SAMIR
AMIN (juillet 2014)
Le
retour du fascisme dans le capitalisme contemporain
Le titre même de cette
contribution associe non par hasard le retour du fascisme sur la scène
politique à la crise du capitalisme contemporain. Le fascisme n’est pas synonyme
de régime policier autoritaire, qui refuse la soumission du pouvoir aux aléas
de la démocratie électorale parlementaire etc. Le fascisme est une réponse
politique particulière aux défis auxquels la gestion de la société capitaliste
peut être confrontée dans certaines circonstances.
Unité
et diversité des fascismes
Les pouvoirs politiques
qu’on peut à bon escient qualifier de fascistes ont occupé le devant de la
scène et exercé le pouvoir dans un bon nombre de pays européens, en particulier
dans les années 1930 jusqu’à 1945 (Mussolini, Hitler, Franco, Salazar, Pétain,
Horthy, Antonescu, Ante Pavelic et quelques autres). La diversité des sociétés
qui en ont été les victimes – capitaliste développée majeure ici, mineure et
dominée là, associée à une guerre victorieuse ici, produit de la défaite
ailleurs – interdit de les confondre. Je préciserai donc les effets différents
que cette diversité des structures et des conjonctures ont produits dans les
sociétés concernées.
Néanmoins, au-delà de
cette diversité, tous ces régimes fascistes partagent en commun deux
caractères :
(i)
Dans les
circonstances ils acceptent tous
d’inscrire leur gestion de la politique et de la société dans un cadre qui ne
remet pas en cause les principes fondamentaux du capitalisme, à savoir la
propriété capitaliste privée, y compris celle, moderne, des monopoles. C’est
pourquoi je qualifie ces fascismes de modes particuliers de gestion du
capitalisme et non pas de formes politiques qui mettent en question sa
légitimité, même si dans la rhétorique des discours fascistes le
« capitalisme », ou les « ploutocraties » font l’objet de
longues diatribes. Le mensonge qui cache la nature véritable de ces discours
apparait dès lors qu’on examine « l’alternative » proposée par ces
fascismes, toujours muette pour ce qui concerne l’essentiel – la propriété
capitaliste privée. Il reste que l’option fasciste ne constitue pas la seule
réponse aux défis auxquels la gestion politique d’une société capitaliste est
confrontée. C’est seulement dans certaines conjonctures de crise violente et
profonde que la solution fasciste paraît être, pour le capital dominant, la
meilleure, ou parfois même la seule possible. L’analyse doit donc centrer son
attention sur celle de ces crises.
(ii)
L’option
fasciste de gestion de la société capitaliste en question est toujours fondée –
par définition même – sur le rejet catégorique de la « démocratie ».
Aux principes généraux sur lesquels sont fondées les théories et les pratiques
des démocraties modernes – la reconnaissance de la diversité des opinions, le
recours à des procédures électorales pour en dégager une majorité, la garantie
des droits de la minorité etc. – les
fascismes substituent toujours les valeurs opposées de la soumission aux exigences
de la discipline collective, de l’autorité du chef suprême et des chefs
exécutants. Ce renversement des valeurs s’accompagne alors toujours par un
retour à des thèmes passéistes, capables de donner aux procédures de soumission
de la société mises en œuvre une légitimité apparente. A cet effet la
proclamation d’un retour prétendu nécessaire au passé (« médiéval »),
à la soumission à la religion d’Etat, ou à une quelconque spécificité prétendue
propre à la « race » ou à la
« nation » (ethnique), constituent la panoplie des discours idéologiques
déployés par les pouvoirs fascistes concernés.
Les fascismes
historiques de l’histoire européenne moderne concernée, qui partagent ces deux
caractères, n’en sont pas moins divers, et entrent dans l’une ou l’autre des
quatre catégories suivantes :
(i)
Le fascisme des
puissances capitalistes « développées » majeures, aspirant à devenir puissances
hégémoniques dominantes à l’échelle du système capitaliste mondial ou tout au
moins régional.
