et
d’inspiration auxquelles H et N font référence sont d’ailleurs puisées à la
revue Foreign Policy, instrument par
lequel l’establishment de Washington vend sa marchandise, qu’ils boivent comme
du petit lait.
Dans cette vision la
transnationalisation aurait déjà aboli la réalité des nations et de
l’impérialisme. Washington veut le faire
croire pour annihiler le pouvoir de la contestation. Je suis parvenu, pour ma
part, à la conclusion inverse : la transnationalisation n’a nullement
créée une bourgeoisie mondiale, même si celle-ci ne dispose pas – ou pas
encore ! – d’un Etat mondial à son service. Le déploiement du système de
la mondialisation contemporaine du capitalisme/impérialisme des monopoles
généralisés repose non pas sur le dépérissement amorcé de l’Etat, mais au
contraire sur l’affirmation de son pouvoir. Il n’y a pas de néo-libéralisme
mondialisé sans Etat actif, tant pour assumer les fonctions de la
puissance hégémonique (les Etats Unis et leurs alliés subalternes) que dans la
forme d’Etats compradore garantissant la soumission des sociétés concernées aux
exigences de la domination impérialiste des centres. En contrepoint aucune
avancée dans les sociétés concernées ne peut être imaginée sans la mise en
œuvre de projets souverains (mis en
œuvre par des Etats nationaux) associant la construction de systèmes
industriels modernes et cohérents, la reconstruction de l’agriculture et
du monde rural dans la perspective de la
souveraineté alimentaire, la consolidation de progrès sociaux, l’ouverture à
l’invention d’une démocratisation authentique, progressive et sans fin.
J’insiste sur la souveraineté nationale, qu’il faut savoir associer à celle des
classes populaires et non accepter de la dissocier de celle-ci. L’affirmation
de la nation et la construction d’un système mondial aussi pluricentrique que
possible ne sont pas dépassées. L’imaginer rend tout simplement impossible
la construction de stratégies d’étapes efficaces. Ce que Washington
souhaite !
L’erreur de jugement
de Negri trouve une belle illustration dans son appel à voter pour la
constitution européenne, parce que celle-ci – par sa remise en cause de la
nation – générait le déploiement capitaliste néolibéral ! Negri n’a donc
pas même vu que la construction européenne avait été conçue pour consolider et
non affaiblir ce déploiement. La réduction des fonctions de l’Etat – seulement
apparente – est destinée, non à renforcer le pouvoir de la société civile (au
bénéfice éventuel des interventions de la « multitude ») mais au
contraire d’en annihiler la puissance de contestation efficace potentielle. Les
diktats du pseudo Etat (« non
Etat ») de Bruxelles servent de prétextes pour renforcer la transformation
des Etats nationaux, hier fondés sur des compromis sociaux capital/travail,
aujourd’hui reconvertis au rôle de serviteurs exclusifs du capital.
Simultanément la construction européenne place le continent en situation
d’allié subalterne de la puissance dirigeante de l’impérialisme collectif
nouveau, et renforce par là même la capacité d’agir de l’Etat étatsunien.
L’establishment de
Washington lui, a parfaitement compris ce que Hardt et Negri s’entêtent à
nier ! Le contrôle étroit de la mondialisation par les monopoles
généralisés des puissances impérialistes (Etats Unis et alliés
subalternes : Europe, Japon, Canada, Australie) est recherché par le
déploiement permanent d’une géostratégie de contrôle militaire de la planète.
Hardt et Negri sont peu loquaces à cet endroit (considèrent-ils donc le rôle de
l’OTAN comme « dépassé » ?).
Hardt et Negri
prétendent : (i) que les interventions politico-militaires de Washington
et de ses alliés auraient déjà visiblement
échoué ; (ii) que l’establishment de Washington l’ayant compris
serait en voie d’y renoncer !
Le terme « échoué » mérite un examen sérieux. On pourrait
certainement imaginer que Washington estimait possible – par ses interventions
politiques et militaires conçues pour soutenir sa domination économique – la
stabilisation de systèmes d’Etats compradore à leur service. De ce point de vue
ils auraient bien échoué. Mais leurs interventions ont simultanément détruit
des sociétés entières (Afghanistan, Irak, Lybie) ou s’emploient à y parvenir
(Syrie, Iran, Ukraine et Russie et d’autres). La gestion éventuelle des
sociétés brisées concernées par l’Islam politique réactionnaire (Frères
Musulmans et autres que les médias occidentaux présentent sous un jour
favorable) ou par les néofascismes d’ Europe orientale gentiment qualifiés de
« nationalismes » ne gêne pas la consolidation de la domination du
système mondial par la triade impérialiste. Le chaos produit par la violence de
l’intervention impérialiste et les errements des ripostes locales est donc un second best dont Washington a fait son
objectif. De ce point de vue Washington n’a pas échoué (ou du moins
pas encore !). Et Washington n’est pas davantage en voie de reconnaître
son échec. Au contraire l’option d’une fuite en avant est celle qui a le vent
en poupe, soutenue entre autre par la candidature de la va-en-guerre Hilary
Clinton.
