SAMIR AMIN
SAUVEGARDEZ L’UNITE DE LA GRANDE BRETAGNE
CASSEZ L’UNITE DE LA GRANDE RUSSIE
Quelques faits saillants récents
Les médias nous ont tous forcé de suivre de près
le référendum écossais de Septembre 2014 d’une part, et d’autre part le conflit
qui oppose la Russie et l’Ukraine depuis le printemps 2014 jusqu’à ce jour. On
a tous entendu deux sons de cloche opposés : l’unité de la Grande Bretagne
devait être sauvegardée, dans l’intérêt même des peuples anglais et écossais,
et d’ailleurs les Ecossais ont choisi librement, par un vote démocratique, de
rester dans l’Union ; par contre l’indépendance de l’Ukraine, elle-même,
nous dit-on, voulue et choisie par le peuple ukrainien, est remise en cause par
les visées expansionnistes grand’ russes du dictateur Poutine. Revenons sur ces
faits qu’on nous présente comme des
évidences indiscutables pour l’observateur de bonne foi.
La formation britannique
La Grande Bretagne (le Royaume Uni) associe
quatre nations (ce sont les termes utilisés par David Cameron) : anglaise,
écossaise, galloise, irlandaise du Nord. Ces quatre nations doivent continuer à
vivre ensemble dans un seul Etat, parce que c’est leur intérêt. Le choix des
indépendantistes écossais a donc été présenté comme irrationnel, émotionnel,
sans fondement sérieux. L’indépendance n’aurait rien apporté de bon aux
Ecossais.
Les ressources pétrolières sur lesquelles l’Ecosse
compte seront plus vite épuisées qu’on ne le pense, et leur exploitation est
opérée par des compagnies internationales et étrangères (sous-entendu qui
pourraient se retirer dans l’hypothèse du vote en faveur de l’indépendance).
Les Ecossais tiennent à conserver quelques avantages sociaux en matière
d’éducation et de santé que le Parlement de Westminster a abolis par son
ralliement aux dogmes du néo-libéralisme adoptés et imposés par l’Union
Européenne. David Cameron promet de tenir compte de cette revendication par
l’élargissement des pouvoirs locaux (de chacune des quatre nations du Royaume
Uni). Or la décision finale ne relève pas de son pouvoir, mais de celui du
Parlement de Westminster et de
Bruxelles. L’Ecosse indépendante devrait renégocier, si elle le souhaite, son
adhésion à l’Union Européenne ; et le processus sera pénible, long et
difficile. On ne nous dit pas pourquoi il en sera ainsi ; car, après tout,
si l’Ecosse conserve les législations européennes majeures en cours (que les
indépendantistes n’ont pas remis en cause) on ne voit pas pourquoi elle ne
pourrait pas être d’emblée reconnue comme un Etat de l’Union Européenne. On ne
voit pas pourquoi ce processus de transfert devrait lui imposer un parcours
aussi pénible que celui auquel sont soumis des pays venant de loin (la Lithuanie
ou la Bulgarie par exemple), contraints de réformer en profondeur leur système
économique et social. Les médias ont même osé dire, sans humour, que l’Ecosse
indépendante ne pourrait plus exporter son whisky, ni en Angleterre, ni
ailleurs !
Dans ce débat, il y a eu un grand silence : personne
n’a fait la comparaison avec la Norvège, un pays de la taille démographique de
l’Ecosse, qui partage les mêmes ressources pétrolières de la Mer du Nord. La
Norvège a choisi de surcroit de rester hors de l’Union Européenne et bénéficie
de ce fait d’une marge d’autonomie qui lui permet de sauvegarder – si elle le
souhaite – sa politique sociale. La Norvège a néanmoins choisi de s’aligner de
plus en plus sur les politiques économiques libérales de l’Union Européenne (ce
dont nous ne discuterons pas ici de la portée – négative à mon avis).
Au-delà du débat centré sur les intérêts des
Ecossais tels qu’ils paraissent aux uns et aux autres aujourd’hui, se profilent
des lectures différentes de l’histoire. Les Ecossais, comme les Gallois et les
Irlandais, étaient des Celtes (et parlaient dans ces langues) combattus par les
envahisseurs Anglais (Anglo-saxons) puis Anglo-Normands des îles britanniques.
Ils ont finalement été vaincus et intégrés dans ce qui a été une « Grande
Angleterre ». Une Angleterre dont l’arrogance de la Monarchie et de
l’aristocratie à l’égard des vaincus n’a pas été effacée de leur mémoire ;
même si, semble-t-il, cette page a été tournée, tardivement, peut être
seulement après la seconde guerre mondiale, avec le triomphe du Labour Party et
les avancées sociales qu’il a permis.