Le nazisme constitue le
modèle de cette catégorie de fascisme. L’Allemagne, devenue une puissance
industrielle majeure à partir de 1870, concurrente des puissances hégémoniques
de l’époque (la Grande Bretagne et en second la France) et de celle qui aspire
à le devenir (les Etats Unis), se heurte aux conséquences de l’échec de son
projet marqué par la défaite de1918. Hitler formule clairement son
projet : établir sur l’Europe, Russie incluse, et peut être au-delà, la
domination hégémonique de « l’Allemagne », c'est-à-dire du
capitalisme des monopoles de ce pays qui ont soutenu la montée du nazisme. Il
est disposé à consentir un compromis avec ses adversaires majeurs : à lui
l’Europe et la Russie, au Japon la Chine, à la Grande Bretagne le reste de
l’Asie et l’Afrique, aux Etats Unis les Amériques. Son erreur a été de penser
ce compromis possible : la Grande Bretagne et les Etats Unis ne l’ont pas
accepté, le Japon par contre y a souscrit.
Le fascisme nippon
appartient à la même catégorie. Depuis 1895 le Japon capitaliste moderne aspire
à imposer sa domination à toute l’Asie de l’Est. Ici le glissement se fait
« doucement » de la forme « impériale » de gestion de ce
capitalisme national montant – assis sur des institutions d’apparence
« libérale » (une « Diète » élue), en fait intégralement
contrôlées par l’Empereur et la classe aristocratique transformée par la
modernisation- à une forme brutale – gérée directement par le Haut Commandement
militaire. L’Allemagne nazie contracte alliance avec le Japon
impérial/fasciste, tandis que la Grande Bretagne et les Etats Unis (après Pearl
Harbour, 1941) entrent en conflit avec Tokyo, comme la résistance de la Chine –
les déficiences du Kuo Min Tang étant compensées par la relève des communistes
maoïstes.
(ii)
Les fascismes
des puissances capitalistes de second rang.
L’Italie de Mussolini
en constitue l’exemple par excellence. Le Mussolinisme – l’inventeur du
fascisme (y compris de son nom) – a été
la réponse que la droite italienne (anciennes aristocraties, nouvelles
bourgeoisies, classes moyennes) a donné à la crise des années 1920 et au danger
communiste naissant. Mais ni le capitalisme italien, ni son instrument
politique, le fascisme mussolinien, n’avaient l’ambition de dominer l’Europe,
encore moins le monde. Et, en dépit des rodomontades du Duce sur le thème de la
reconstruction de l’Empire romain ( !), Mussolini comprenait que la
stabilité de son système reposait sur son alliance – en qualité de second
subalterne – soit de la Grande Bretagne – maîtresse de la Méditerranée – soit
de l’Allemagne nazie ; et cette hésitation a été poursuivie jusqu’à la
veille de la seconde guerre mondiale.
On peut considérer que
les fascismes de Salazar et de Franco appartiennent à cette même famille. Deux
dictateurs mis en place par la droite et l’Eglise catholique en réponse aux
dangers libéraux républicains ou républicains socialisants. Lesquels n’ont,
pour cette raison, jamais été ostracisés pour leurs violences anti-démocratiques (sous
le prétexte anti communiste) par les puissances impérialistes majeures.
Récupérés dès 1945 par Washington (Salazar membre fondateur de l’OTAN, et
l’Espagne consentant des bases militaires aux Etats Unis) puis par la
Communauté européenne – garante par nature de l’ordre capitaliste réactionnaire
– après la révolution des œillets (1974) et la mort de Franco (1980), ces deux
systèmes ont rejoint le camp des nouvelles « démocraties » de basse
intensité de notre époque.
(iii)
Les fascismes
des puissances vaincues, dont Vichy en France (mais également Degrelle en
Belgique, le pseudo pouvoir « flamand » soutenue par les nazis, et
d’autres) constituent les exemples. En France la grande bourgeoisie choisit
« Hitler plutôt que le Front Populaire » (voir à ce sujet les livres
d’Annie Lacroix-Riz). De ce fait ces fascismes, associés à la défaite et à la
soumission au déploiement de « l’Europe allemande », ont été
contraints de quitter le devant de la scène politique au lendemain de la
défaite des Nazis, et de céder la place aux Conseils de la Résistance
associant pour un temps les Communistes
à d’autres résistants (de Gaulle en particulier), en attendant que – avec
l’amorce de la construction européenne , l’adhésion au Plan Marshall et à
l’OTAN c'est-à-dire la soumission consentie à l’hégémonie des Etats Unis – les
droites conservatrices et la social-démocratie anti communiste ne rompent
définitivement avec la gauche radicale issue de la Résistance antifasciste et
potentiellement anticapitaliste.