L’autre arme utilisée par l’Etat des Etats Unis pour perpétuer sa
domination est celle du dollar/monnaie internationale encore presqu’exclusive.
On a vu récemment comment cette arme a été utilisée pour soumettre les banques
des alliés subalternisés (les banques suisses, la BNP Paribas) ou rappeler à
l’ordre les Etats du Sud récalcitrants (la menace de mettre en faillite
l’Argentine).
Il n’y a pas de monnaie sans Etat. Le dollar est la monnaie des Etats
Unis en leur qualité d’Etat qui exerce sa souveraineté dans toute sa plénitude.
La puissance du dollar opère avec efficacité à travers les interventions du Federal
Reserve sur le marché financier quand bien même ces interventions seraient
destinées à soutenir le capital des monopoles. L’Etat intervient ici pour
servir l’intérêt collectif du capitalisme étatsunien, contre les intérêts –
s’il y a lieu – de tel ou tel segment de ce capitalisme. Le discours de
l’économie libérale, qui prétend que la Banque Centrale, dotée d’un statut qui
assure son indépendance vis-à-vis de l’Etat, laisse le
marché déterminer seul la valeur de la monnaie, n’est qu’un discours
idéologique qui s’emploie à faire croire qu’il n’y a pas besoin d’Etat pour gérer
l’économie.
La situation dans la zone Euro n’est pas différente, malgré les
apparences. Ici la Banque Centrale Européenne
– dotée d’un statut indépendant des Etats – agit en fait comme agent d’exécution de la
politique d’Etat du pays dominant du groupe, l’Allemagne. On a vu l’expression
avouée de cette fonction dans l’affaire grecque entre autre. C’est pourquoi le
FMI ne parle jamais de l’Europe , mais toujours et seulement de
l’Allemagne.
Le dollar arme d’Etat est efficace
tant que les autres Etats acceptent l’asymétrie dans les rapports juridiques
entre Etats : aucune personne juridique de nationalité américaine ne peut
être jugée par un droit autre que celui des Etats Unis, sans réciproque. Il
s’agit là de l’asymétrie banale dans les systèmes impérialistes anciens,
coloniaux par exemple.
Armée et monnaie sont des instruments de l’Etat, et non du
marché, encore moins de la société civile ! Il n’y a pas
de capitalisme sans Etat capitaliste. Sur cette question fondamentale Hardt et
Negri reprennent tout simplement à leur compte la rhétorique idéologique en
vogue, qui s’emploie à masquer cette réalité pour prétendre (ce qui est faux)
que l’action bénéfique du capital serait entravée par les
interventions inutiles et nocives de l’Etat.
On ne voit pas comment la stratégie militaire des Etats Unis et leur
contrôle du système financier mondialisé pourraient être mis en déroute
autrement que par des politiques d’Etat décidés à s’en affranchir. Tenir pour
inutiles – voire dangereuses – des
politiques d’Etat s’assignant ces objectifs, c’est véritablement capituler et
accepter l’ordre impérialiste en place.
Les politiques d’Etat mises en œuvre dans le capitalisme contemporain
comme dans les étapes antérieures de toute l’histoire moderne ne sont pas
exclusivement des politiques économiques au service du bloc hégémonique dominé
par le capital ; elles concernent simultanément toutes les aires de la vie
sociale, en particulier la gestion politique de la société. Le discours du
capitalisme à la mode établit un signe d’égalité entre la loi du marché et la
pratique de la démocratie électorale, pluripartite et représentative. Il s’agit
là d’un abus pur et simple dont l’histoire réelle dément la réalité. L’Etat
dans le capitalisme réellement existant (le prétendu « marché »)
accepte – voire favorise – cette option d’apparence démocratique quand cela
convient à la gestion de la société par le capital, recourt à d’autres moyens,
autocratiques, voire fascistes, dans d’autres circonstances. Je renvoie ici à
ce que j’ai écrit à cet endroit concernant le retour du fascisme sur la scène
du capitalisme des monopoles généralisés en crise. J’avais signalé les
connivences antérieures entre les courants prétendus libéraux (de la droite
parlementaire) et les fascismes du passé.