Les Ecossais ont néanmoins bel et bien été
intégrés ; ils ont perdu définitivement l’usage de leur langue. Comme les
Occitans ou les Bretons en France. Inutile de se féliciter de ces évolutions
(anglicisation ou francisation) ou de le déplorer ; le fait est historique
et irréversible. Les Ecossais auraient bénéficié de l’Union, grâce à laquelle
ils ont eu un accès facilité à l’émigration, vers les villes industrielles de
l’Angleterre, les colonies et les dominions, les Etats Unis ; ont fourni
un bon lot d’officiers de l’armée britannique pour encadrer des troupes
recrutées dans les colonies (un peu comme les Corses en France). Je ne
discuterai pas ici des aspects qualifiés de positifs ou de négatifs de ces faits.
Mais surtout, et cela me parait l’argument le plus fort, l’Ecosse et
l’Angleterre ont été façonnées comme une seule économie capitaliste moderne
parfaitement unifiée (comme la France du Nord et l’Occitanie). Il y a sans
doute plus d’Ecossais (ou d’ascendance écossaise parfois désormais lointaine)
qui vivent et travaillent en Angleterre que dans leur pays d’origine. C’est en cela que l’Ecosse ne peut être
comparée à la Norvège.
Et pourtant, en dépit de cette intégration
profonde et, admettons-le, qui n’est plus discriminatoire, les Ecossais se
veulent distincts des Anglais. La Monarchie et l’aristocratie anglaise avaient
inventé la version anglicane de la « Réforme », c’est-à-dire en fait
un catholicisme débarrassé du Pape (remplacé par le Roi d’Angleterre). Les
Ecossais ont choisi une autre voie, celle des Eglises réformées calvinistes. La
différence n’a plus d’importance aujourd’hui ; mais elle en a eu au XIXe
siècle et même dans la première moitié du XXe.
La lecture officielle de l’histoire, largement
acceptée par les peuples concernés, n’hésite donc pas à qualifier de
« globalement positif » l’union des quatre nations du Royaume Uni
contemporain. C’est ce que David Cameron et les dirigeants britanniques
associés de tous les partis majeurs du Royaume n’ont cessé de répéter. Mais
c’est aussi l’opinion qui a été exprimée par la moitié des électeurs écossais.
On pourrait dire : au prix d’une cassure de l’opinion difficile à
cicatriser même si la moitié « indépendantiste » a fait ce choix
irrationnel (contraire à ses intérêts) par romantisme. Ce qu’on ne dit pas,
c’est que des moyens exceptionnels ont été mobilisés systématiquement pour
convaincre les électeurs. Qualifier ces moyens de chantage ou même de
terrorisme intellectuel ne force pas la dose. L’élection, même formellement
parfaitement libre et transparente, ne constitue pas par elle-même la preuve de
la légitimité, de la crédibilité et de la durabilité du choix qu’elle entérine.
L’histoire de la formation et de la continuité du
Royaume Uni n’aurait donc été finalement qu’une belle histoire tâchée seulement
par son échec en Irlande du Sud (Eire). La conquête de l’Irlande par les lords
anglais arrogants qui se sont emparés des terres et ont réduit les paysans
irlandais à un statut proche du servage, avec ses effets démographiques
désastreux (famines répétées, émigration massive, dépeuplement), n’a rien été
qu’une forme particulièrement brutale de colonisation. Le peuple Irlandais a
résisté en s’accrochant à son catholicisme et a fini par reconquérir son
indépendance en 1922. Mais il demeure que la colonisation a fini par imposer,
jusqu’à ce jour, l’usage dominant de la langue anglaise. L’Eire est aujourd’hui
un Etat de l’Union Européenne, dont les liens de dépendance à l’égard du
capitalisme britannique ne sont atténués que par des liens de dépendance à
l’égard des autres partenaires majeurs du monde de l’économie libérale
contemporaine.
En résumé donc la conclusion suggérée est que les
différences héritées de l’histoire par les quatre nations du Royaume Uni actuel
n’imposent pas l’éclatement de la Grande Bretagne. L’histoire du capitalisme
britannique se peint en rose, pas en noir.
La formation russe puis soviétique
Le discours des médias concernant la Grande
Russie – l’ex Empire Russe des Tsars – puis l’Union Soviétique s’adresse à nous
d’une toute autre manière. Ici on nous impose une autre conclusion : les
différences auraient été telles qu’il n’y avait pas de solution autre que
l’éclatement en Etats indépendants distincts et dissociés les uns des autres.
Mais regardons de plus près. La formation de la Grande Russie dans le cadre de
l’Empire russe des Tsars puis sa
transformation profonde par la construction de l’Union Soviétique
ont-elles été, comme on veut nous le faire entendre, une histoire noire, régie
par l’exercice permanent de la seule violence extrême ?