(iv)
Les fascismes dans les sociétés dépendantes de
l’Europe de l’Est.
Nous descendons encore
de plusieurs degrés lorsqu’on en vient à considérer les sociétés capitalistes
de l’Europe de l’Est (Pologne, Etats baltes, Roumanie, Hongrie, Yougoslavie,
Grèce, Ukraine occidentale - à l’époque polonaise). On doit ici parler de
capitalismes attardés et de ce fait dépendants. Dans l’entre deux guerres les
classes dirigeantes réactionnaires de ces pays s’inscrivent alors dans le
déploiement de l’Allemagne nazie. Il est néanmoins nécessaire ici d’examiner au
cas par cas le mode de leur articulation politique au projet hitlérien.
En Pologne l’hostilité
ancienne à la domination russe (de la Russie des Tsars), devenue hostilité à
l’Union Soviétique communiste, favorisée par la popularité de la Papauté
catholique, aurait du normalement faire de ce pays un vassal de l’Allemagne,
sur le mode de Vichy. Mais Hitler ne l’entendait pas ainsi : les Polonais,
comme les Russes, les Ukrainiens, les Serbes, constituaient pour lui des
peuples destinés à l’extermination, avec les Juifs, les Roms et quelques
autres. Il n’y avait donc pas de place laissée pour un fascisme polonais, allié
de Berlin.
La Hongrie (de Horthy)
et la Roumanie (d’Antonescu) ont par contre été traitées comme des alliés
subalternes de l’Allemagne nazie. Les fascismes de ces deux pays ont été
eux-mêmes les produits de crises sociales particulières à chacun d’eux :
la crainte du « communisme » après l’expérience de Bela Kun en
Hongrie, la mobilisation nationale chauviniste contre les Hongrois et les
Ruthènes en Roumanie.
En Yougoslavie
l’Allemagne hitlérienne (et derrière elle l’Italie mussolinienne) ont joué la
carte d’une Croatie « indépendante », confiée à la gestion des
Oustachis antiserbes, avec l’appui déterminant de l’Eglise catholique, tandis
que les Serbes étaient destinés à l’extermination.
La révolution russe
avait évidemment changé la donne dans les perspectives des luttes des classes
populaires et les réactions des classes possédantes réactionnaires à ces luttes
non seulement sur tout le territoire de l’Union soviétique d’avant 1939, mais
encore dans les territoires perdus – les Etats baltes et la Pologne à laquelle était annexée par le
traité de Riga de 1921 la partie occidentale de la Biélorussie (la Volhynie) et
de l’Ukraine (la Galicie méridionale, la Bukovine et l’Ukraine subcarpathique
anciennes autrichiennes ou hongroises,
la Galicie du Nord, qui avait été province de l’Empire des Tsars devenant polonaise).
Dans toute cette région
deux camps s’étaient dessinés à partir de 1917 (et même de 1905 avec la
première révolution russe) : pro-socialistes (devenant pro-bolcheviks),
populaires dans de larges segments de la paysannerie (aspirant à une réforme
agraire radicale à leur profit) et dans les milieux intellectuels (et Juifs en
particulier) ; anti socialistes (et de ce fait complaisants à l’égard de
pouvoirs anti démocratiques de mouvance fasciste) dans toutes les classes
possédantes. La réintégration des Etats baltes, de la Biélorussie et l’Ukraine
occidentales, dans l’Union Soviétique en 1939, allait accuser la violence de ce
contraste.