Hardt et Negri oublient tout cela. Ils acceptent le dogme du discours en
vogue, ce qui leur permet de donner aux interventions de la société civile –
aux résistances et aux luttes des exploités, de la « multitude » – une puissance démesurée, déterminante et unilatérale qu’elle n’a pas.
Dardot et Laval, qui ne partagent pas cette naïveté, analysent d’une toute
autre manière (et je partage leur analyse) la dialectique tantôt conflictuelle,
tantôt complémentaire, entre les politiques d’Etat du capital et le déploiement
des luttes contre – ou dans – ces politiques. La résultante de cette
dialectique est diverse selon les situations. Dans certaines circonstances elle
oblige le capital à reculer, à s’ajuster aux avancées imposées par les luttes.
Cela étant les classes populaires (le prolétariat généralisé) acceptent alors
souvent le compromis obtenu, intériorisent ses exigences et de ce fait
deviennent une force active agissant dans la logique du système. Ces formes
d’aliénation (le consumisme accepté) retardent la maturation de la
conscience anticapitaliste requise pour aller plus loin. Dans d’autres
circonstances le capital parvient à façonner le mouvement et en oriente la
direction. On a vu des « multitudes » adhérer au fascisme.
Le discours en vogue – diffusé en particulier par Foreign Affairs dont les propositions sont reprises par Hardt et
Negri – veut faire croire que les interventions des Etats Unis, qu’il s’agisse
d’interventions armées ou d’interventions du dollar, sont favorables par nature
au progrès de la démocratie (« benign effect »). Il faut être
bien naïf pour lui faire crédit. Doit-on oublier les mensonges d’Etat auxquels
les Présidents des Etats Unis ont recours en permanence pour justifier leurs
agressions, hier contre l’Irak, aujourd’hui contre la Syrie et la Russie ?
Je m’en tiendrai à ces réflexions rapides, renvoyant le lecteur pour
davantage de précisions à l’appendice bibliographique de cet article.
Appendice
bibliographique :
La lecture du pavé
indigeste portant le titre de Commonwealth m’a inspiré cette critique
qui fait suite à celle publiée dans La Pensée (Empire et
multitude ; n°343, 2005).
Auteurs cités (dans
l’ordre d’apparition de leurs noms) :
Florence Gauthier, Triomphe
et mort de la révolution des droits de l’homme et du citoyen ;
Syllepse 2014
Pierre Dardot et
Christian Laval, Marx, prénom, Karl ; Gallimard 2012
François Houtart,
écrits divers, dont : Le bien commun de l’humanité ; Couleur
Livre, Charleroi 2013
Jean Pierre
Chevènement, La faute de Monsieur Monnet ; Fayard 2006
Annie Lacroix-Riz, Aux
origines du carcan européen ; Delga 2014
Ouvrages de Samir
Amin :
L’implosion du
capitalisme contemporain (Delga 2012) ; développements concernant les concepts
de capitalisme des monopoles généralisés, la prolétarisation généralisée, le
capital abstrait, les formes nouvelles d’existence de la bourgeoise.
La loi de la valeur
mondialisée (Edition
augmentée, Delga 2013); en particulier, Valeur et prix dans le capitalisme,
annexes 1 et 2
Articles divers de
Samir Amin :
Forerunners of contemporary world : The Paris
Commune (1871) and the Taiping
Revolution (1851—64) ; International Critical Thought; CASS, Beijing, vol 3, n° 2, 2013
Un capitalisme
transnational en voie d’émergence ? ; site Pambazuka,
25/7/2011
La militarisation de
la mondialisation, géopolitique de l’impérialisme contemporain ; in, Niels
Andersson (ed), Justice internationale et impunité, Harmattan 2007
Géopolitique de
l’impérialisme contemporain ; International Review of Sociology,
mars 2005
Capitalisme
transnational ou impérialisme collectif ? ; Recherches
Internationales, n°89, 2011
Préface ; in,
Nkolo Foe, Le post modernisme et le nouvel esprit du capitalisme ; Codesria 2008
Postface ; in,
Gabriella Rofinnelli, Samir Amin, la théorie du système capitaliste ;
Parangon 2013
La révolution
technologique au cœur du capitalisme vieillissant ; Travail, capital et
société ; Montréal, n° 37, 2004
What “radical” means in the 21 st century :
Audacity, more Audacity; Review of
Radical Political Economy; vol 45,n°3, 2013,
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