Je m’inscris en faux contre ce discours :
l’unification des trois peuples slaves (grand russe, ukrainien et biélorusse)
par les Tsars de Moscou, puis l’expansion russe au-delà, en direction à l’Ouest
de la Baltique, à l’Est et au Sud de la Sibérie, de la Transcaucasie et de
l’Asie centrale, n’ont pas été plus violentes et moins respectueuses de
l’identité des peuples concernés que ne l’a été la formation du capitalisme
historique de l’Occident atlantique (et, dans ce cadre, celle du capitalisme britannique) et de son
expansion coloniale. La comparaison est même en faveur de la Russie. J’en
rappelle quelques exemples pour lesquels le lecteur trouvera dans d’autres de
mes écrits davantage de développements.
(i)
L’unification des trois peuples
« russes » (grand russe, ukrainien et biélorusse) a certes été faite
par la conquête militaire des Tsars, tout comme l’a été la construction de la
France ou de la Grande Bretagne par la conquête militaire de leurs Rois. Cette
unification politique a été le vecteur par lequel la langue russe s’est imposée
– « naturellement » – aux parlers locaux. Ceux-ci d’ailleurs étaient
considérablement plus proches les uns des autres que ne l’étaient par exemple
la langue d’Oil de celle d’Oc en France, l’Anglais des langues celtes, ou que
ne l’étaient les parlers italiens de Sicile et de Vénétie. Présenter la
russification linguistique comme une horreur imposée par la seule violence, par
opposition à une expansion prétendue gentille du français, de l’anglais ou de
l’italien, c’est tourner le dos à la réalité de l’histoire. Encore une fois je
ne me prononce pas ici sur la nature de ces expansions linguistiques –
enrichissement à long terme ou appauvrissement culturel ? Il s’agit de faits
historiques de même nature.
Les Russes n’ont pas éliminé les maîtres du sol
(« féodaux ») ukrainiens et biélorusses ; ceux-ci se sont
intégrés au même système qui dominait dans la grande Russie. Et les serfs, puis
les paysans libres (après 1865) d’Ukraine et de Biélorussie n’ont pas été
traité différemment de ceux de la grande Russie ; aussi mal si vous
voulez.
L’idéologie communiste des Bolchéviks a peint en
noir l’histoire du Tsarisme, pour de bonnes raisons de classe. De ce fait
l’Union Soviétique a reconnu les différences (niées en Occident
« civilisé ») et créé des Républiques distinctes. De surcroit, pour
combattre le danger d’être accusés de chauvinisme grand russe, les Soviétiques
ont donné à ces Républiques des frontières qui dépassaient largement celles
qu’une stricte définition ethnolinguistique aurait inspirées. Un territoire –
comme la Crimée russe – pouvait être transféré à une autre République (en
l’occurrence l’Ukraine) sans que cela ne pose problème. La Novaia Rossia (la
Nouvelle Russie – la région de Donetsk), distincte de la Malaia Rossia (la
Petite Russie – l’Ukraine) pouvait être confié à l’administration de Kiev
plutôt qu’à celle de Moscou, sans davantage faire problème. Les bolchéviks
n’avaient pas imaginé que ces frontières deviennent celles d’Etats
indépendants.
(ii)
Les Russes ont conquis les pays
baltes à l’époque même où les Anglais s’établissaient en Irlande. Les Russes
n’ont commis aucune des horreurs comparables à celles des Anglais ; ils
ont respecté les droits des maîtres du sol (en l’occurrence les barons baltes
d’origine allemande), n’ont pas discriminé les sujets locaux du Tsar, certes
mal traités mais tout comme les serfs grand russes l’étaient. On n’a connu dans
les pays baltes russes rien de comparable à la sauvage dépossession du peuple
irlandais du Nord, chassé par l’invasion des Orangistes. Plus tard les
Soviétiques ont rétabli les droits fondamentaux des peuples des Républiques
baltes – l’usage de leur langue et la promotion de leurs cultures propres.
(iii)
L’expansion de l’Empire des Tsars au-delà des régions slaves n’est pas
comparable à la conquête coloniale des pays du capitalisme occidental. La
violence exercée par les pays « civilisés » dans leurs colonies reste
sans pareille. Car il s’agissait ici du déploiement de l’accumulation par
dépossession de peuples entiers, n’hésitant pas à recourir à l’extermination
pure et simple, c’est-à-dire au génocide s’il le faut (les Indiens d’Amérique
du Nord, les aborigènes d’Australie, exterminés précisément par les Anglais …).