La carte politique des
conflits entre « pro fascistes » et « anti fascistes » de
cette partie de l’Europe de l’Est s’est trouvée brouillée par d’une part le
conflit entre le chauvinisme polonais (qui s’obstinait dans son projet de
« poloniser » par la colonisation de peuplement les régions biélorusse
et ukrainienne annexées) et les peuples victimes ; et par d’autre part le
conflit entre les « nationalistes » ukrainiens à la fois anti
polonais et anti russes (parce qu’anti socialistes) et le projet hitlérien, qui
n’envisageait aucun Etat ukrainien en qualité d’allié subalterne, le sort de
son peuple étant voué simplement à l’extermination.
Je renvoie ici le
lecteur à l’ouvrage décisif de Olha Ostriitchouk ( L’Ukraine face à son
passé », 2013) dont l’analyse rigoureuse de l’histoire contemporaine
de cette région (Galicie autrichienne, Ukraine polonaise, Petite Russie puis
Ukraine soviétique) permettra au lecteur de comprendre les enjeux des conflits
toujours en cours comme de la place que les fascismes locaux y occupent.
Le regard complaisant
des droites occidentales à l’égard des
fascismes du passé et du présent.
Les droites
parlementaires européennes dans l’entre-deux guerres ont toujours eu un regard
complaisant à l’égard des fascismes de l’époque, et même du plus répugnant
nazisme. Churchill lui-même, personnage pourtant terriblement
« british », n’a jamais caché sa sympathie pour Mussolini. Les
Présidents des Etats Unis et les partis de l’establishment – Républicains et
Démocrates – n’ont découvert que tardivement le danger que l’Allemagne
hitlérienne – mais surtout le Japon impérial/fasciste – pouvaient constituer.
Avec tout le cynisme qui caractérise l’establishment étatsunien, Truman avouait
tout haut ce que d’autres pensaient tout bas : laissons la guerre épuiser
ses protagonistes – l’Allemagne et la Russie soviétique, les vaincus européens
– pour intervenir aussi tard que possible et tirer les marrons du feu. Ce n’est
pas tout à fait l’expression d’une position anti fasciste de principe ! Et
aucune hésitation pour ce qui concerne la récupération de Salazar et de Franco
en 1945. Par ailleurs la connivence avec les fascismes européens a été une
constante dans la politique de l’Eglise Catholique. Qualifier Pie XII de
collaborateur de Mussolini et d’Hitler, n’exige pas de forcer la réalité.
L’antisémitisme
hitlérien n’a lui-même suscité
l’opprobre que fort tardivement, lorsqu’il est parvenu au stade suprême de sa
folie meurtrière. La priorité donnée à la haine du
« judéo-bolchevisme » attisée par le discours hitlérien faisait l’affaire
de beaucoup de politiciens. Ce n’est finalement qu’après la défaite du nazisme
qu’on s’est retrouvé contraint de condamner l’antisémitisme par principe. La
tâche était facilitée par le fait que les héritiers autoproclamés du titre de
victimes de la Shoah étaient désormais devenus les Sionistes d’Israël, alliés
de l’impérialisme occidental contre les Palestiniens et les peuples arabes qui
n’avaient pourtant jamais été acteurs dans les horreurs de l’antisémitisme
européen !
Evidemment
l’effondrement des Nazis et de l’Italie mussolinienne obligeait les forces
politiques de droite en Europe occidentale (à l’ouest du « rideau »)
à se démarquer de ceux qui – chez eux – avaient été les complices et les alliés
du fascisme. Néanmoins les mouvances fascistes n’ont été contraintes qu’à
abandonner le devant de la scène, pour se cacher dans les coulisses, sans pour
autant disparaître.
En Allemagne
occidentale, au nom de la « réconciliation » le pouvoir local et ses
patrons (Etats Unis, accessoirement Grande Bretagne et France) ont laissé en
place à peu près tous les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre
l’humanité. En France les Vichystes ont fait leur réapparition sur la scène
politique avec Pinay et amorcé le procès des « liquidations
abusives» pour fait de collaboration
attribuées à la Résistance. En Italie le fascisme s’est tenu silencieux, mais
est toujours resté présent dans les rangs de la Démocratie chrétienne et de
l’Eglise catholique. En Espagne le compromis de « réconciliation »
imposé en 1980 par la Communauté européenne (devenue par la suite l’Union
Européenne) a interdit purement et simplement le seul rappel des crimes
franquistes.
Le ralliement des
partis socialistes et sociaux-démocrates de l’Europe occidentale et centrale
aux campagnes anti-communistes engagées par les droites conservatrices a sa
part de responsabilité dans le retour ultérieur du fascisme sur la scène. Ces
partis de la gauche « modérée » avaient pourtant été authentiquement
et résolument antifascistes. Il faudra désormais l’oublier. Avec la conversion
de ces partis au social libéralisme, leur adhésion inconditionnelle à la
construction européenne conçue systématiquement pour garantir l’ordre
capitaliste réactionnaire et leur soumission non moins inconditionnelle à
l’hégémonie exercée par les Etats Unis, entre autre à travers l’OTAN, s’affirme
le bloc réactionnaire qui rassemble les droites classiques et les
sociaux-libéraux et qui pourrait intégrer si nécessaire les nouvelles extrêmes
droites.
Par la suite la
réhabilitation des fascismes de l’Europe de l’Est a été conduite tambour
battant à partir de 1990.
Toutes les mouvances
fascistes des pays concernés avaient été les alliés fidèles ou les
collaborateurs à des degrés divers de l’hitlérisme. A l’approche de la défaite un grand nombre de leurs dirigeants actifs
avaient été redéployés à l’ouest et avaient pu de ce fait se
« rendre » aux armées des Etats Unis. Aucun d’eux n’a été remis aux
autorités soviétiques, yougoslaves ou autres dans les nouvelles démocraties
populaires pour être jugés pour leurs crimes (et ceci en violation des accords
entre les Alliés). Ils ont tous trouvé refuge aux Etats Unis et au Canada. Et
ils y ont été tous été choyés par les autorités pour leur féroce anti
communisme !
Olha Ostriitchouk
fournit dans son livre sur l’Ukraine tout ce qui est nécessaire pour établir
sans contestation possible la collusion entre les objectifs de la politique des
Etats Unis (et derrière eux l’Europe) et ceux des fascistes locaux d’Europe de
l’Est (en l’occurrence de l’Ukraine). Par exemple que le « professeur »
Dontsov, a publié au Canada, jusqu’à sa mort (en 1975) toute son œuvre
violemment non seulement anti communiste (le qualificatif de judéo-bolchevisme
va de soi chez lui), mais encore fondamentalement anti démocratique. La
« révolution orange » (c'est-à-dire la contre révolution fasciste)
n’en a pas moins été soutenue (et même financée et organisée) par les pouvoirs
d’Etats dits démocratiques de l’Occident. Et tout cela continue … Plus tôt
en Yougoslavie, le Canada avait également été le fourrier des Oustachis croates.
L’astuce à laquelle
recourent les medias « modérés » (qui ne peuvent pas ouvertement
reconnaître qu’ils soutiennent des fascistes avoués) pour cacher leur
ralliement à cette aventure est simple : on substitue le qualificatif de
« nationaliste » à celui de fasciste. Le professeur Dontsov n’est plus fasciste, il est un
« nationaliste » ukrainien, tout comme Marine Le Pen n’est plus
fasciste, mais nationaliste ! (comme l’écrit Le Monde par exemple).
Or ces fascistes
authentiques sont-ils véritablement « nationalistes », simplement
parce qu’ils s’auto-qualifient de tels ? On peut en douter. Car une option
nationaliste aujourd’hui ne mérite ce qualificatif que si elle remet en cause
les pouvoirs des forces réellement dominantes dans le monde d’aujourd’hui, c'est-à-dire
ceux des monopoles des Etats Unis et de
l’Europe. Or ces prétendus « nationalistes » sont amis de Washington,
de Bruxelles et de l’OTAN. Leur « nationalisme » se réduit alors à la
haine chauvine d’autres peuples voisins largement innocents, qui n’ont jamais
été responsables de leurs malheurs : ce sont donc les Russes (et non le
Tsar) pour les Ukrainiens, les Serbes pour les Croates, ou les
« immigrés » pour les nouvelles extrêmes droites de France,
d’Autriche, de Suisse, de Grèce et d’ailleurs.