Ou à la rigueur à la mise sous la tutelle sauvage du pouvoir colonial (Inde,
Afrique, Asie du Sud Est). Les Tsars, précisément parce que leur système
n’était pas encore celui du capitalisme, ont conquis des territoires sans en
déposséder les habitants. Certains des peuples conquis et intégrés dans
l’Empire se sont russifiés à des degrés divers, notamment par l’usage de la
langue russe et souvent l’oubli de la leur. Tel fut le cas de ce que sont
devenues beaucoup des minorités d’origine turco-mongole, mais restées de
religion musulmane, bouddhiste ou shamaniste. D’autres ont conservé leur
identité nationale et linguistique – Transcaucasie et Asie centrale au Sud du
Kazakhstan. Aucun de ces peuples n’a été exterminé comme les Indiens d’Amérique
du Nord ou les Australiens. L’administration autocratique brutale des
territoires conquis, l’arrogance russe, interdisent de peindre en rose cette
histoire. Mais elle demeure moins noire que ne le fut le comportement des
Anglais en Irlande (pas en Ecosse), en Inde, en Amérique du nord, ou celui des
Français en Algérie. Les bolchéviks ont, eux, peint en noir cette histoire,
toujours pour les mêmes bonnes raisons de classe.
Le système soviétique a apporté des changements,
et pour le meilleur. Il a d’abord rendu à ces Républiques, régions et districts
autonomes, constitués sur de vastes territoires, le droit à leur expression culturelle et
linguistique, méprisée par le pouvoir des Tsars. Les Etats Unis, le Canada et
l’Australie ne l’ont jamais fait avec leurs « indigènes » et ne sont
certainement pas prêts à le faire. Le pouvoir soviétique a fait beaucoup
plus : mis en place un système un système de transfert du capital des
régions riches de l’Union (Russie occidentale, Ukraine, Biélorussie, plus tard
pays baltes) vers les régions en développement de l’Est et du Sud. Il a unifié
le système des salaires et des droits sociaux à l’échelle de tout le territoire
de l’Union, ce que les puissances occidentales n’ont jamais fait avec leurs
colonies bien entendu. Autrement dit les Soviétiques ont inventé une aide au
développement authentique, qui vient en contrepoint avec la fausse aide au
développement des pays dits « donateurs » d’aujourd’hui.
Ce système d’une économie parfaitement intégrée à
l’échelle de l’Union n’était donc pas appelé par nature à devoir se
désintégrer. Il n’y avait aucune nécessité objective qui imposait l’éclatement
de l’Union en Etats distincts, voire en conflit les uns contre les autres. Le
discours des médias occidentaux concernant la « fin nécessaire des Empires »
ne tient pas la route. Et pourtant l’URSS a bel et bien éclaté. Et il faut
l’expliquer.
L’éclatement de l’URSS : fatalité ou
conjoncture créé par l’histoire récente ?
Les peuples de l’Union Soviétique n’ont pas
choisi l’indépendance. Il n’y a eu aucune consultation électorale, ni en
Russie, ni ailleurs dans l’Union, antérieure aux déclarations des
indépendances, proclamées par les pouvoirs en place, eux-mêmes non
véritablement élus. Ce sont donc les classes dirigeantes des Républiques, et en
premier lieu celles de la Russie, qui portent la responsabilité intégrale de la
dissolution de l’Union. La seule question qui se pose est donc de savoir
pourquoi elles ont fait ce choix, quand elles l’ont fait. Car les dirigeants
des Républiques d’Asie centrale ne voulaient pas se séparer de la Russie ;
c’est cette dernière qui les a placées devant le fait accompli : la
dissolution de l’Union.
Je ne reviendrai pas ici sur cette question pour
laquelle j’ai déjà développé mes arguments ailleurs. Eltsine et Gorbatchev, ralliés
à la philosophie du rétablissement intégral et immédiat du capitalisme libéral
par le moyen de la « thérapie de choc », voulaient se débarrasser des
républiques encombrantes d’Asie centrale et de Transcaucasie (bénéficiaires
dans l’Union de transferts de capitaux en provenance de la Russie). L’Europe
s’est chargée, elle, d’imposer l’indépendance des Républiques baltes
immédiatement annexées à l’Union Européenne. En Russie et en Ukraine les mêmes
oligarchies issues de la nomenklatura soviétique, se sont emparé et du pouvoir
politique absolu et des richesses majeures constituées par les grands combinats
de l’économie soviétique, privatisées à la hâte à leur bénéfice exclusif. Ce
sont elles qui ont décidé de se séparer en Etats distincts. Les puissances
occidentales – Etats Unis et Europe – ne sont pas responsables du désastre à ce
stade premier de son déploiement. Mais elles ont immédiatement compris
l’avantage qu’elles pouvaient tirer de la disparition de l’Union et sont depuis
devenues des agents actifs intervenant dans les deux pays (Russie et Ukraine),
attisant l’hostilité entre leurs oligarchies corrompues.