La collusion qui
associe aujourd’hui les forces politiques majeures aux Etats Unis (les deux
partis, Républicains et Démocrates), en Europe (les droites parlementaires et
les sociaux libéraux) et les fascistes de l’Est constitue un danger qu’il ne
faut pas sous-estimer. Hilary Clinton s’est érigée en porte-parole
d’avant-garde de cette collusion et pousse jusqu’à son terme l’hystérie
guerrière. Plus encore que Bush (si cela est possible) elle opte pour la guerre
préventive à outrance (et pas seulement la réédition de la guerre froide)
contre la Russie (par un interventionnisme plus ouvert encore en Ukraine,
Géorgie, et Moldavie entre autre), contre la Chine, contre les peuples en
révolte en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Malheureusement cette fuite
en avant des Etats Unis, en réponse à leur déclin, risque de trouver
suffisamment de soutiens pour permettre à Hilary Clinton d’être « la
première femme, Présidente des Etats Unis » ! Gardons- nous d’oublier
ce qui se cache derrière cette fausse féministe.
Sans doute le danger
fasciste peut-il paraître encore aujourd’hui incapable de menacer l’ordre
« démocratique » aux Etats Unis et en Europe à l’ouest de l’ancien
« rideau ». La collusion entre les droites parlementaires classiques
et les sociaux libéraux rend inutile pour la domination du capital le recours
aux services d’extrêmes droites se situant dans des mouvances historiques
fascistes. Mais alors que conclure des succès électoraux de ces extrêmes
droites au cours de la dernière décennie ? Les peuples européens sont bel
et bien eux également victimes du déploiement du capitalisme des monopoles
généralisés à l’oeuvre (je renvoie ici à mon livre L’implosion du capitalisme contemporain). On comprend alors que,
confrontés à la collusion droite/gauche dite socialiste, ils se réfugient dans
l’abstention électorale ou le vote d’extrême
droite. La responsabilité de la gauche potentiellement radicale est ici
majeure ; car si cette gauche avait l’audace de proposer des avancées
réelles au-delà du capitalisme en place, elle y gagnerait la crédibilité qui
lui fait défaut. Des gauches radicales audacieuses sont nécessaires pour donner
aux mouvements de protestation et aux luttes défensives en cours, toujours
émiettés, la cohérence qui leur manque. Le « mouvement » pourrait
alors inverser les rapports de force sociaux en faveur des classes populaires
et permettre des avancées progressistes. Les succès emportés par les mouvements
populaires d’Amérique du Sud en sont le témoignage.
Dans l’état actuel des
choses les succès électoraux des extrêmes-droites font bel et bien l’affaire du
capitalisme en place. Ils permettent aux médias de confondre dans la même
opprobre les « populistes de l’extrême droite et ceux de l’extrême
gauche », et de faire oublier que les premiers sont pro-capitalistes
(comme le montre la qualification qu’ils se sont donné d’extrême droite)
et donc des alliés possibles, tandis que les seconds sont les seuls adversaires
dangereux potentiels du système de pouvoir du capital.
On observe, mutatis
mutandis, des conjonctures analogues aux Etats Unis, bien que son extrême
droite ne se soit jamais qualifiée de fasciste. Le Mac Carthysme hier, les
fanatiques des Tea party et les va-en-guerre (comme Hilary Clinton) aujourd’hui
défendent ouvertement les « libertés » – entendues comme exclusivement celles des
propriétaires et des gérants du capital des monopoles – contre
« l’Etat », soupçonné de céder aux demandes des victimes du système.
Une dernière
observation concernant les mouvances fascistes : leur inclinaison à ne pas
savoir s’arrêter dans leurs exigences. Le culte du chef et de l’obéissance
aveugle, la valorisation acritique et suprême de constructions mythologiques
pseudo ethniques ou pseudo religieuses qui véhiculent le fanatisme, le
recrutement de milices d’action violente érigent le fascisme en force difficile
à maîtriser. Les bavures, et même au-delà les dérives irrationnelles du point
de vue des intérêts sociaux au service desquels les fascistes se rangent, sont
inévitables. Un authentique malade mental, Hitler, a pu ainsi contraindre le
grand capital qui l’avait mis en selle de le suivre jusqu’au bout dans sa
folie, et gagner même le soutien très large de tout un peuple. Bien qu’il ne
s’agisse là que d’un cas extrême et bien que Mussolini, Franco, Salazar,
Pétain n’étaient pas des déficients mentaux, un bon nombre de leurs acolytes et
hommes de main n’ont pas hésité dans leurs dérives criminelles.