Bien entendu l’effondrement n’est pas le produit
de sa seule cause immédiate : le choix désastreux des classes dirigeantes
opéré en 1990-1991. Le système soviétique était vermoulu depuis au moins deux
décennies. Et l’abandon de la démocratie révolutionnaire de 1917 au bénéfice de
la gestion autocratique du nouveau capitalisme d’Etat soviétique est en
définitif à l’origine de la glaciation de l’ère de Brezhnev, du ralliement de
la classe politique dirigeante à la perspective capitaliste, et du désastre.
Bien qu’ayant conservé pour sa gestion économique
interne le modèle du capitalisme néo-libéral (dans une version de
« Jurassic Park » pour reprendre la phrase d’Alexandre Buzgalin) la
Russie de Poutine n’a pas été adoptée par les puissances de l’impérialisme
collectif contemporain (le G7 : Etats Unis, Europe et Japon) comme un
partenaire égal. L’objectif de Washington et de Bruxelles est de détruire l’Etat
russe (et l’Etat ukrainien) pour les réduire au statut de régions soumises aux
exigences de l’expansion du capitalisme des oligopoles occidentaux. Et Poutine
en a pris la mesure tardivement, lorsque les puissances occidentales ont
préparé, financé et soutenu ce qu’on ne peut qualifier autrement que de coup
d’Etat euro-fasciste de Kiev.
La question qui se pose maintenant est donc
nouvelle : Poutine rompra-t-il avec le néo-libéralisme économique pour
s’engager, avec et comme d’autres (la Chine en particulier), dans un projet
authentique de renaissance économique et sociale, celui de l’alternative
« euro-asiatique » dont il a annoncé l’intention de la
construction ? Etant entendu que cette construction ne peut avancer que si
elle sait marcher sur ses deux jambes : la conduite d’une politique
internationale indépendante et la reconstruction économique et social.
Deux poids, deux mesures ?
En comparant l’affaire écossaise et celle de
l’Ukraine, on ne peut que constater la duplicité du discours et des actes des
puissances occidentales : deux poids, deux mesures. Même duplicité pour
une foule d’autres exemples dont je ne dirai rien ici : « pour »
l’unité allemande, payée cher par les « Ostis » annexés, mais « contre »
l’unité de la Yougoslavie, de l’Irak, de la Syrie…En réalité derrière cette
apparence se profile le seul et unique critère qui commande les choix des
pouvoirs de l’impérialisme collectif (Etats Unis, Europe, Japon) : le
point de vue du capital financier dominant. Mais pour y voir clair dans les
choix de celui-ci il faut aller de l’avant dans l’analyse du système du
capitalisme contemporain.
L’Etat
dans le capitalisme contemporain
Je ne reprendrai ici que les
traits saillants des analyses que j’ai proposées dans quelques écrits récents
qui permettent de répondre à la question posée dans cet article : pour
quelles raisons (et par quels moyens) les politiques dominantes s’emploient à
renforcer l’Etat ici et à le détruire ailleurs.
1.
Le
système de production capitaliste s’est engagée depuis une trentaine d’années
(à partir de 1980) dans une transformation qualitative que l’on peut résumer en
une phrase courte : l’émergence d’un système de production mondialisé qui
se substitue graduellement aux systèmes de production nationaux antérieurs (au
centre des systèmes autocentrés et simultanément agressivement ouverts, dans
les périphéries des systèmes dominés à des degrés et dans des formes
variables), eux-mêmes articulés les uns aux autres dans un système mondial
hiérarchisé (caractérisé entre autre par le contraste centres/périphéries et
par la hiérarchie des puissances impérialistes).
Dans les années 1970, Sweezy,
Magdof et moi-même avancions déjà cette thèse, formulée par moi-même et André
Frank dans un ouvrage publié en 1978. Nous disions que le capitalisme des
monopoles entrait dans un nouvel âge, caractérisé par le démantèlement
progressif – mais rapide – des systèmes productifs nationaux. La production
d’un nombre grandissant de biens marchands ne peut plus être définie par le
label « made in France (ou Soviet Union, ou USA) » mais devient
« made in the world », parce que son procès de fabrication est
désormais éclaté en segments, localisés ici et là à travers la planète entière.
La reconnaissance de ce fait,
devenue banale, n’implique pas une seule et même explication concernant la
raison majeure de la transformation en question. Pour ma part je l’explique par
le bond en avant du degré de centralisation du contrôle du capital des
monopoles, que j’ai qualifié de passage du capitalisme des monopoles au stade
des monopoles généralisés. En une quinzaine d’années (entre 1975 et 1990) un
bon nombre de ces monopoles (ou oligopoles) localisés dans les pays de la
triade dominante (Etats Unis, Europe, Japon) sont devenus capables de contrôler
l’ensemble des activités productives, chez eux et dans le monde entier, les
réduisant au statut de sous-traitants de jure ou de facto, et par là même de ponctionner une portion importante de
la plus-value produite par ces activités venant grossir la rente des monopoles
dominants dans le système. Les moyens permettant la gestion de ce système de
production éparpillé à travers le monde sont désormais réunis, grâce entre
autre à la révolution informatique. Mais il ne s’agit là, pour moi, que des
moyens mis en œuvre en réponse à un besoin objectif nouveau créé par le bond en
avant de la centralisation du contrôle du capital. Alors que pour d’autres le
moyen – la révolution informatique et celle des technologies de production –
est lui-même la cause de la transformation considérée.