Les
fascismes du Sud contemporain
L’intégration de
l’Amérique latine dans le capitalisme mondialisé du XIXe siècle reposait sur
l’exploitation de ses paysans réduits au statut de « peons » et leur
soumission par l’exercice des pratiques sauvages des pouvoirs directs des
grands propriétaires, dont le système de Porfiro Diaz au Mexique constitue un
bel exemple. L’approfondissement de cette intégration au XXe siècle a produit
la « modernisation de la pauvreté ». L’exode rural accéléré, plus
marqué et plus précoce en Amérique latine qu’en Asie et en Afrique, a substitué
aux formes anciennes de la pauvreté rurale celles du monde contemporain des
favellas urbaines. En parallèle les formes du contrôle politique des masses ont
été « modernisées » par la mise en place de dictatures, l’abolition de la
démocratie électorale, l’interdiction des partis et des syndicats, l’octroi à
des services secrets
« modernes » par leurs techniques de renseignement de tous les droits
d’arrestation, de torture etc. On découvre alors que ces formes de gestion de
la politique sont visiblement analogues à celles des fascismes dans les pays du
capitalisme dépendant de l’Europe de l’Est. Les dictatures de l’Amérique latine
du XXe siècle sont au service du bloc réactionnaire local (latifundiaires,
bourgeoisies compradore et parfois classes moyennes bénéficiaires de ce mode de
lumpen développement) mais surtout, derrière lui, du capital étranger dominant,
en l’occurrence celui des Etats Unis, qui, pour cette raison ont soutenu ces
dictatures jusqu’à leur renversement par l’explosion récente de mouvements
populaires. La puissance de ces mouvements et les avancées sociales et
démocratiques qu’ils ont imposées exclut – au moins à court terme – le retour
de formes dictatoriales para-fascistes. Mais l’avenir demeure incertain :
le conflit entre le mouvement des classes populaires et le capitalisme local et
mondial est seulement amorcé. Comme tous les fascismes les dictatures
d’Amérique latine n’ont également pas évité les dérives dont certaines leur ont
été fatales. On pense à Videla prenant l’initiative de la guerre des Malouines
pour capitaliser à son profit le sentiment national argentin.
Le lumpen développement
propre au déploiement du capitalisme des monopoles généralisés à partir des
années 1980 (je renvoie ici à mon livre L’implosion
du capitalisme contemporain), prenant la relève des systèmes nationaux
populaires de l’ère de Bandoung (1955-1980) en Asie et en Afrique a lui
également produit des formes voisines à la fois de modernisation de la pauvreté
et de modernisation de la violence répressive. Les dérives des systèmes post
nassérien et post baasiste dans le monde arabe en fournissent de beaux
exemples. Car il ne faut pas faire ici l’amalgame entre les régimes nationaux
populaires de l’ère de Bandoung et ceux de leurs héritiers ralliés au
néo-libéralisme mondialisé, au motif que les uns et les autres étaient
« non démocratiques ». Les régimes de Bandoung, en dépit de leur
pratique politique autocratique, bénéficiaient d’une légitimité populaire
certaine, du fait à la fois de leurs réalisations effectives au bénéfice des
majorités de travailleurs et de leurs positions anti-impérialistes. Les
dictatures policières qui ont suivi ont perdu cette légitimité dès lors
qu’elles acceptaient de se soumettre au déploiement du modèle néolibéral
mondialisé et du lumpen développement qui l’accompagne. Le pouvoir populaire et
national bien que non démocratique cédait alors la place à la violence
policière tout court au service du projet néolibéral, antipopulaire et
antinational.