Le démantèlement des systèmes
productifs nationaux, eux-mêmes produit de la longue histoire antérieure du
développement du capitalisme, concerne tous les pays du monde (ou presque).
Dans les centres (la triade) ce démantèlement des systèmes productifs nationaux
peut paraître relativement lent et limité par le poids du système hérité et
toujours présent. Mais il avance chaque jour toujours un peu plus. Par contre
dans celles des périphéries qui avaient avancé dans la construction d’un
système national industriel modernisé (l’URSS, l’Europe de l’Est, et à degré
moindre ici et là en Asie, en Afrique et en Amérique latine), l’agression du
capitalisme des monopoles généralisés (s’exprimant à travers la soumission –
volontaire ou forcée – aux principes dits du néo-libéralisme mondialisé) s’est
traduite par un démantèlement violent, rapide et total des systèmes nationaux
concernés, et la transformation des activités productives localisées dans ces
pays en sous-traitants. La rente des monopoles généralisées de la triade,
bénéficiaires de ce démantèlement devient rente impérialiste. J’ai qualifié
cette transformation, vue des périphéries, de
« re-compradorisation ». Celle-ci a frappé tous les pays de l’ex Est
(ex Union Soviétique et Europe de l’Est) et tous les pays du Sud. La Chine est
seule à faire partiellement exception.
L’émergence de ce système
productif mondialisé abolit la cohérence des logiques (diverses et inégalement
efficaces) du « développement national » ; mais elle ne lui
substitue pas une cohérence nouvelle, qui serait celle du système mondialisé.
La raison en est, comme je le dirai plus loin, l’absence d’une bourgeoisie et
d’un Etat mondialisé. Pour cette raison, le système de production mondialisé
est incohérent par nature.
Autre conséquence importante de
cette transformation qualitative du capitalisme contemporain : l’émergence
de l’impérialisme collectif de la triade se substituant aux impérialismes
nationaux historiques (des Etats Unis, de la Grande Bretagne, du Japon, de
l’Allemagne, de la France et de quelques autres). L’impérialisme collectif
trouve sa raison d’être dans la prise de conscience par les bourgeoisies des
nations de la triade de la nécessité de leur gestion commune et solidaire de la
Planète et singulièrement des sociétés des périphéries soumises ou à soumettre.
2.
Certains
tirent de la thèse de l’émergence d’un système productif mondialisé deux
corrélats : l’émergence d’une bourgeoisie mondialisée et celle d’un Etat
mondialisé, dont le nouveau système productif constitue la base objective. Ma
lecture des évolutions et des crises en cours m’a conduit à rejeter ces deux
corrélats.
Il n’y a pas de bourgeoisie (ou
disons de classe dominante) mondialisée en cours de constitution, ni à
l’échelle mondiale, ni même à celle des pays de la triade impérialiste. On
constate bien une accélération des flux d’investissements directs et des
investissements de portefeuille en provenance de la triade (et en particulier
des flux majeurs entre les partenaires transatlantiques). Néanmoins par ma
lecture critique des travaux empiriques importants qui ont été conduit sur le
sujet, j’ai été amené à donner de l’importance au fait que la centralisation du
contrôle du capital des monopoles opérait à l’intérieur des Etats-nations de la
triade (Etats Unis, chacun des partenaires de l’Union Européenne, Japon) avec
plus de force que celle par laquelle elle opère dans les rapports entre les
partenaires de la triade, ou même entre ceux de l’Union Européenne. Les
bourgeoisies (ou les groupes oligopolistiques) sont en compétition à
l’intérieur des nations (et l’Etat national gère cette compétition, en partie
tout au moins) et entre les nations. C’est ainsi que les oligopoles allemands
(et l’Etat allemand) ont pris la direction des affaires européennes, non pas
pour le bénéfice égal de tous, mais d’abord pour leur propre bénéfice. A
l’échelle de la triade c’est évidemment la bourgeoisie des Etats Unis qui
dirige l’alliance, encore une fois dans un partage inégal des bénéfices.
L’idée que la cause objective –
l’émergence du système productif mondialisé – entraine ipso facto celle d’une
classe dominante mondialisée, repose sur l’hypothèse sous-jacente selon
laquelle le système doit être cohérent. En réalité il peut ne pas l’être ;
et c’est le cas, et la raison pour laquelle ce système chaotique n’est pas
viable.
Dans les périphéries la
mondialisation du système productif s’est accompagnée par la substitution aux
blocs hégémoniques des époques antérieures d’un nouveau bloc hégémonique dominé
par la nouvelle bourgeoisie compradore, bénéficiaire exclusive du démantèlement
des systèmes antérieurs (le moyen par lequel cette transformation a été produite
est bien connu : la « privatisation » des éléments de l’ancien
système disloqué ; étant entendu que les actifs concernés ont été cédés à
des prix factices sans commune mesure avec leurs valeurs). Ces nouvelles
bourgeoisies compradore ne sont pas des éléments constitutifs d’une bourgeoisie
mondialisée, mais seulement des alliés subalternes des bourgeoisies de la
triade dominante.
De la même manière qu’il n’y a
pas de bourgeoisie mondialisée en cours de constitution, il n’y a pas davantage
d’Etat mondialisé en vue. La raison majeure en est que le système mondialisé en
place n’atténue pas mais accentue le conflit (déjà visible ou potentiel) entre
les sociétés de la triade et celles du reste de la Planète. Je dis bien conflit
des sociétés, et, partant, potentiellement conflit des Etats. Car les avantages
de la position dominante de la triade (la rente impérialiste) permettent au
bloc hégémonique constitué autour des monopoles généralisés de bénéficier d’une
légitimité qui se traduit à son tour par la convergence de tous les grands
partis électoraux de droite et de gauche et leur égal alignement sur les
politiques économiques néo-libérales et sur les politiques d’intervention dans
les affaires des périphéries. Par contre les bourgeoisies néo-compradore des
périphéries ne paraissent aux yeux de leurs peuples ni légitimes, ni même
crédibles (on verra plus loin pourquoi : parce que les politiques qu’elles
servent ne permettent pas le « rattrapage » », et engagent le
plus souvent dans l’impasse d’un lumpen-développement). L’instabilité des
pouvoirs en place est alors ici la règle.
Pas de bourgeoisie mondialisée
même à l’échelle de la seule triade, ou à celle de l’Union Européenne, c’est
aussi pas d’Etat mondialisé à ces échelles. Mais seulement des Etats alliés,
acceptant de surcroît la hiérarchie qui permet à leur alliance de
fonctionner : la direction générale est assumée par Washington, celle de
l’Europe par Berlin. L’Etat national reste en place au service de la
mondialisation telle qu’elle est. Il s’agit là d’un Etat actif ; car le
déploiement du néo-libéralisme et des interventions extérieures exige de lui
qu’il le soit. On comprend alors que son affaiblissement par des éclatements
éventuels produits pour un quelconque motif de diversité ne soit pas souhaité par
le capital des monopoles généralisés (d’où l’hostilité à la cause écossaise
examinée plus haut).
L’idée circule dans les courants
postmodernistes selon laquelle le capitalisme contemporain n’a plus besoin
d’Etat pour gérer l’économie mondiale, que de ce fait les systèmes d’Etat sont
en voie de dépérissement au profit de l’émergence de la société civile. Je ne
reviendrai pas sur les arguments que j’ai développés ailleurs en contrepoint de
cette thèse naïve, d’ailleurs propagée par les pouvoirs dominants et le clergé
médiatique à leur service. Il n’y a pas de capitalisme sans Etat. La
mondialisation capitaliste ne pourrait pas se déployer sans les interventions
de l’armée des Etats Unis et la gestion du dollar. Or armée et monnaie sont des
instruments de l’Etat, pas du marché.
Mais comme il n’y a pas d’Etat
mondial, les Etats Unis prétendent remplir cette fonction. Les sociétés de la
triade tiennent cette fonction pour légitime ; les autres sociétés non.
Mais qu’importe. La « communauté internationale » autoproclamée,
c’est-à-dire le G7 plus l’Arabie saoudite, devenue sans doute une République
démocratique, ne reconnaît pas la légitimité de l’opinion de 85 % de la
population de la Planète !
Il y a donc une asymétrie entre
les fonctions de l’Etat dans ses centres impérialistes dominants et celles de
l’Etat dans les périphéries soumises, ou à soumettre. L’Etat dans les
périphéries compradorisées est instable par nature et, de ce fait, un ennemi
potentiel, quand il ne l’est pas déjà.
Il y a les ennemis avec lesquels les
puissances impérialistes dominantes sont contraintes de coexister – du moins
jusqu’à ce jour. C’est le cas de la Chine, parce que celle-ci a refusé (jusqu’à
ce jour) la perspective néo-compradore et conduit son projet souverain de
développement national intégré et cohérent. La Russie est devenue un ennemi,
dès lors que Poutine refuse l’alignement politique sur la triade et veut barrer
la route aux ambitions expansionnistes de celle-ci en Ukraine, même s’il
n’imagine pas (ou pas encore ?) de sortir des ornières du libéralisme
économique.