Les soulèvements
populaires des années récentes à partir de 2011 ont remis en question les
dictatures concernées. Mais seulement remis en question. Une alternative ne
trouva le moyen de se stabiliser que si elle parvient à combiner les trois
objectifs autour desquels se sont mobilisées les révoltes : l’engagement
sur la voie d’une démocratisation de la société et de la politique, des
avancées sociales progressistes, l’affirmation de la souveraineté nationale.
Nous en sommes encore
loin ; et c’est pourquoi les alternatives possibles dans l’horizon court
visible demeurent multiples. Un retour possible au modèle national populaire de
l’ère de Bandoung, peut être avec un zest de démocratie ? Une
cristallisation plus marquée d’un front démocratique, populaire et national ?
Un plongeon dans l’illusion passéiste qui prend ici la forme d’une
« islamisation » de la politique et de la société ?
Dans le conflit qui
oppose –dans beaucoup de confusion – ces trois réponses tendancielles possibles
au défi, les puissances occidentales (les Etats Unis et leurs alliés
subalternes européens) ont fait leur choix : le soutien préférentiel aux
Frères Musulmans et/ou aux autres organisations « salafistes » de
l’Islam politique. La raison en est simple et évidente : ces forces
politiques réactionnaires acceptent d’inscrire l’exercice de leur pouvoir dans
le néolibéralisme mondialisé (et donc abandonnent toute perspective de justice
sociale et d’indépendance nationale) ;
et c’est cela le seul objectif poursuivi par les puissances
impérialistes.
De ce fait le projet de
l’Islam politique appartient à la famille des fascismes de sociétés
dépendantes. Il partage en effet avec tous ces fascismes ses deux caractères
fondamentaux : (i) la non remise en question de l’ordre capitaliste dans
ce qu’il a d’essentiel (et ici cela revient à la non remise en cause du modèle
de lumpen développement associé au déploiement du capitalisme néolibéral
mondialisé) ; (ii) l’option pour des formes de gestion politique policière
anti-démocratiques (interdiction des partis et des organisations, islamisation
forcée des mœurs etc.).
L’option antidémocratique
des puissances impérialistes (qui dément la rhétorique pro-démocratique dont sa
propagande nous abreuve) accepte donc les « dérives » possibles des
régimes islamiques en question. Car, comme les autres fascismes et pour les
mêmes raisons, ces dérives sont inscrites dans les « gênes » de leurs
modes de pensée : la soumission indiscutée aux chefs, la valorisation
fanatique de l’adhésion à la religion d’Etat, la constitution de groupes de
choc employés à imposer la soumission. Dans les faits, et on le voit déjà, le
projet « islamiste » n’avance que dans la guerre civile (entre autre
entre sunnites et chiites) et ne produit rien d’autre que le chaos permanent.
Ce mode de pouvoir islamiste est donc le garant que les sociétés concernées
demeureront dans l’incapacité absolue de s’affirmer sur la scène mondiale.
Force est de constater que les Etats Unis sur le déclin ont renoncé à obtenir
mieux – un pouvoir local stabilisé et soumis – en faveur de ce « second
best ».
On retrouve des
évolutions et des options analogues ailleurs que dans le monde arabo-musulman,
dans l’Inde hindouiste par exemple. Le BJP qui vient de gagner les élections en
Inde est un parti religieux hindouiste réactionnaire qui accepte d’inscrire son
pouvoir dans le néolibéralisme mondialisé. Il est le garant que l’Inde sous son
gouvernement reculera dans son projet d’émergence. Sa qualification de fasciste
ne force donc pas beaucoup la réalité.
En conclusion, le
fascisme est de retour à l’Ouest, à l’Est et au Sud ; et ce
retour est associé naturellement au déploiement de la crise systémique du
capitalisme contemporain des monopoles généralisés, financiarisés et
mondialisés. Le recours aux services de la mouvance fasciste par les centres
dominants de ce système aux abois, déjà à l’œuvre ou qui pourraient y être
invités, nous invite à la plus grande vigilance. Car cette crise est appelée à
s’approfondir et, en conséquence, la
menace d’un recours aux solutions fascistes devient une menace réelle. Le ralliement
de Hilary Clinton aux thèses des va-en-guerre de Washington n’inaugure pour
l’avenir immédiat rien de bon.
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