Dans leur grande majorité les
Etats compradore dans le Sud (c’est-à-dire les Etats au service de leurs
bourgeoisies compradore) sont des alliés, et non des ennemis – tant qu’ils
donnent l’apparence de tenir leur pays en mains. Mais à Washington, à Londres,
à Berlin et à Paris on sait que ces Etats sont fragiles. Dès lors qu’ils sont
ébranlés par un mouvement populaire de révolte – avec ou sans stratégie
alternative viable – la triade se donne le droit d’intervenir. L’intervention
peut alors conduite à envisager la destruction de ces Etats, et, derrière elle,
des sociétés concernées. Cette stratégie est à l’œuvre en Irak, en Syrie et
ailleurs. La raison d’être de la stratégie de contrôle militaire de la Planète
par la triade dirigée par Washington est située toute entière dans cette vision
« réaliste », qui vient en contrepoint de la vision naïve - à la
Negri – de l’Etat mondialisé en cours de construction.
3.
L’émergence
du système de production mondialisé offre-t-elle pour les pays des périphéries
des chances meilleures de « rattrapage » ?
Le discours de propagande
idéologique des pouvoirs dominants – exprimé par la Banque Mondiale par exemple
– s’emploie à le faire croire : entrez dans la mondialisation, jouez le
jeu de la compétition, vous enregistrez des taux de croissance honnêtes et même
fabuleux et accélérerez vos chances de rattrapage ! Dans les pays du Sud,
les forces sociales et politiques alignées sur le néo-libéralisme reprennent
évidemment ce discours. Les gauches naïves – à la Negri – tout également.
J’ai déjà dit et je répète :
si la perspective d’un rattrapage par des méthodes capitalistes et dans le
capitalisme mondialisé était possible, aucune force sociale, politique,
idéologique ne pourrait lui barrer la route, même au nom d’un autre avenir
préférable pour l’humanité entière. Mais cela n’est tout simplement pas
possible : le déploiement du capitalisme mondialisé à toutes les étapes de
son histoire, et aujourd’hui dans le cadre de l’émergence du système productif
mondialisé autant qu’hier, ne peut que produire, reproduire et approfondir le
contraste centres/périphéries. La voie capitaliste est une impasse pour 80% de
l’humanité. Les périphéries restent, de ce fait, la « zone des
tempêtes ».
Alors ? Il n’y a pas ici
d’alternative autre que l’option en faveur de la construction d’un système
national autonome fondé sur la mise en place d’un système industriel autocentré
associé à un renouveau de l’agriculture dans la perspective de la souveraineté
alimentaire. Je n’en dirai pas plus ici, ayant déjà offert des développements
sur le sujet. Il ne s’agit pas de nostalgie d’un retour au passé –
soviétique ou national populaire – mais de la création des conditions
permettant le déploiement d’une seconde vague d’éveil des peuples du Sud qui
pourrait s’articuler sur les luttes des peuples du Nord, victimes eux
également, du capitalisme sauvage en crise et auxquels l’émergence du système
productif mondialisé n’a rien à offrir. Alors l’humanité pourra avancer sur la
longue route au communisme, étape supérieure de la civilisation humaine.
Références
1.
A propos de la Russie, de l’Union soviétique
et du conflit ukrainien :
-
L’histoire globale ; les Indes Savantes
2013, Chapitre 7. La Russie dans le système mondial.
-
Pour un Monde Multipolaire ; Syllepse 2005,
Chapitre 3. La Russie, sortie du tunnel ?
-
Russia
and the Ukranian crisis ; Pambazuka 17/4/2014.
-
The
return of fascism in contemporary capitalism, Monthly Review, September
2014.
-
Alexandre
Buzgalin, Ukraine – West – Russia, geopolitical economy of the conflict;
Moscow, August 2014.
Et par contraste, la Chine
-
Chine 2013, La Pensée, N° 375,
Juillet-Septembre 2013.
2.
A propos du capitalisme contemporain
-
L’implosion du capitalisme, Delga 2012.
Chapitre 1, Le capitalisme
des monopoles généralisés.
Chapitre 2, Le Sud :
émergence et lumpen development
Chapitre 4, L’alternative
socialiste : de l’audace.
-
Samir Amin et Andre Gunder Frank, N’attendons
pas 1984 ; in A. G. Frank, Réflexions sur la nouvelles crise économique
mondiale, Maspero 1978.
-
Capitalisme transnational ou Impérialisme
collectif, Recherches Internationales,
N° 89, 2011.
-
Contra
Hardt and Negri, Monthly Review, October 2014.
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